Année 36

Dryss rechargea son arme, les mains tremblantes. Il détestait l'admettre et pourtant il perdait ses moyens, littéralement. Dans 24 heures, il serait fixé : il serait mort ou vif, un perdant ou un membre du clan. Il n'y avait pas d'autre alternative. Le brun se maudissait depuis plusieurs jours d'avoir promis à Sam de passer le test. Il ne pourrait servir que trois ans en tant que membre à compter de maintenant. Son ami souhaitait par-dessus tout qu'il l'épaule dans la gestion du clan et un simple Soumis ne pouvait avoir une telle importance. Si Dryss avait accepté, ce n'était pas pour ployer devant les caprices de son nouveau chef, non. C'était parce que Sam était en perdition. Il prenait les mauvaises décisions. S'il parvenait à devenir membre, Dryss pourrait le remettre sur le droit chemin. C'était la seule solution.

Et pourtant ce test le terrorisait. Non pas que le Dragon n'était pas assez talentueux : Sam se plaisait à lui rappeler qu'il pourrait marquer les esprits, tant ses compétences en combat rapproché étaient exceptionnelles. Pour lui, c'était comme si Dryss avait déjà réussi. Mais le Soumis avait un mauvais pressentiment. La première épreuve comporterait déjà une difficulté majeure : celle de tuer quelqu'un. Le brun ne savait pas encore qui serait son adversaire, mais il était presque certain de gagner le duel. Les autres candidats pour ce test lui étaient tous inférieurs en combat rapproché. Mais à la fin du combat, il faudrait que Dryss élimine définitivement son opposant, et ça autant dire qu'il ne savait pas s'il en serait capable.

Outre ce premier problème, il y aurait aussi l'entraînement de membre au cours duquel il serait testé sur cinq disciplines cruciales. L'une d'elle était le tir. Et bien évidemment, c'était celle avec laquelle il avait le moins d'affinités. C'était d'ailleurs pour cette raison qu'il avait décidé de s'isoler, quelque part aux abords du territoire, pour s'entraîner sur un vieux pan de mur abandonné.

Jusqu'à présent, le Soumis était parvenu à toucher le mur une seule fois, autant dire que ce n'était pas très brillant. Et pourtant, il n'était pas si mauvais d'habitude. L'angoisse devait faire son œuvre. Il se remit donc à tirer et manqua une nouvelle fois la cible.

Eh Merde!

Plus il s'enfonçait dans l'échec et plus il devenait nerveux. Son état d'anxiété était tel qu'il ne sentit même pas la présence d'un spectateur plutôt discret qui l'observait depuis un moment déjà.

L'air qui s'échappait d'entre ses lèvres formait un léger nuage blanc. Le froid du matin était frappant, le froid finirait par s'installer définitivement. Et lui qui détestait le froid. Un coup d’œil autour de lui et le membre sût qu'il était en retard... Les roues de sa planche firent à peine de bruit alors qu'il tournait pour rejoindre l'air d'entrainement où il avait rendez-vous. Les coups de feu qui retentirent lui confirmèrent son retard et d'un autre coup de pied au sol, il accéléra sa vitesse.

La vision qui s'offrit à lui était.... Presque pathétique. Mais ce n'était pas vraiment de la faute du jeune aspirant. Adrien se gratta la nuque en posant son longboard contre un muret à demi démoli. Dryss avait fait de sérieux efforts et de grands progrès, mais visiblement, le stress et l'angoisse de tuer était ce qui le rendait aussi inapte à tirer convenablement.

- Vieux. Tu dois vraiment te calmer. C'est pas avec que tu vas arriver à tirer une cible même si elle fait cinq kilomètres de large.

Même s'il ne voulait rien laisser paraître, le Dragon était inquiet. Il aimait bien Dryss et le voir mourir... Ne serait pas quelque chose qui aiderait son mental. L'espion s'approcha lorsque son interlocuteur se tourna vers lui. Ad' savait que Dryss désirait simplement oublier le fait qu'il devrait tuer son adversaire... Mais l'oublier ne voudrait pas dire que les choses changeraient. C'était sans doute bien là le problème.

- Me regarde pas comme ça. Je tuerais bien pour toi. Mais je crois pas que le clan serait d'accord...

Le problème avec son ami c'était sans doute le problème avec l'idée du meurtre. Lui n'avait jamais eu vraiment de scrupules. Dans leur monde c'était tuer ou être tué. Pas de place pour la réflexion dans ce domaine, lui qui prônait pourtant la prise de décision réfléchie et non impulsive... À quelques exceptions près. Ad' regarda son ami quelques secondes puis soupira doucement.

- Tu veux qu'on reprenne depuis le début ? Où je te propose de me briser la nuque comme entrainement ? S'exclama-t-il joyeusement avant que ses épaules ne retombent, déçu qu'il était devant l'air qu'affichait l'autre. -Ok, ma blague est pas marrante, je sais. Mais je ne sais pas quoi te dire pour te rassurer parce qu'on sait tous les deux comment ça se passe.

Le brun fronça les sourcils, lui aussi était inquiet. Mais ne tenait pas à faire partager son sentiment, ni son avis. Il espérait juste que son compagnon s'en tirerait et agirait pour rester en vie. Sinon... Ce serait un cadavre de plus dans la liste des personnes qu'il aurait volontiers sauvé, en vain et surtout sans pouvoir faire quelque chose d'autre qu'accepter la fatalité. Adrien était donc prêt à tout pour aider son ami.

Le Soumis fut quelque peu surpris d'entendre une voix s'élever dans son dos. Mais il comprit très vite qui était à l'origine de cette irruption. Il avait effectivement demandé un petit coup de main à Adrien la veille, espérant que son ami pourrait lui donner quelques conseils avant le jour J. Dryss n'avait pas vu le temps passer et il était déjà l'heure que son petit entraînement personnalisé commence. Malgré tout, il resta muet face à la remarque de l'Espion. Sa nervosité était donc perceptible, même pour quelqu'un qui l'observait de dos. Dryss soupira, ce n'était pas dans ses habitudes de perdre pied et cela avait quelque chose de très agaçant.

Lorsque Adrien reprit la parole, il mit immédiatement le doigt sur le problème qui était la cause de toute cette agitation, peut-être de façon trop indélicate. En général, Dryss était assez difficile à déstabiliser. Peu de choses l'atteignaient et il parvenait à garder son sang froid dans la plupart des situations. Mais que l'on vienne pointer du doigt l'une de ses seules faiblesses de la sorte était pour le moins vexant et le brun fixa son ami d'un regard froid. Celui-ci enchaîna en tentant d'ironiser sur la situation qui n'avait pourtant rien de drôle, et conclut qu'il ne savait pas vraiment comment s'y prendre pour rassurer le Soumis, car le test était ce qu'il était et ne changerait pas d'ici demain.

Dryss haussa les épaules. Si t'es venu pour m'apprendre à tuer, je pense que tu peux laisser tomber. Je verrai bien sur le moment comment les choses se présenteront... Il se tut et baissa les yeux. Je ne vais pas crever par lâcheté. Sam veut que je passe ce test et en acceptant je savais très bien ce que ça impliquait.

Il s'était fait à l'idée de devoir prendre une vie. Celle d'un autre plutôt que la sienne. Cela le dégoûtait toujours autant et il ne savait comment les choses se passeraient, mais intérieurement il pensait avoir fait le tour de la question et se disait que son instinct de survie prendrait le dessus au moment fatidique... Il le fallait.

Ce sera la première fois... Je pense que c'est normal que je me sente un peu nerveux, non?

Il tentait de justifier son état d'anxiété comme il le pouvait. Il ne voulait surtout pas perdre la face devant Adrien et savait que même si son ami était venu pour l'aider, il ne pourrait faire de miracle en quelques heures seulement. D'ailleurs, Dryss n'avait jamais vraiment parlé de cette hantise de la mort avec l'Espion. Tous ceux qui le connaissaient étaient au courant de ce choix éthique et certains le considéraient comme un handicap, une faiblesse. Le Soumis était persuadé que c'était le cas de Sam. Mais une vie valait tellement aujourd'hui. Après ce qu'il s'était passé sur cette planète, on ne pouvait se permettre de s'entretuer comme des bêtes et Dryss voulait préserver cette pureté qui lui était si chère. Devenir membre mettrait un terme à ce bel idéal (ou à cette vaine illusion, cela dépendait du point de vue).

En attendant, j'attaque la suite. Je me dis que le combat rapproché devrait bien se passer. Et ma plus grosse faiblesse, la voilà dit-il en désignant le pan de mur ainsi que le revolver avec lequel il s'entraînait. Et je pense que tu peux m'aider pour ça. En tout cas tu es un bien meilleur tireur que moi.

Il voulait que les choses soient claires : Adrien devait lui apprendre à tirer. C'était l'essentiel. Pour ce qui était de lui faire la morale, il pourrait toujours réessayer plus tard.

Il y avait plusieurs raisons pour lesquelles Adrien avait toujours détesté les humains. Déjà, leur caractère en général, ensuite cette attitude détestable de devenir désagréable avec tout le monde lorsque quelque chose ne marchait pas. L'espion était des rares qui se contentaient de renifler, frapper un mur à l'occasion, mais jamais il ne mettait sa mauvaise humeur sur une personne qui n'était pas concerné. De toute façon Ad' était quelqu'un d'assez diplomatique, assez doué avec les mots en général. Mais il avait aussi un humour noir souvent douteux. Ironiser était sa forme d'expression favorite autant que le sarcasme que l'on retienne que ce n'était pas la même chose, merci bien.

Le brun croisa les bras et fixa son ami en silence de longues secondes. Il avait envie de l'envoyer promener. Lui prenait la peine de revenir de mission et de venir l'aider malgré sa fatigue et sa lassitude. Mais Dryss semblait oublier un point, Adrien faisait toujours des blagues discutables lorsqu'il était nerveux. Et pour être nerveux, il l'était. Mais il savait que ce n'était pas le lieu, ni le moment. Des deux hommes l'aspirant devait être celui qui était une vraie boule d’anxiété. Du moins le supposait-il devant l'attitude agressive qu'il avait à son égard. Ravalant ce sentiment d'avoir été insulté par l’attitude négative à son encontre, le membre soupira et regarda son ami.

- J'ai rien à t'apprendre Dryss. Tu sais déjà tout ce que j'avais à te montrer. Tu as fait des progrès prometteurs. Ce n'est pas que tu es mauvais. C'est que tu ne veux pas. Les choses seraient plus simples si tu ne voulais pas préserver la terre entière.

Le dragon décroisa les bras et leva la main avant que son ami ne s'emporte de nouveau.

- Tu sais que je soutiens ton point de vue sur les meurtres. Je ne suis pas fan non plus. Et ça aussi tu le sais. Ce que je dis, c'est que si je dois choisir entre toi ou un inconnu je vais te choisir toi. Ne t'en déplaise.

Adrien n'entretenait pas le même rapport avec la mort que la plupart des gens et certainement pas son interlocuteur. Lui avait passé son test dès l'âge permis, déjà parce qu'il n'avait rien à perdre et ensuite parce que secrètement au fond de lui-même, il avait espéré perdre... Mais l'instinct de survie était une chose qu'il avait considérablement sous-estimée.

Et même si son homologue tentait de cacher sa peur, sa gestuelle, son non verbal révélait tout ce qu'il y avait à savoir.

- Écoute, je sais qu'on ne voit pas la mort de la même façon et je ne sais pas ce qui te fait peur à ce point, mais va falloir que tu règles ça et tu vas tirer convenablement. Ça fait des semaines que tu pratiques.

Le brun sorti sa propre arme à feu de sous son chandail où il la rangeait prise dans sa ceinture dans son dos et désigna le mur ou tirait son compagnon d'un coup de menton.

- Regarde.Il leva le bras, visa et tira. Dans un laps très court de temps.- Maintenant que tu as revu la posture, recommence, je vais corriger la tienne.

Puis après un instant de silence Adrien soupira lourdement et regarda son ami.

- Tu vas y arriver. Il le faut. J'ai confiance en toi Dryss.

Et c'était vrai. L'espion croyait sincèrement que l'aspirant pouvait réussir. Mais la peur de ce dernier le paralysait. Et c'était ça qu'il devait pratiquer. Parce que même membre il devrait tuer de nouveau. Et risquait sa vie à avoir autant de réticences. Le jeune homme les comprenait. Après tout leur monde devait être repeuplé et on s'acharnait à s'entre-tuer. Simplement, il y avait un moment déjà qu'Ad' avait écrasé et enfouit certaines de ses valeurs. Et c'était mieux ainsi. C'était comme ça qu'on survivait dans leur monde.

Adrien resta silencieux. L’espace d’un instant, Dryss crut vraiment que son ami allait le planter là, car il pouvait voir dans son regard qu’il s’était senti agressé par sa réponse. Pourtant le Soumis ne voulait pas le blesser ou le repousser. C’était juste qu’il n’en pouvait plus. Il devait bien se faire à l’idée de tuer mais cela ne passait décidément pas. Et il refoulait ses sentiments à travers sa nervosité. Il devenait encore plus froid et distant que d’habitude et pouvait même se montrer vexant, ce qui n’était pas du tout dans sa nature.

Mais Adrien était un ami et c’est pourquoi il ne tourna pas les talons. Il semblait ravaler son orgueil pour lui et Dryss se sentit d’autant plus piteux. Le Soumis écouta les sages paroles de son ami. Selon Adrien c’était tout simplement un blocage qui l’empêchait d’exceller au tir et dans les autres disciplines. Ce blocage qui le hantait. Le membre le rassura en lui affirmant comprendre son point de vue sur le meurtre, mais il lui ressassa – comme les autres – que pour survivre, il faudrait bien que Dryss se salisse les mains. Adrien ajouta ensuite qu’il fallait qu’il continue à tirer – et convenablement. Il n’y avait pas de raison qu’il échoue à ce point, et il était vrai que le Soumis s’entraîner depuis toujours.

Je sais tout ça… Mais ça ne rentre pas. Et je ne sais pas pourquoi. Perdu, il laissa son regard traîner sur l’arme qu’il avait au poing. Si je devais me servir de ça pour tuer ce serait peut-être plus évident. Mais là, ce sera des mes mains. Je vais regarder mon adversaire crever petit à petit. C’est horrible. Je…

Tout en parlant, il avait amené sa main gauche à hauteur de son visage et la fixa : elle tremblait. Il se retourna vers le mur en soupirant. Au fond, il n’aurait certainement plus aucun mal à tirer une fois le combat passé. Mais si Adrien pouvait l’aider à progresser en quelques heures d’entraînement, ce serait déjà ça.

L’Espion se mit en position et l’invita à l’observer. Il tira et invita ensuite son ami à en faire de même. Dryss se positionna alors, rassuré de savoir qu’il serait corrigé en cas d’erreur. Juste avant qu’il ne passe à l’acte, son ami l’encouragea et ces paroles donnèrent un peu de baume au cœur à l’aspirant. Alors, il tira mais à nouveau il faillit. Ses mains avaient tremblé, mais ça ne devait pas être le seul problème. Il le va les bras au ciel, agacé.

C’est pas vrai…

Mais le Soumis tenta de contenir sa colère. Adrien était justement là pour l’aider à corriger tout ça. Dryss se calma donc et se tourna vers son mentor provisoire, en quête de conseils.

Parfois, Adrien rencontrait des gens qui n'auraient probablement pas du naître. Pas parce qu'ils ne méritaient pas de vivre, mais plutôt parce qu'ils n'étaient pas fait pour le monde dans lequel ils vivaient. Dryss faisait clairement parti de ce genre de personne. Il ne voulait pas faire le mal. Mais dans leur monde, faire le mal signifiait souvent sauver sa peau. Le Dragon soupira lourdement en regardant son ami.

- Tu sais très bien pourquoi. Il faut que tu te calmes Dryss. Je ne peux pas simplement entrer dans ta tête et extirper le stress de là. Je le ferais, mais ça se fait pas encore.

Lui aussi était plutôt désemparé. Il ne pouvait pas convaincre le brun que ce meurtre volontaire serait un bénéfice... Lui aussi se rappelait de l'homme qui était mort entre ses mains. Mais, au lieu de se sentir coupable, il remerciait plutôt le ciel d'avoir été le plus fort et d'avoir su prendre le dessus et ainsi survivre. C'était l'autre ou lui. C'était l'essence même de leur univers. Sois-même ou les autres. Les dragons avaient beau être des fous aux yeux de certains, s'il y avait quelque chose que le clan avait bien compris c'était l'instinct de survie. En même temps... Son éducation avait eu le mérite de tuer une partie de ses scrupules sur le meurtre d'autrui.

Mais de voir l'aspirant tremblant ainsi le rendait de plus en plus nerveux. Ad' ne savait pas quoi lui dire ayant déjà passé son test. Dryss allait devoir faire fit de ses émotions et de ses envies de sauver le monde... Mais le Dragon doutait furieusement que son compagnon en soit capable.

Il ne rajouta rien de plus, sachant pertinemment que de toute façon le soumis avait déjà entendu le discourt qu'il lui sortirait des milliards de fois. Il se contenta plutôt de regarder la position de tir. Qui était sommes toute excellente si ce n'était que de quelques légers détails. Adrien attendit que son interlocuteur soit prêt à écouter ses conseils avant de les prononcés.

- Lève les bras plus haut. Il faut que tu tiennes compte du vent. Tu dois ajuster ta ligne de tir en conséquence.

Les bras croisés, il continua de regarder le brun et serra les lèvres.

- Dryss j'ai perdu trop de personnes dans mon entourage, je n'ai pas envie de te rajouter dans la liste. S'il te plait imagine ce que tu veux sur ta cible, mais tue-la. Maintenant recommence à tirer en tenant compte de ce que je t'ai dis.

Sa voix était douce, mais on entendait la pointe d'inquiétude en arrière plan. Il ne tenait pas à perdre un autre de ses amis. Il ne tenait pas à le voir mourir non plus. Et son répertoire d'arguments commençait à se vider de façon inquiétante. Son regard mordoré se reporta, attentif sur la technique de tir faute de mots valables. Il avait besoin de temps, encore un peu. Mais les deux n'en avaient pas beaucoup devant eux. Et si lui était nerveux pour Dryss... Il n'imaginait même pas le quota d'angoisse du concerné.

Les choses seraient ardues.