La Fête des Orages venait de se terminer, apparemment sans grand incident majeur. Je ne m'y étais pas rendue, je n'aimais pas être amenée à côtoyer tant de personnes qui m'étaient hostiles. Mes Vipères étaient libres d'y aller, mais elles avaient pour consigne de ne pas se mêler trop ostensiblement aux autres clans. Certaines en avaient profité pour se détendre un peu. J'étais certes une chef qualifiée parfois de despotique, je n'en reconnaissais pas moins le besoin pour certains de souffler un peu de temps en temps. Je ne m'accordais jamais ce plaisir, personnellement. J'étais toujours sur mes gardes, toujours en train de réfléchir ou d'imaginer de nouvelles choses pour le clan. J'en étais le pilier, je ne pouvais donc pas faillir un seul instant. C'était une question de vie ou de mort.

J'avais organisé une réunion avec les quelques Vipères concernées, au sujet de troubles mineurs repérés aux abords de notre territoire, à sa limite ouest. À la fin de notre entretien, nous convînmes du fait qu'il fallait renforcer la surveillance de cette zone pendant quelques temps, et éliminer tout ce qui viendrait perturber le bon fonctionnement du plan.

Après cela, je rejoignis mon bâtiment, à l'écart des autres – je préférais la solitude. C'était une petite bâtisse qui tenait encore debout, en briques rouges. Les vitres étaient explosées et remplacées par des volets en bois que je fermais à ma guise et qui me permettaient de voir les alentours. Seule la chef avait le privilège de choisir son lieu d'habitation. Si Nora avait vécu plus près de ses Membres, ce n'était pas mon cas. En fait, cet endroit était celui où elle m'avait « élevée » après la mort de mes parents. Je m'y étais habituée. Je m'y sentais presque... en sécurité.

J'avais besoin de me reposer un peu, j'avais encore très mal dormi cette nuit. Je m'allongeai donc pour quelques instants sur mon lit, fermant les yeux et essayant de faire le vide. Mais mon cerveau était sans arrêt en ébullition, ce qui ne me facilitait pas la tâche...

J'avais passé la matinée avec Marie, parlant de tout et de rien. Fran était arrivée peu après, et les deux demi-sœurs s'étaient mises à plaisanter sur la Fête des Orages, qui venait à peine de se terminer. Elles y étaient allées toutes les deux, moi pas. J'avais encore du mal à sortir de ma coquille depuis ce qui était arrivé à Ariane. Marie et Fran étaient mes amies, comme des grandes sœurs pour moi, alors avec elles ça allait mieux. Mais je ne m'étais pas sentie capable d'avoir à croiser Noâ, cette assassin... Non, j'avais bien fait de ne pas y aller, qui sait ce que j'aurais pu commettre sous le coup de la colère et du chagrin ? J'aurais pu me faire tuer, ou encore avoir des ennuis avec Annabella, qui nous autorisait à y aller mais avec l'ordre de ne rien faire de stupide. Même si à mes yeux l'idée d'étriper Noâ était loin d'être stupide, je savais qu'un incident diplomatique de ce genre lors d'un rassemblement neutre n'était pas la meilleure chose à faire. Alors j'écoutais le récit de mes deux aînées, essayant d'imaginer comment cela s’était déroulé...

Elles durent se rendre à une réunion organisée par notre chef, et elles me laissèrent donc seule à ce moment-là. J'errai un peu dans notre camp sans trop savoir quoi faire – ne plus avoir de mission précise me perturbait grandement. Je ne pouvais même pas me plonger là dedans pour penser à autre chose. Je me rendis finalement dans le bâtiment que nous avions coutume d'appeler l'Atelier, là où les Membres douées de leurs mains créaient des armes et d'autres objets utiles à notre clan. Les regarder travailler me changeait les idées. Je les aidais parfois un peu, pour me sentir moins inutile.

Alors que j'observais Gaëlle souder deux pièces métalliques ensemble, un Soumis s'approcha de moi, l'air apeuré. Je le fixai quelques instants avant de tenter un sourire. C'était un garçon d'à peu près mon âge, peut-être moins, je n'aurais su dire. Je voyais bien qu'il n'osait pas parler. Je pris donc l'initiative :

- Je peux t'aider ?

Il sembla hésiter, puis se lança :

« On m'a chargé d'apporter ça à la chef, on vient de le recevoir, mais je n'y arrive pas. Elle me fait trop peur... » chuchota-t-il tellement bas que je dus me pencher pour l'entendre. Il tenait dans ses mains un petit paquet enroulé dans du tissu brun. Il se rapprocha encore de moi pour parler plus bas, afin que personne ne puisse entendre ce qu'il me disait. « C'est la première fois qu'on me demande ça, et je ne sais vraiment pas quoi faire. Elle n'aime pas les hommes, j'ai peur de ne pas revenir... En plus il paraît qu'elle n'est pas de bonne humeur ces temps-ci ! »

Annabella n'était jamais de bonne humeur, ça c'était une certitude. Je comprenais ses craintes, mais où voulait-il en venir ? Je ne pouvais quand même pas faire ça à sa place...

« On m'a dit que vous pourriez m'aider. Est-ce que je peux vous le confier, s'il vous plaît ? » Eh bien, apparemment, c'était bien pour cela qu'il était venu me trouver ! « Je vous rendrai mille service en échange de celui-là. Mais ne me dénoncez pas, je vous en supplie ! » ajouta-t-il devant ma réponse qui tardait à venir. Je finis par répliquer :

- C'est d'accord, mais tu ne devrais pas te comporter comme ça. Si quelqu'un l'apprenait, tu serais déjà mort...

Il acquiesça vivement, toujours aussi effrayé. Il me donna le paquet – en fait il le jeta littéralement dans mes bras en marmonnant un « merci » avant de déguerpir aussi vite qu'il était arrivé. Au moins, j'avais quelque chose à faire, c'était déjà ça.

Au moment où je quittai l'Atelier, Gaëlle lâcha son fer à souder et se tourna vers moi, un sourire en coin aux lèvres.

« Tu vas te faire massacrer si tu y vas maintenant, Ludi ! Je n'ai rien vu et rien entendu, mais sois prudente quand même. »

- Ne t'en fais pas pour moi, répondis-je simplement avant de me rendre chez Annabella.

Arrivée devant son bâtiment, son chez-elle, je frappai à la porte. J'avais tout de même une boule dans le ventre, car tout le monde savait qu'elle n'aimait pas être dérangée quand elle était chez elle...

Malgré ma décision de renforcer la surveillance à la frontière ouest, je me disais qu'il valait peut-être mieux que je m'y rende moi-même dans les jours à venir afin de de vérifier la situation directement sur place. Les informations données par les Membres m'intriguaient assez pour ça. Mais pour l'instant, je devais me reposer un peu ! Ce que je n'arrivais décidément pas à faire...

Au bout d'un moment, j'avais enfin réussi à m'assoupir lorsqu'on me dérangea. Qui cela pouvait-il bien être ? Pas de la meilleure humeur qui soit, je me levai et descendis la volée d'escalier pour aller ouvrir la porte. La jeune Ludivine était postée devant moi, un paquet dans les bras, l'air pas tout à fait rassurée. Et il y avait de quoi. Je lui jetai un regard noir pour m'avoir réveillée en si bon chemin.

- Que veux-tu ? Que viens-tu faire ici ? lui demandai-je sur un ton assez neutre au niveau émotionnel, mais très froid.

J'attendis quelques minutes avant de voir la porte s'ouvrir devant Annabella. Elle avait les cheveux un peu ébouriffés et l'air de mauvaise humeur, comme à son habitude. Elle me jeta cependant un regard particulièrement noir. Je venais sans doute de la réveiller, ce qui n'était pas à mon avantage... Mais au moins, cela prouvait qu'elle était humaine et qu'elle aussi avait besoin de sommeil. On avait parfois l'impression qu'elle ne dormait pas, voire même qu'elle ne mangeait pas, comme si elle n'avait pas les mêmes besoins que nous. Beaucoup l'idéalisaient pour cette image qu'elle donnait d'elle.

Je pris mon courage à deux mains pour répondre à ses questions posées de manière très froide, comme à son habitude.

- Je viens t'apporter ce paquet qui vient d'arriver, répondis-je tout simplement, mais en ayant tout de même pesé préalablement mes mots. En effet, je ne devais pas désigner le Soumis qui m'avait demandé d'accomplir cette tâche à sa place. Je devais rester plutôt vague à ce niveau-là.

Par curiosité, et surtout parce que c'était la première fois que je venais jusqu'ici, je ne pus m'empêcher de jeter un œil discret par l’entrebâillement de la porte raccommodée de touts côtés. J'y aperçus une petite table jonchée de nombreuses feuilles et de quelques livres. Il y avait également un fauteuil en plus ou moins bon état, et une lampe à huile posée à côté. C'est vrai qu'elle savait lire, comme peu d'entre nous y parvenaient. J'étais de celles qui arrivaient tant bien que mal à déchiffrer une page, au prix de grands efforts cependant. Annabella nous avait plusieurs fois démontré qu'elle avait une lecture plus aisée, elle devait avoir appris cela lorsqu'elle était petite sans doute !

Revenant à elle, je me rendis compte que je ne lui avais pas encore tendu le paquet que je tenais en main. Je me rattrapai bien vite.

- As-tu besoin d'autre chose ? demandai-je alors, histoire de lui montrer ma bonne volonté.

Elle m'annonça le motif de sa venue : le paquet qu'elle portait m'était destiné, et elle faisait office de livreuse. C'était étrange qu'elle soit chargée de cela. En général, c'était un Soumis qui faisait ce travail. Je la fixais d'un air dubitatif lorsqu'elle me tendit le paquet et me demanda si j'avais besoin d'autre chose. Je le pris rapidement avant de répondre.

- Non, rien. Tu peux y aller.

Je fermai la porte devant la jeune Vipère et me dirigeai vers la table où étaient éparpillés mes quelques livres. En voyant une liste des Libres recensés, mon cerveau revint instantanément à la réunion de l'après-midi, et au besoin de me rendre sur place afin de vérifier la situation de mes propres yeux. Quelques secondes plus tard, après avoir déposé le paquet sur la table, je rouvris ma porte et hélai Ludivine qui s'éloignait déjà.

- Attends. J'ai besoin de toi, entre.

Peu de Vipères avaient eu l'opportunité de pénétrer chez moi, et elle allait en faire partie. Pourquoi Ludivine ? Parce que je l'avais sous la main en cet instant. Et que, depuis la mort de sa binôme, elle était devenue un peu inutile pour le clan. Si cela continuait comme ça, il me faudrait prendre des mesures. Bien sûr, c'était moi qui l'avais suspendue pour quelques temps – je n'étais pas un monstre, après tout –, mais il y avait bien un moment où elle devrait réapprendre à vivre. Comme je l'avais fait. Il fallait qu'elle s'endurcisse, qu'elle fasse ses crocs. Elle était encore trop fragile, tant physiquement que mentalement. Si elle n'avait pas été si douée pour la diplomatie et la stratégie, jamais elle n'aurait pu intégrer le clan.

Lorsqu'elle fut entrée, je fermai la porte derrière elle. Il faisait assez sombre car les volets étaient fermés. J'allumai rapidement la lampe à huile et la posai sur un tabouret, afin d'éclaircir un peu la pièce. Je me tournai ensuite vers elle, qui n'avait toujours pas dit un mot.

- Tu vas m'accompagner à la frontière ouest. Pour faire court, les surveillantes ont repéré un petit groupe de Libres en train de faire du grabuge. Je dois aller vérifier sur place pour prendre les mesures adéquates.

Et les tuer, si cela était nécessaire.

- Compris ?

D'abord, Annabella me renvoya en me disant qu'elle n'avait plus besoin de rien. Elle referma sa porte sans un mot de plus, et je tournai les talons, soulagée que ça se soit bien passé. Mon cœur fit un bon lorsque j'entendis sa porte se rouvrir. Elle me fit entrer en affirmant avoir besoin de moi, ce qui était rare en dehors des réunions consistant à faire passer un message aux Jaguars. Peu sûre de moi, je fis demi-tour et entrai chez elle. Peu de personnes avaient eu la chance de pénétrer dans l'antre de la Vipère, et je ne savais pas quel présage cela pouvait signaler.

Elle ferma la porte derrière moi et j'eus un petit sursaut. Il faisait très sombre dans la pièce, alors elle alluma une lampe qu'elle déposa sur un tabouret avant de se tourner vers moi. Je n'avais pas parlé, car je n'en avais pas eu la permission. Elle m'expliqua que j'allais l'accompagner jusqu'à la frontière ouest de notre territoire afin d'aller mater un groupe de Libres faisant du grabuge dans le coin. Elle me demanda si j'avais bien compris, et je hochai la tête.

- Très bien.

La dernière fois qu'on m'avait demandé d'aller me frotter à des Libres, Ariane était morte... Annabella voulait sans doute me tester, voir si je pouvais reprendre du service. Que ce soit pour cette raison ou pour une autre plus obscure (parce que je devais bien dire que j'étais étonnée d'avoir été désignée pour l'accompagner), je n'avais pas le choix : je devais lui obéir. Et je devais être à la hauteur de cette mission !

Ludivine hocha la tête et m'affirma qu'elle avait bien compris la mission. Je lui demandai si elle avait une arme sur elle : elle avait juste sa dague. Je pris mes armes (mon revolver, des balles et une lame moyenne) avant de lui passer un sabre réquisitionné à un Membre un peu trop prompt à s'en servir quand il ne le fallait pas.

- Allons-y, ne perdons pas de temps.

Avant de quitter la zone du clan, j'informai Fran de notre départ pendant que nous la croisions. Ensuite, je rejoignis la frontière ouest, accompagnée de Ludivine qui ne disait pas grand chose. Au moins, elle savait se tenir. Arrivées à proximité, je me renseignai auprès des sentinelles sur la situation actuelle. Elles m'apprirent que le groupe de Libres avait migré il y avait une dizaine de minutes, se dirigeant vers la vigie. Ils n'étaient pas encore passés sur nos terres, donc elles n'avaient fait que les repousser sans pour autant les tuer. Certains étaient d'ailleurs blessés.

- Suis-moi, nous allons voir de quoi il retourne.

Je longeai la frontière, Ludivine toujours sur mes talons. Nous ne mîmes pas longtemps à les rattraper. Ils étaient cinq, dont un était suffisamment blessé pour être porté. Ils n'étaient donc plus que trois en pleine possession de leurs moyens. Je fis un signe de tête à Ludivine afin que nous nous rapprochions discrètement des Libres.

Ma chef me donna un sabre lorsqu'elle constata que je n'avais qu'une dague sur moi. Elle se saisit quant à elle de son revolver et d'une lame de taille moyenne. Puis nous partîmes, non sans informer préalablement Fran, que nous avions croisée à la sortie, de notre escapade. Devoir la suivre seule me faisait un peu peur, mais je ne devais pas le lui faire ressentir. Mais au moins, j'allais pouvoir lui montrer en direct ce dont j'étais capable. En général, lorsqu'il s'agissait de la traque et de la capture des Libres, on me donnait les informations et j'élaborais un plan pour d'autres que moi. La dernière fois, je les avais accompagnées, mais je n'avais pas eu le temps de préparer quoi que ce soit, et ça s'était mal passé pour Ariane. En même temps, je n'aurais pas pu me douter que les autres clans interviendraient et feraient office de variable non négligeable...

Je suivis Annabella jusqu'à la frontière ouest de notre territoire. Là, elle demanda un rapport à Sasha, une des sentinelles, qui le lui fit immédiatement. Les Libres venaient de s'éloigner, mais ils étaient encore proches. Annabella voulut les rejoindre aussitôt. Pendant le trajet, j'imaginais déjà une bonne stratégie. Puisqu'ils étaient cinq, dont un blessé assez sérieusement, il y avait plusieurs tactiques possibles. Mais nous n'étions que deux, donc certaines tombaient à l'eau, comme celle de la séparation classique du malade.

Lorsque nous les aperçûmes, ils n'étaient plus que trois valides, comme prévu. Quatre si le gros balaise laissait tomber celui qu'il portait sur son dos, apparemment inconscient. Je jetai un œil vers Annabella quand nous nous fûmes approchées discrètement d'eux, jusqu'à entendre leurs voix. Ils n'essayaient absolument pas d'être discrets, eux. Elle m'autorisa à parler d'un signe de tête.

- Que veux-tu faire ? Doit-on les capturer ? chuchotai-je. J'espérais simplement qu'elle ne voudrait pas les tuer pour s'être trop approchés de notre territoire...

J'autorisai Ludivine à prendre la parole, et elle me demanda si je comptais les capturer. Il y avait quatre hommes parmi eux : deux dans la vingtaine, le gros balaise qui devait avoir près de trente ans, et l'inconscient. Une femme seulement les accompagnait. Avec l'effet de surprise, il y aurait moyen de neutraliser la montagne tout en gardant les autres en vie. Nous étions suffisamment armées Ludivine et moi pour les avoir. Mais je comptais également qu'après un coup de feu, les sentinelles accouraient et nous aurions aussi le nombre avec nous. Oui, il y avait largement moyen de les capturer. Les filles réclamaient de nouvelles recrues masculines chez les Soumis...

- Je dégomme la montagne pendant que tu leur fonces dessus pour leur barrer la route. Je te rejoins et on les capture. S'ils se rendent, on ne leur fait aucun mal ici. Mais dans le cas contraire, on leur montrera qui sont les Vipères et pourquoi ils n'auraient pas dû nous approcher...

Mais avant qu'elle n'ait pu répondre, je repris :

- Ah moins que tu aies un autre plan, Ludivine ? lui demandais-je pour tester ses capacités à déceler les failles de mon plan. Même s'il pouvait parfaitement fonctionner (je ne ratais jamais mon coup à cette distance-ci), il y avait aussi un autre moyen plus complexe mais plus efficace de les capturer. Je ne doutais pas de notre supériorité, aussi m'étais-je permis cette fantaisie à son égard.

Annabella voulait bien les capturer. Enfin, pas tous : elle ne voulait pas de celui qui portait le blessé. D'un côté, on aurait bien plus facile de les attraper sans lui. C'était bien plus stratégique de procéder de la sorte, il fallait le reconnaître. Ils s'étaient approchés de nos frontières et avaient fait du grabuge, il fallait donc les garder à l’œil et éviter tout débordement.

À mon plus grand étonnement, après avoir fait part de son plan, elle me demanda si j'avais un autre plan. Incertaine, je ne sus d'abord si je devais lui répondre ou simplement accepter son plan sans rien dire, de peur de récolter ses foudres si je critiquais sa manière de penser. J'hésitai un instant puis me dis que si elle me le demandait, c'était peut-être aussi pour me tester et pour tester mes capacités sur le terrain. Prenant mon courage à deux mains, je répondis :

- Il faut miser sur l'effet de surprise. Je les contourne sans me faire voir, tu tires quand j'ai rejoint ce bâtiment là-bas. Et là je leur barre la route et tu me rejoins. On aura déjà une menace en moins, et les autres seront encerclés. Les sentinelles devraient arriver pour achever de les dissuader de répliquer. On les aura facilement comme ça.

J'attendis sa réaction avec appréhension. Si ce n'était pas la réponse qu'elle attendait, j'étais sûre et certaine de le regretter. Peut-être pas maintenant, car elle avait besoin de moi, mais très certainement lorsque nous serions de retour au camp. Je croisai les doigts, espérant ne pas m'être trompée.

Cette petite avait décidément du potentiel. Elle avait tout à fait compris où je voulais en venir et m'exposa son plan, non sans quelques hésitations dans la voix. Elle avait peur de ma réaction. Comme toutes les autres. J'acquiesçai simplement lorsqu'elle eut terminé.

- Très bien, faisons ça. J'attends ton signal, répliquai-je simplement avant de la laisser partir sans un bruit.

Les Libres continuaient de longer notre frontière, mais ils avançaient lentement à cause du blessé. Je me rapprochai un peu de leur position actuelle et ajustai mon tire en fonction des paramètres de la situation. J'étais prête, il ne me restait plus qu'à appuyer sur la gâchette. Ludivine arriva au point désigné et me fit signe de la tête. Je me redressai légèrement pour tirer...

- Eh, arrêtez-vous ! cria soudain une voix derrière eux, à quelques mètres de moi. C'était Fanny, une des sentinelles qui venait sans doute de prendre son poste à l'instant. Les Libres se retournèrent d'un seul homme et m'aperçurent en même temps qu'elle.

- Merde ! pestai-je en appuyant sur la gâchette. La montagne lâcha son fardeau et évita le tir mortel. La balle vint à peine se loger dans son bras, n'affectant pas ses capacités de combat.

Pendant ce temps, Fanny écarquilla les yeux en m'apercevant. Elle comprit que ce qu'elle venait de faire allait lui coûter très cher. Je ne lui jetai pas le regard noir qu'elle méritait, me concentrant sur la troupe qui se préparait à nous attaquer. Ils n'étaient munis que de lames courtes pour deux d'entre eux, la femme avait un bâton et le balaise n'avait que ses poings. Mais ils devaient faire mal lorsqu'ils vous touchaient...

Les tenant toujours en joue, je me rapprochai prudemment d'eux, escaladant les décombres sans les quitter des yeux.

- Vous êtes trop proches de notre frontière. Vous allez nous suivre sans faire d'histoire si vous ne voulez pas tous y passer, lâchai-je avec froideur et autorité.

Ludivine ne s'était pas encore révélée, et elle faisait bien. Comme elle l'avait dit elle-même, nous aurions besoin de l'effet de surprise.

Je ne croyais pas si bien dire en affirmant précédemment que les sentinelles arriveraient vite. Mais je pensais qu'elles le feraient après qu'Annabella ait tiré sur la montagne, ce qui ne fut pas le cas. Fanny fit repérer Annabella tout en attirant l'attention des Libres dans leur direction. Je restais le dernier élément de l'effet de surprise escompté. Je ne me révélai pas, restant derrière et attendant la réponse des Libres. Annabella n'avait fait que toucher sa cible, mais celle-ci restait toujours apte au combat. Cependant, je n'avais pas vraiment peur de la situation : ils étaient supérieurs numériquement, mais cela s'arrêtait là. Nous étions bien mieux entraînées qu'eux, et ils avaient plutôt la peau sur les os.

Un des hommes d'une vingtaine d'années s'adressa à Annabella après qu'elle leur ait adressé la parole.

Nous cherchons juste à rejoindre le centre neutre, nous n'avons rien fait de mal. répondit-il avec conviction. Mais les rapports des Sentinelles étaient tout autres, et le petit sourire que la jeune femme avait tenté de réprimer laissaient entendre le contraire. Ils avaient bien fait du grabuge à notre frontière. Annabella ne pourrait pas en douter, en les voyant de face.

Pour appuyer ses paroles, il leva les mains en l'air en signe de paix, mais il fut le seul à le faire. Les autres fixaient les deux Vipères avec provocation. Ils avaient envie d'en découdre, apparemment... Se doutaient-ils seulement qu'ils avaient en face d'eux la chef du clan ? Et qu'elle n'était pas si faible qu'il ne pouvait y paraître pour quelqu'un qui ne la connaissait pas...

Leur réponse se fit un peu attendre, et ce fut un des deux jeunes hommes qui la formula. Sans le dire par les mots, il me signifiait qu'ils ne se rendraient pas, même s'il venait de lever ses mains en signe de soumission. Les autres ne firent aucun geste en ce sens, et même le sien paraissait feint. Ainsi, ils voulaient nous défier, comme ils l'avaient apparemment fait quelques heures plus tôt près du poste de surveillance ouest. Restant parfaitement calme, je m'adressai à nouveau à eux, ma voix devenant de plus en plus menaçante à leur égard.

- Et vous croyiez vraiment que vous pourriez passer tranquillement à proximité de notre frontière pour vous rendre en zone neutre ? C'est tellement insensé que même des Libres aussi stupides que vous ne pourraient pas passer à côté de cette évidence : depuis l'instant même où vous vous êtes approchés et où vous avez adressé la parole à l'une de mes Vipères, vous avez signé votre rafle. Mais à partir du moment où vous ne m'obéissez pas, c'est votre mort qui devient inévitable...

Appuyant mes paroles, je visai la jeune femme et lui tirai une balle en pleine tête avant que les autres aient pu réagir. Elle s'effondra au sol dans une mare de sang. Son petit sourire suffisant ne m'avait absolument pas plu, et je n'avais pas de temps à perdre avec des Libres à abattre. S'ils avaient gentiment obéi, ils auraient pu rejoindre nos rangs si leurs capacités étaient utiles. Mais il était trop tard pour ça.

Les trois Libres encore debouts ne tardèrent pas à se positionner pour nous attaquer. Les deux jeunes hommes se jetèrent sur Fanny tandis que la montagne s'abattit sur moi.

- Eh le serpent, tu veux qu'on s'amuse un peu ? croassa-t-il avec avidité. Ces Libres étaient détraqués...

J'évitai son coup de poing en usant de ma souplesse légendaire et répliquai tout en me redressant.

- Tu ne sais pas à qui tu as à faire, je crois. Sinon tu n'oserais même pas cracher ce mot. Je ne suis pas un serpent, ni une Vipère : je suis La Vipère !

Laissant mon revolver pour l'instant, je dégainai rapidement ma lame pour un combat au corps à corps. J’enchaînai une série de coups de puissance moyenne afin de déstabiliser mon adversaire. Il était visible qu'il me sous-estimait depuis le début, mais ça ne durerait pas.

La Vipère ? Les gars, c'est Annabella, la chef des Vipères ! fit le premier alors qu'il tenta d'asséner un coup de couteau à Fanny. Je ressentais une crainte bien normale dans sa voix.

Je pensais pas qu'elle se déplacerait elle-même... On n'a plus le choix, il faut les éliminer. T'imagines quand on dira qu'on a tué Annabella ?

Et ces hommes se surestimaient bien plus encore.

- Vraiment stupides...

Je venais de toucher l'homme au bras, et il saignait abondamment. Mais il ne semblait pas ressentir la douleur. Il continuait de frapper dans le vide : il était beaucoup trop lent pour pouvoir ne serait-ce que me frôler. J'en aurais fini avec lui en un rien de temps.

La situation commençait à dégénérer. Le groupe de Libres refusait d'obtempérer aux ordres d'Annabella, et en plus de cela ils la provoquaient. Ils avaient signé leur arrêt de mort ! D'ailleurs la jeune femme ne tarda pas à mourir d'une balle en pleine tête. Annabella était une très bonne tireuse, et contrairement à moi elle n'avait pas besoin de beaucoup de temps pour verrouiller sa cible. Son coup déclencha la bagarre. D'un commun accord, la montagne s'attaqua à elle tandis que les deux jeunes hommes se jetaient sur Fanny. Celle-ci se défendit avec sa lame, à croire qu'en plus d'avoir gâché nos plans, elle avait oublié son revolver ! Je ne donnais pas cher de sa peau si elle survivait aux Libres...

Il était temps que j'intervienne. Analysant la situation de l'endroit reculé où je me trouvais, je décrétai plus prudent d'aller d'abord m'attaquer aux deux assaillants de Fanny. Annabella avait l'air de se débrouiller à merveille avec la montagne, et elle n'apprécierait sans doute pas mon aide si elle l'interprétait comme une faiblesse chez elle. Contournant la scène sans me faire voir – ils étaient tous trop occupés –, je rejoignis Fanny et assénai un grand coup de sabre au premier. Malheureusement pour moi, heureusement pour lui, son compagnon dévia ma lame avec son couteau et il fut à peine touché. Fanny, débordée, me remercia d'un léger signe de tête avant de se concentrer sur celui qui la visait toujours. De mon côté, je me retrouvai face au deuxième jeune homme. J'avais l'avantage des armes, de la technique, mais pas de la taille. Dans un sens, j'étais dans la même position qu'Annabella, si je pouvais me permettre de penser ça. J'avais toujours été fort petite, et en plein combat cela pouvait être un atout comme une tare. Si mes calculs étaient corrects, ce serait plutôt la première solution ici.

- On ne s'attaque pas aux Vipères sans en subir les conséquences ! Vous auriez mieux fait d'écouter Annabella... lâchai-je tout en frappant de toutes mes forces l'homme en face de moi.

Il n'était pas très fort, en fait. Il me serait facile de le tuer. Pourtant, il se croyait capable de tuer Annabella ! Cette réflexion me faisait sourire : les Libres n'étaient pas toujours très futés. Ils auraient mieux fait d'avoir peur plutôt que de se réjouir de ce combat !

Tu te crois impressionnante, minus ?! Je ne vais faire qu'une bouchée de toi !

Il ne fallait jamais se fier aux apparences. Ceux qui faisaient ça avaient tort et en subissaient généralement les conséquences. Habillement, je le touchai à la jambe tout en évitant un coup dirigé vers ma gorge. Il s'effondra à genoux au sol, appuyant de sa main libre sur la plaie béante à sa cuisse.

Pétasse, tu vas voir !

Il tenta de se redresser pour me lancer une attaque désespérée, mais je l'en empêchai en lui tailladant profondément la jugulaire. Il se vida de son sang, les yeux écarquillés de stupeur : il n'en revenait pas d'avoir été battu par une jeunette comme moi.

Je jetai un œil vers Fanny, qui avait un peu plus de mal que moi avec l'autre, mais qui ne tarderait pas à l'achever aussi.

Ludivine se révéla et alla s'occuper d'un des deux assaillants de Fanny, qui n'en menait pas large, déstabilisée par son erreur. Je les laissai se débrouiller, me concentrant sur mon propre combat avec le Libre le plus musclé de la bande. Sa lenteur était pathétique, et il s'énervait alors qu'il ne parvenait pas à me toucher. Son bras blessé superficiellement ne semblait pas le faire souffrir, c'était comme s'il ne ressentait pas la douleur. Dans une pirouette dont j'avais le secret, je le touchai à nouveau, cette fois-ci à la jambe. Encore une fois, c'était à peine s'il remarquait la blessure. Bon, il me faudrait peut-être un peu plus de temps pour le tuer, s'il était de ceux qui ne ressentaient plus rien. Mais je ne doutais pas de ma victoire prochaine.

C'était sans compter le retour d'un élément inespéré pour le groupe. En effet, alors que nous nous affrontions, l'homme inconscient reprit connaissance sans que nous ne le remarquions. Il était un peu plus loin, et chacune d'entre nous était focalisée sur le combat, ayant éloigné toute autre menace. Même si j'étais toujours attentive à ce qui m'entourait, il ne me fallut qu'un instant d'inattention pour me laisser approcher par l'homme qui revenait au combat. Me rendant compte juste à temps qu'il visait mon dos avec son couteau, je me décalai et le frappai au bras pour qu'il le lâche, ce qu'il fit, reculant. Mais son intervention ne fut pas veine pour nos adversaires : la montagne en profita pour me frapper avec force au thorax. Le choc fut assez violent et me projeta au sol deux mètres plus loin, le souffle coupé. Je venais de me faire avoir comme une bleue...

- On fait moins la maligne là ! Tu t'y croyais un peu trop, je vais te remettre à ta place, moi !

Il était vraiment arrogant et provocateur. C'était un crime de s'adresser comme ça à un chef de clan ! Heureusement pour lui, il me fallut quelques secondes pour reprendre mes esprits. Me redressant alors, je crachai le sang qui remontait dans ma bouche, lui faisant à nouveau face alors qu'il s'avançait déjà vers moi pour attaquer à nouveau. Ludivine s'était empressée de détourner l'autre Libre de moi en s'en prenant à lui après avoir achevé le premier. Mon adversaire souriait, visiblement heureux de m'avoir enfin touchée. M'essuyant la bouche du revers de la main, je lui adressai la parole :

- Ne me sous-estimes pas, tu n'as encore rien vu...

Je n'avais pas lâché ma lame, mais celle-ci passa rapidement dans ma main gauche alors que je dégainais à nouveau mon revolver tout en avançant vers lui. Là, j'étais vraiment énervée : contre lui pour son arrogance, et contre moi-même pour ma faiblesse momentanée. Je visai d'abord son épaule et le touchai sans problème avant de le frapper avec ma lame au niveau du thorax. Évitant un nouveau coup, je me retrouvai derrière lui et le frappai encore tout en lui tirant dans la jambe. Cette fois-ci, il se retrouva genou à terre. Il était humain, après tout, et son corps ne pourrait pas supporter indéfiniment les coups. Retournant face à lui alors qu'il tentait de se relever, je posai le canon de mon revolver sur son front.

- Tu as perdu. Je te condamne à mort pour insubordination et provocation envers les Membres des Vipères et envers moi-même.

Je tirai sans plus attendre en le regardant dans les yeux. Après quelques instants de flottement, il s'effondra au sol tandis qu'une mare de sang se répandait autour de lui. C'était une bonne chose de faite.

Alors que je m'apprêtais à aller une deuxième fois porter main forte à Fanny, Annabella se fit toucher par son adversaire en empêchant le dernier Libre de la blesser gravement. La voyant en difficulté, je me précipitai sur le nouvel arrivant pour l'empêcher d'attaquer à nouveau.  Ma chef se redressa rapidement, ce qui me soulagea. Je me concentrai alors sur mon nouvel adversaire, un homme approchant de la trentaine, plutôt grand mais maigrichon aussi. Il n'avait pas eu le temps de reprendre son couteau, tombé à terre lorsqu'Annabella l'avait désarmé pour se défendre.

- Tu aurais mieux fait de rester à terre et de te faire passer pour mort. lui dis-je sur le ton du conseil.

Après avoir parlé, je m'approchai de lui et m'arrangeai pour que mon sabre lui transperce l'abdomen, afin qu'il meure vite. Fanny était enfin venue à bout de son adversaire, et Annabella acheva également le sien d'une balle entre les deux yeux. Je la rejoignis, essoufflée mais plutôt contente de moi.

- Que fait-on des corps ? demandai-je en évitant de parler du coup qu'elle avait reçu. Il était plus sérieux que mes petites égratignures, mais elle avait aussi hérité de l'ennemi le plus fort et elle s'était débrouillée pour le tuer en un rien de temps. Pour ça, je devais bien dire que je l'admirais...

Tous les Libres étaient morts. Mais si eux étaient venus nous provoquer, d'autres risqueraient encore de le faire. C'était très rare qu'ils osent s'aventurer si près de nos frontières, connaissant pourtant notre réputation. Et encore plus rare qu'ils s'essaient à la provocation avec notre clan. Ceux qui l'avaient déjà testé étaient morts, ce qui n'incitait pas les survivants à faire de même. Et pourtant, l'anarchie pouvait toucher même les plus stupides créatures.

Ludivine me rejoignit tandis que Fanny restait à distance, inquiète de son sort. Je me tournai vers la première, qui venait de m'adresser la parole. Qu'allions-nous faire des corps ? J'avais déjà ma petite idée là-dessus. Ils nous seraient utiles pour dissuader les autres d'approcher à nouveau. Le souffle toujours légèrement saccadé, je lui répondis :

- Tu vas accompagner Fanny. Je te charge de recruter les quatre sentinelles qui viennent de quitter leur poste et qui n'ont été capables que de blesser un des Libres. Fanny, dis-je en me tournant vers elle, tu iras avec elles. Vous reviendrez prendre les corps et vous les déshabillerez. On va récupérer leurs vêtements. Ensuite vous les attacherez à des piques de ce côté de la frontière afin de dissuader quiconque d'oser à nouveau nous défier.

Je fis une pause pour reprendre mon souffle, tentant du mieux que je pouvais d'ignorer la douleur. Même si ça ne me plaisait pas, je devais bien admettre qu'une visite au médecin du camp n'était pas évitable cette fois. Je devais me rétablir très vite si je ne voulais pas me trouver diminuée trop longtemps.

- Ludivine, tu dirigeras les opérations. Veille à ce que ça soit bien fait, je ne sais pas si je peux encore faire confiance à ces sentinelles...

Je jetai un regard noir à Fanny.

- Et ensuite, tu me la ramèneras, je m'occuperai de son sort plus tard.

Je regardai Ludivine acquiescer à mes ordres. Puis je tournai les talons sans rien ajouter et rejoignis rapidement notre QG. Je passai par la case infirmerie, n'ayant pourtant rien laissé paraître lorsque je croisais des Membres qui n'avaient pas assisté à la scène. Il n'était pas nécessaire que tout le clan sache cela. C'était déjà bien trop humiliant pour moi et pour mes idéaux...

Annabella répondit à ma question, et je fus plutôt décontenancée par son idée. Mais en y réfléchissant bien, cela pourrait être très dissuasif. C'était une idée très stratégique qui pourrait nous éviter de nouveaux combats. À vrai dire, je n'y aurais pas pensé moi-même. J'aurais simplement été jeter les corps en-dehors de la zone, ou bien dans un coin reculé. Mais ils seraient plus utiles comme ça, effectivement...

J'acquiesçais à ses indications. Elle cachait assez bien sa douleur, mais elle dût tout de même reprendre son souffle avant de continuer avec quelque chose qui m'étonna énormément : elle me donna la direction des opérations. Un instant interloquée, je me repris vite et hochai une nouvelle fois la tête. Je n'en revenais pas, c'était la première fois qu'elle me confiait une mission de ce genre. En fait, je ressentis une certaine fierté à cette annonce.

Je jetai un œil à Fanny alors qu'Annabella finissait par me dire que je devrais lui ramener la Sentinelle après l'opération, afin qu'elle s'en occupe plus tard. C'était très mauvais signe pour la jeune fille, mais c'était également prévisible. Ce qui l'était moins, c'est qu'elle la laisse accomplir une dernière mission avant de subir sa punition. Mais au vu de la situation, je comprenais qu'il y avait plus urgent.

- Très bien.

Elle nous laissa sans plus tarder et je me tournai vers Fanny. Son expression était décomposée.

- C'est dégoûtant de faire ça ! dit-elle en désignant les corps.

- Peut-être, mais ça évitera que d'autres Libres un peu trop entreprenants ne viennent nous provoquer à nos frontières. Et ce sont les ordres.

Discuter les ordres d'Annabella était très dangereux. Heureusement pour Fanny, je n'irais pas le lui répéter. Même si ça ne changerait pas grand chose, au final.

- Viens, allons chercher Mathilde, Sasha, Gwen et Prue. On n'a pas de temps à perdre !

Je partis en direction du centre de repos des Sentinelles, à quelques centaines de mètres de la frontière. Les filles devraient y être si tout allait bien. Fanny m’emboîta le pas en tirant une tête jusque par terre. Je ne la connaissais pas bien, nous ne nous étions pas beaucoup côtoyées, mais son comportement ne me plaisait pas énormément. Alors je n'imaginais même pas la réaction de notre chef ! Et dire que cette jeune femme avait 21 ans et prendrait bientôt sa retraite ! On voyait bien que ce n'était pas Annabella qui lui avait fait passer son test d'admission. Et on comprenait également pourquoi elle se retrouvait à la frontière et non plus près du QG.

C'est sur ces pensées que je rejoignis les quatre Sentinelles, surprises de nous voir débarquer comme ça. Elles me suivirent sans faire d'histoire, plutôt mal à l'aise par ce que je venais de leur dire à propos des paroles d'Annabella. Elles s'occupèrent de déshabiller les corps, ramassant également les quelques armes de ces Libres morts. Ensuite, elles les attachèrent autour des piques qu'elles avaient apportés, sur environ deux cents mètres. Ce genre de paysage était plutôt inhabituel, mais je devais bien avouer que c'était en même temps très bien pensé.

Je les renvoyai et gardai Fanny près de moi. Il était temps de retourner au QG.

Après avoir laissé Ludivine s'occuper de tout ça, je rejoignis le QG. Je me rendis chez Erika, l'infirmière principale de notre clan. Celle-ci s'étonna de me voir, moi qui venais si rarement vers elle. Mais elle ne posa pas trop de questions, mises à part les indispensables. Elle m'annonça que j'avais deux côtes fêlées, ce qui n'était pas pour me réjouir. Mais bon, ça serait vite guéri. Elle me mit des bandages et me donna un flacon d'anti-douleurs, m'en faisant prendre un avant que je ne la quitte. Je l'avalai avec un peu d'eau et rangeai le flacon dans la poche de mon jeans.

Je me rendis dans la salle de réunion et demandai à ce que personne ne me dérange, sous aucun prétexte. Seule Ludivine pourrait entrer à son retour. J'avais besoin d'un peu de calme, mais il fallait que je reste dans le centre pour m'occuper de la suite. Je ne pouvais pas encore rentrer chez moi avant que le cas « Fanny » ne soit définitivement réglé. Toute ma frustration et ma rage allaient se rabattre sur elle, mais elle l'avait bien mérité ! Pourtant, j'avais envie d'en finir vite pour m'exiler quelques heures, loin de toute personne vivante et bruyante. J'avais besoin d'être seule, comme souvent. Je supportais très mal de devoir côtoyer d'autres personnes, car parfois il arrivait que la distance haineuse que je mettais entre moi et les autres diminue un peu trop à mon goût...

Je m'installai dans le plutôt confortable fauteuil que je m'étais attribué et penchai la tête en arrière, soupirant face à la situation. Je n'avais dormi que deux ou trois heures depuis deux jours, et je serais contente lorsque tout ceci serait terminé. Je voulais me montrer forte devant les Vipères, mais malgré mes dires, je n'étais pas surhumaine. Je restais humaine, même si ce constat m'était quasiment aussi insupportable que la blessure causée par ma distraction.