We Are Not Them

Jamais, depuis mon arrivée dans cette ville, je n’avais souhaité m’approcher de la fête de l’Orage. Ni la viande grillée, ni la possibilité des premiers émois, ni la danse lancinante des flammes, rien, vraiment, n’avait su m’éblouir suffisamment pour que j’en arrive à oublier l’essentiel : Là-bas, entourée des autres clans, je serais loin de la vigilance des Aigles. Je pataugerai parmi les autres clans; leurs tueurs, leurs espions, leurs mensonges, leurs bassesses. Je n’avais pas toujours su me protéger convenablement de cette sortie, surtout lorsque j’étais enfant. On m’avait malgré tout entraînée là-bas, en dépit de mes craintes. Petite, à quelques rares reprises, j’y suivais ma mère comme une ombre, inspectant les autres clans comme il nous arrive d’observer un animal captif. Ils étaient dangereux mais fascinants, à leur façon. La petite fille couverte d’ecchymoses, le garçon qui en reluquait un autre, sitôt le regard paternel détourné, la soumise qui faisait tourner la tête des gradés. Jamais, lors de la fête de l’Orage, je n’avais relâché la main de ma mère, de ma sœur. À l’aube de mon adolescence, lorsque le regard des garçons s’attardait sur mes cuisses fines ou sur ma poitrine naissante, j’y ai perçu le grondement d’une menace. Depuis mes douze ans, je n’avais plus approché cette fête étrange, et les discours enflammés de mes protecteurs n’avaient pas ébranlé ma détermination. Certaines de mes amies me prenaient sans doute pour une adolescente ennuyante. Nombre de garçons devaient probablement voir la même chose en moi : une créature prudente, mesurée, trop, pour son âge. Mais ils étaient tous des enfants, mentalement ou physiquement. Seuls les petits trouvent l’ennui insupportable. Les adultes, hommes ou femmes, qui se sont frottés à l’existence, savent que l’ennui est un don de Dieu. La vie est suffisamment cruelle, prête à nous poignarder dès que nous lui faisons dos, sans que nous ayons besoin d’en ajouter.

Pourtant, j’y étais, une plume striée pendue à mon cou comme un talisman protecteur. J’aurais aimé vanter mon amitié avec Swann, ou y décrire l’attachement profonds me liant à l’un ou l’autre de mes protecteurs et pouvant expliquer ma présence auprès des flammes. La réalité était moins romantique, elle était vaseuse et vilaine, comme trop souvent. Ma mère avait cru percevoir une prochaine saison polaire particulièrement difficile. Parce que le ciel était dégagé, parce qu’elle avait rêvé de moi endormie et gelée, parce qu’elle ressentait ces choses-là, comme sa propre mère les ressentait, comme je devais les ressentir. Bien que nous ne soyons pas à plaindre, chez les Aigles, il était encore difficile pour elle d’oublier ses vieilles manies, celles d’une femme qui avait toujours manqué de tout, qui avait connu la faim, la soif, la fatigue et l’insécurité. Elle m’avait demandé de grappiller des renseignements, ici et là, sur les membres des autres clans, pour qu’elle puisse leur fournir de fausses prédictions éclairées, pour qu’elle puisse avoir une bonne réserve de rations en préparation à cette saison polaire. J’étais une bonne fille. Il y avait donc près d’une demi-heure que j’écoutais la vie d’une rouquine plantureuse et ses histoires rocambolesques. J’avais saisi l’essentiel depuis un moment, mais ses récits de monstres marins m’avaient charmée, bien malgré moi. Et le verre qu’elle ne cessait de me remplir me réchauffait agréablement la gorge et me faisait doucement tourner la tête. Il était rare que je puisse boire, et je m’étais dit qu’un peu d’alcool serait sans conséquence, pour récompenser ma présence, qu’il m’insufflerait un peu de courage.

Lorsque j’ai enfin relevé la tête, mon protecteur n’était plus là. Il avait ce pouvoir presque mystique de disparaître à volonté, de s’évaporer de mon champ de vision, pour revenir lorsqu’il jugeait le moment opportun. Que pouvait-il m’arriver d’ici son retour? Tant et si peu, à la fois, que l’angoisse s’insinua tout le long de mon échine, sournoise et mordante. Déjà, je n’entendais plus ce que me disait la rousse conteuse. Ses mots, comme ceux de nos voisins, tombaient sur moi sans que j’en saisisse le sens. Je laissais ses paroles mourir sous le crépitement des flammes, alors que mon regard fouillait la petite foule amassée près du feu. Il n’était plus là. Une main sur son épaule, je la remerciais néanmoins pour ses histoires magnifiques avant d’enjamber le banc et de m’en éloigner. Je traçais mon chemin en retrait du brouhaha et des éclats de rires, la tête lourde et le pas un peu maladroit. Je déposais une main à plat sur la table improvisée et abandonnée tout en cherchant à me ressaisir. Il y avait tant de gens, ici, qu’une agression, quelle qu’elle soit, serait vite découverte et punie; aucun geste sordide ne serait toléré, ne serait-ce que pour préserver cette fragile paix entre les clans.

Les yeux clos, je m’efforçais de me concentrer sur ma respiration et d’oublier l’effervescence qui m’entourait. Tu ne risques rien. Tu n’es pas comme eux. Ton âme n’est pas tachée de mille meurtres. Tu n’es ni une proie, ni un prédateur. Ton ombre sera plus lumineuse que la dernière des Vipères. Les mots tournaient à mon esprit, encore et encore, jusqu’à ce que je me convainque de leur véridicité. Calmée, apaisée, j’ouvrais les yeux pour tomber sur lui. Il n’avait rien de menaçant, du moins, je n’en ressentais rien, bien au contraire.

L’homme souriant à l’aura bienveillante.

I would like to be in his place .

C’était bien le genre de soirée que son jumeau aimait. Le genre d’évènement où il pouvait rencontrer, socialiser et s’amuser sans se soucier des clans et des préjugés. Oui c’était vraiment le genre de soirée pour Aaron.

Mais pas pour lui.

Simplement, le Dragon avait toujours voulu au moins tenter de comprendre ce que son frère aimait dans ce regroupement de corps en sueur et de brouhaha incessant de voix parfois discordante au travers des autres. Vraiment, Adrien préférait le silence des ruines et la solitude des escapades. Mais, il ne pouvait pas. Encore en service, il devait remplir certaines tâches reliées à son grade. Il ne s’en plaignait pas non plus. Bien au contraire. Il aimait sa tâche. Beaucoup de liberté pour si peu de responsabilités. Ainsi le voyait-il.

Pourtant, il continuait de détester ce genre de soirée qui avait vraiment le don de lui rappeler son jumeau. Ce dernier lui manquait cruellement. Et il avait souvent l’impression que c’était hier que la lame lui avait percée la peau avec un déchirement soyeux.

Alors, l’espion se forçait à sourire et mettait son masque de calme pour cacher douleur et malaise et surtout pour préserver le secret, il ne voulait pas qu'on lui pose de questions jusqu'à aujourd'hui son plan marchait plutôt bien. Il ne savait pas de combien de temps il aurait besoin, mais il ne pourrait jamais être comme Aaron. Il ne pourrait jamais être lui, aussi fort le voulait-il.

C’était le mauvais jumeau qui était mort.

Le Dragon se faisait souvent cette réflexion. Et malgré la promesse qu’il avait faite, il se demandait régulièrement pourquoi il n’était pas mort avec lui ce jour-là. Et dans ces moment-là, Ad’ tâchait de se reprendre et de se secouer les écailles un peu. Il ne devait pas se laisser aller à de telles pensées. C’était stupide et surtout bien dépourvu de tout intérêt.

Le brun tâchait donc de se reprendre un peu en discutant ici et là avec ses contacts, ceux qu’il connaissait, quelques amis en souriant en riant et en répondant avec entrain. Peut-être un peu faux, mais du moment que personne ne s’en rendait compte…

Après avoir parlé durant une bonne heure de tout et de rien avec un groupe d’Aigle avec qui il s’entendait très bien, l’espion les salua et fila s’asseoir sur une pierre un peu en retrait pour respirer un coup. Tant de bruits lui donnait mal à la tête. Un haut volume de son n’avait jamais été son point fort. Et là dans le vide à regarder les ombres grandies et déformées par les hautes flammes de joie, le membre laissa ses pensées vagabonder vers des terres anciennes dont les souvenirs le firent sourire sincèrement.

Je savais que pour la majorité des gens, le fait de me fier aux  apparences était la première étape pour devenir une victime. Et je savais aussi que quoi que je puisse être, jamais je ne serai sciemment une victime. Toutefois, mon instinct ne me trompait que rarement, et j’avais l’impression nette que cet homme n’était pas un danger, bien au contraire. À pas de chat, à pas feutrés sur la terre sableuse, je me suis approchée de son rocher. Jamais il ne dérogea de sa posture, ce qui me laissa croire qu’il ne m’avait pas entendu ou que je n'étais pas un danger pour lui non plus. D’un imperceptible mouvement de tête, je saluais l’homme serein avant de me hisser à sa hauteur, sur son rocher. Les jambes ballantes, que ma robe mettait à nues, je désignai les ombres mouvantes et inquiétantes devant nous, un léger sourire aux lèvres.

- On raconte que le Soleil et la Lune sont nés lors d’une fête similaire… Une fête de l’orage. Un frère et une sœur. C’était une époque où la nuit était d’un noir absolu, si ce n’était des flammes du feu de joie. Elle était d’une beauté incroyable, et bien malgré lui, il sentit naître un grand désir pour elle. Alors il tenta, lors de la fête, de profiter de l’obscurité presque totale pour assouvir ses pulsions.

Jamais mon regard n’avait quitté les flammes et leurs ombres, alors que je narrais les premiers jours de lumière de notre monde. Sans doute n’allait-il pas me croire. Nombreux, ils étaient, à préférer croire en une réalité sans mystère, sans magie, sans rêve. Comment expliquer la présence d’une sphère si douce et triste, la nuit tombée, et d’un soleil si lumineux et cruel de chaleur dès l’aurore? La métaphore était trop jolie pour ne pas s’y accrocher. Le regard un peu vague, songeur, je reprenais mon récit là où je l’avais laissé, insensible aux éclats de rires et au brouhaha diffus que nous offrait la fête, lointaine.

- Mais la sœur était brillante, et elle avait pris soin d’enduire ses cheveux sombres de cendre grise. Lorsqu’il profita d’elle dans la pénombre et lui déroba sa pureté, la sœur n’eut qu’à s’approcher des flammes pour voir quel homme avait les mains souillées. Outrée de sa découverte, de voir que son propre sang s’en était pris à elle, elle s’échappa dans la nuit en courant. Son frère saisit un flambeau pour la poursuivre. Ils coururent si vite, ce soir-là, qu’ils s’envolèrent dans les cieux. La sœur aux cheveux de cendre se réfugia dans la nuit, où elle devint la lune, et le frère au flambeau lumineux se logea dans le jour, où il est désormais appelé soleil. Depuis ce jour, le frère pourchasse inlassablement sa sœur, sans parvenir à l’attraper.

C’est un sourire un peu triste que j’arborais, à la fin de mon histoire. Je rapatriais mon attention sur mon seul auditeur, attentive à ses moindres réactions. Attentive à ses moindres gestes, aussi. Même si j’avais abaissé partiellement ma garde, j’étais toute prête à m’envoler au premier mouvement brusque.

Il ne senti pas plus stupéfait ou surpris lorsque la jeune femme qu'il venait d’apercevoir se retrouva soudainement à ses côtés. C'était une habitude chez lui de sentir les gens approcher, comme un intuition de prédateur à l'affût de sa proie. Simplement, la nouvelle venue n'avait rien d'une proie. Et il n'était pas en chasse de quoi que ce soit.

Adrien ne prononça pas un seul mot et écoutant attentivement l'histoire qu'on lui racontait en regardant le feu, un sourire en coin flottant sur ses lèvres. Pas une seule fois il ne se tourna vers la brunette, la laissant être à ses côtés comme on laisse un vieil ami s'installer à côté de soi, sans se soucier d'être en danger ou non. Elle n'était pas un danger, il ne le sentait pas comme tel. Et le Dragon se trompait rarement lorsque son instinct lui dictait quelque chose.

L'espion attendit qu'elle eu terminée avant de poursuivre son conte comme s'il le connaissait par cœur, comme s'ils en étaient les auteurs.

- Il paraît aussi que lors des éclipses, enhardie et épuisée par sa course, elle se laisse rattraper pour pouvoir accéder a un peu d'affection et de repos. D'autres disent aussi que les éclipses sont les rares fois où il parvient à la rattraper et que c'est un viol qui s'ensuit.

Le plus grand croisa ses longs doigts et tourna finalement la tête vers la jeune femme. Lui accorda un sourire charmant et tout en restant paisible et calme poursuivit d'une voix douce.

- Je suis Adrien, tu vas souvent raconter des histoires comme ça pour briser la glace avec les inconnus ?

C'était tout à fait charmant comme manière d'aborder les gens cela dit.

Il avait cette force tranquille, ce calme réconfortant qu’ont parfois les hommes plus âgés. Une espèce de maturité de celui qui a déjà vu, de celui qui a déjà connu le monde. Si son attitude la laissait transparaître, sa voix, pour sa part, me berçait dès les premières syllabes. Une voix de velours qui s’harmonisait à la nuit tombée et à l’ambiance feutrée de notre perchoir improvisé. Devant mon récit, il n’avait pas sourcillé ni esquissé le moindre sourire moqueur. C’est tout attentif qu’il m’écoutait, respectueux. Bien malgré moi, malgré l’absence de mon protecteur et en dépit de ma crainte viscérale des autres clans, je me laissais séduire par ce respect apparent et le sentiment de quiétude qu’il inspirait.

Agréablement surprise, je le voyais reprendre ce mythe sur la naissance des astres avec une facilité déconcertante. Non seulement il ne me jugeait pas, ni ne se moquait, mais il osait même s’immiscer dans mon univers en improvisant un rêve supplémentaire pour expliquer le phénomène remarquable que sont les éclipses. Sans doute ne le savait-il pas, mais il pouvait s’enorgueillir de me faire sourire avec autant de douceur, lui, un parfait inconnu, un étranger à mon clan.

- La souillure… Elle me semble plus plausible, comme explication. Quelle femme ne se respecterait pas assez au point de retourner dans les bras de celui qui a fait l’innommable? Elle est la Lune, désormais, elle est la mère de chaque femme sur ce monde.

Je le quittais des yeux, une fois de plus, alors que je me rendais compte de l’étrangeté de notre échange. Je ne lui parlais plus seulement d’un conte, d’un mythe, je lui parlais de notre histoire, en quelque sorte, à nous toutes. Je balançais donc les jambes dans le vide, les mains de part et d’autres, sur le rocher, tout en écoutant sa présentation sommaire et son étrange question. La pudeur me quitta bien rapidement pour laisser entendre un éclat de rire. Non seulement je lui parlais de magie, d’entités mythiques, mais je lui parlais également de sujets beaucoup plus dramatiques, par cette métaphore.

- C’est que je me doutais que tu y serais réceptif. Tu n’es pas comme eux.

D’un délicat mouvement de tête, je désignais la petite foule bruyante rassemblée non loin du feu. Rien, dans mon faciès, ne se voulait arrogant ou condescendant, par cette comparaison. Il y avait ce monde qui bougeait, s’activait, faisait du bruit et dépensait son énergie, et il y avait nous, baignés de quiétude, contempteurs silencieux du monde.

- Crois-tu à la fatalité, Adrien? Que notre destin est en partie déterminé?

Il avait avec lui une très étrange, mais aussi une très charmante jeune demoiselle. Un rire chaud lui échappa en la voyant désigner la foule devant eu et lui affirmer qu'ils n'étaient pas des leurs.

Adrien savait depuis très longtemps qu'il n'était pas d'aucun des groupes présents. Seul, il s'était retrouvé seul tellement jeune. Tellement trop vite. Il avait alors volontiers épousé cette solitude qui était devenu son pain quotidien. Certes, il connaissait beaucoup de gens, il avait quelques amis aussi, mais la solitude était pourtant bien la seule chose qu'il connaissait réellement.

Ce genre de fête faisait le bonheur de son frère, pas le sien. Si bien que de se retrouver assis à discuter d'histoires de la sorte lui convenait parfaitement et rendait la nuit bien plus charmante.

- Peut-être aussi qu'elle lui laisse la chance de s'excuser en le laissant approcher ? Parce que tous savent que les hommes ne sont qu'inférieur aux femmes, de pauvres créatures guidés par leur instinct. Vous aurez toujours le beaux rôles et vous le méritez.

C'était étrange d'entendre ce discours de la bouche d'un dragon dont le clan n'était pas spécialement égalitaire avec tous. Mais qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire franchement ? Il passait plus de temps en dehors de son clan qu'à l'intérieur et avec le passé qu'il avait eu parfois avec certains dragons...

-Plus ou moins, je crois plutôt que notre vie à une ligne principale qui change chaque fois que l'on prend une décision. Et toi ?

Décidément, cette jeune femme était tout à fait charmante et discuter avec avait quelque chose d'apaisant. Il appréciait de plus en plus sa compagnie et se dit que vraiment il n'avait rien comme les autres, ni elle d'ailleurs.

- J'aime bien être différent, c'est plutôt ennuyant d'être comme tout le monde non ?

Ad' tourna la tête vers la brunette et lui offrit un autre sourire doux.

- Dans ce monde, rien ni personne ne nous appartient. Tout ce que nous possédons, nous le rendrons à notre mort. Nous n’avons alors que nos pensées et notre corps… Même un être inférieur et primitif n’aura jamais les droits pour me souiller et espérer mon pardon.

Ce sujet me prenait toute entière et m’incitait à tenir ma position. Comment une déesse pouvait-elle s’abaisser au pardon? Comment pourrais-je moi-même pardonner une profanation de mon corps, mon temple? Inconcevable. C'était toutefois adorable, et peut-être idéaliste, un peu, de croire que nous n’étions qu’amour, nous, les femmes. J’étais sereine. Souriante même, et j’assumais pleinement mon discours. Cela ne m'empêcha toutefois pas s’incliner la tête pour accepter bien humblement l’étrange compliment que me faisait Adrien. L’idée de deviner son clan d’origine me traversa l’esprit, et je la chassa aussi rapidement qu’elle était arrivée. À quoi bon, après tout. Il ne semblait plus être en âge d’être membre et un ancien en valait bien un autre. À sa réponse sur le destin, j’enchaînai sans hésitation. C’était une question sur laquelle je méditais régulièrement. À défaut d’avoir une vérité absolue à offrir, j’avais une croyance à partager.

- Quant au destin… Je crois que tu as raison, en grande partie du moins. Des éléments fixes dans notre vie, que nous pouvons esquiver ou croiser si nous savons écouter et entendre. Et d’autres, prédestinés, que nous devons accepter.

Comme notre rencontre. Elle ne tenait pas uniquement du hasard, je ne pouvais pas m’y résoudre. La quiétude et le calme qu’il m’inspirait, malgré ma crainte sourde des étrangers, ne pouvait pas être un simple coup de chance. Je laissais la conversation retomber avec douceur, suite à sa dernière question. Je réfléchissais distraitement en suivant deux jeunes adolescentes courir entre les membres rassemblés, indifférentes à la proximité des flammes et aux clivages entre les clans. Elles désiraient probablement appartenir à un tout bien plus grand qu’elles. Se conformer. Aspirer à un titre. Embrasser à bras ouverts la philosophie de leur clan pour se faire accepter.

- Il est incroyable que, bien que nous soyons tous uniques, nous désirons plus que tout, pour la plupart, nous confirmer et ressembler aux autres.

Je ramenais mon attention sur lui, croisant, au passage, son sourire doux. Quelques petites marques de vie sillonnaient le coin de ses yeux, lorsqu’il souriait ainsi. Elles me firent sourire à mon tour.

- C’est d’une tristesse, oui… En quoi es-tu différent et unique, selon toi? En quoi Adrien n’est aucunement comme le reste du monde?

Sourire mutin sur mes lèvres pleines, je m'inclinai vers lui comme pour mieux recueillir sa confidence.

Son opinion semblait bien arrêtée. Et son esprit curieux bien plus que ses habitudes d'espion lui donnèrent envie de savoir ce qui avait pu la rendre si centré sur cette idée. Parce que nul doute pour lui que cette jeune femme était une source d'informations et d’anecdotes tout à fait délicieuses pour quelqu'un de son genre. Pourtant, il n'insista pas et se contenta de sourire doucement.

- En effet, certaines choses doivent être acceptées malgré la douleur qu'elle engendre... Mais je veux continuer de croire que ces événements auraient pu être évités ou du moins changer. Parce que je ne suis qu'un humain et que j'ai besoin d'espoir contre la fatalité de notre monde.

Des choses comme la mort d'Aaron, comme son enfance horrible, comme sa solitude perpétuelle, auraient sans doute pu être évités... Du moins tentait-il de s'en convaincre quand il songeait à son frère, qu'il songeait au fait qu'il aurait peut-être pu le sauver. Mais ce genre de pensées n'avaient pas vraiment lieu d'être dans une rencontre de la sorte.

- Oh mais tout est une question de décision, si je n'étais pas venu ce soir, comme je l'avais songer à la base, nous ne serions jamais assis ici, et si toi-même tu n'avais pas suffisamment cru en l'espèce originale que nous sommes, tu ne serais pas assise là. JE crois sincèrement que tout n'est qu'une question de décisions.

Un autre sourire taquin lui étira le coin de lèvres avant que la question de son interlocutrice ne lui arrache un rire léger.

- Si je me rappelle bien, c'est toi la première qui a mentionné que je n'étais pas, que nous n'étions pas comme les autres. C'est donc bien à toi de me donner la raison de ce qui fais de moi quelqu'un d'unique.

Cette fois ce fût un air amusé qui étira ses traits. Il ne posa pas de question sur son nom, ni sur d'où elle venait, si elle n'avait pas répondue, Adrien en déduisait qu'elle devait faire partie de ceux qui avaient parfois besoin de parler sans qu'un nom ne viennent porter préjudice à leur paroles.

Alors lui offrirait-il cette paix d'esprit et cette tranquillité ne serais-ce que pour profiter encore de ce semblant de paix qu'elle lui apportait.

- Qu’est-ce qui motive nos choix, dans ce cas? Je crois que le destin y est pour beaucoup. Le courage qu’il m’a fallu pour me retrouver seule en ta compagnie, par exemple, est peut-être le fruit du hasard. Ou pas. Peut-être sommes-nous simplement déterminés à nous croire libres..?

Devant sa seconde question, je faisais mine de réfléchir, mon index tapotait avec délicatesse mes lippes charnues, mais un sourire rogue me trahissait : l’ombre d’une réponse avait déjà germé à mon esprit depuis le début de cette petite conversation. Un homme serein, posé, c’était l’aura qu’il dégageait. C’était l’aura qui m’avait attirée, apaisée puis charmée, au milieu de la nuit. Ne lui avais-je d’ailleurs pas dit, qu’il n’était en rien comme les autres?

- Adrien n’est pas comme les autres. Il est celui qui contemple le monde et cherche à le comprendre, plutôt qu’à le vivre.

Je m'étais inclinée en sa direction tout en lui offrant ma description de son unicité. Pour peu mon épaule frôlait son bras. Pour peu, je pouvais sentir son odeur. Pour si peu, je me trouvais sotte. Il était âgé, il était d’un autre clan, mais surtout, il était un étranger. Je devais me méfier d’eux. À quoi jouais-je? Des relents d’alcool, peut-être, parfumaient mes actes et mes instincts d’une fragrance de lubricité.

- À mes yeux, ton aura est limpide. Mais toi, comment te perçois-tu?

Évasive, mon visage en angle sur le côté, je jouais à lisser mes cheveux derrière mon oreille en laissant innocemment mon bras effleurer le sien. J’allais tout gâcher, je le pressentais. Je préservais mon petit sourire, les yeux plissés très légèrement pour souligner l’attention que je portais à ses moindres paroles. Je m’efforçais de ne pas me laisser distraire loin de notre conversation. Tout pour faire fuir le trouble qu’Adrien m’inspirait. Ma voix me répétait en ritournelle que je devais me ressaisir sans quoi, j’allais tout simplement devoir quitter cet endroit et retourner sur le territoire Est.  Le quitter lui. Je savais que je ne souhaitais pas m’extirper de la quiétude qu’il m’inspirait, ainsi, je faisais déjà un effort. Je croisais les mains sur les genoux, m’obligeant, par ce simple geste, à ne pas être “ce genre de fille”.

Un léger rire lui échappa quand il entendit la demoiselle parler de courage. Il ne riait pas d'elle bien évidemment, Adrien ne riait pas des autres, c'était stupide et immature. Chacun faisaient ses erreurs, chacun avaient ses peur. C'était plutôt du fait que pour une fois ce soi lui le danger. Personne n'envisageait aux premiers abords que le brun puisse être dangereux avec son sourire charmeur et ses manières douces. Il était discret tout de même malgré sa taille et c'était sans doute cette inoffensive attitude qui l'avait rendu si parfait dans son rôle d'espion. En fait, les gens venaient le voir, ils venaient se confier à lui, lui faisaient confiance sans trop se poser de questions. Folie ou intelligence, il était difficile de le définir quand on faisait face à un personnage comme Adrien.

C'était donc de ça qu'il riait. Qu'Ayana ai tout bonnement vu au travers de ce que les autres avaient du mal à cerner. Adrien pouvait être extrêmement dangereux. Il trouvait amusant qu'une parfaite inconnue le comprenne sans même vraiment le connaître.

- Je préfères croire. L'espoir fait vivre. Et seuls les dieux savent comment ce monde à besoin d'espoir.

Leur entente, leur discutions, leur compagnie mutuelle, tout cela semblait aller naturellement. Comme si Adrien et Ayana devait s'entendre de base. Peut-être que vraiment, certaines choses étaient faites pour arrivées. Ses choix passés l'avaient surement mener ici, ce soir, à contempler les corps mouvements et leur ombres mystiques agrandies par les flammes.

- Adrien ? Adrien est un homme, mais pas totalement, plus une ombre de ce qu'il aurait pu être sans la fatalité qui s'est abattu sur lui. Je préfères observer le monde dans lequel je ne me sens pas tout à fait à ma place.

La brunette avait clairement un charme affirmée, dont elle ne semblait pas consciente et qui faisait clairement son petit effet sur l'Ancien qui appréciait ce genre de personnalité posée. Surtout dans un monde constamment en mouvement. Un regarda mordoré se posa sur l'épaule à côté de la sienne et il eu un autre sourire entre l'amusement et la séduction.

Adrien était séduit par cette jeune femme qui lui était totalement inconnu. Et ça lui plaisait.

Je ne suivais plus réellement la conversation, tant Adrien me perturbait dans sa manière d’être sans qu’il n’ait dû agir ni même bougé. Ce calme incroyable qu’il dégageait m’attirait à m’en faire perdre le fil d’un échange pourtant simple. Ou peut-être était-ce l’alcool? Probablement. Mes mains s’enracinaient sur mes genoux pour que je ne cède pas à la tentation de l’effleurer à nouveau.

- Et si je te disais que je perçois l’avenir, Adrien..?

Je me félicitais de faire diversion de la sorte. Cette simple question m’obligeait à me concentrer sur la réaction de mon compagnon nocturne. Et sur ses ridules légères comme des plumes, au coin de ses yeux. Il y a eu quelque chose d’étrange, lorsque nos regards se sont encore croisés, comme une barrière solide qui cédait d’un seul coup. La peur de regretter fut soudainement envahissante, transcendant mes valeurs personnelles et ma crainte générale de me laisser aller.

Mes lèvres sur les siennes, je ne l’avais pas prévu. Ni ma main jalouse sur sa joue deja captive. Ni ma langue contre la sienne. Ni mon coeur qui explosait. Ce fut un baiser volé. Un baiser forcé. Un baiser dévoré qui en demandait plus. Un baiser violent qui me tordait le ventre. Je me suis éloignée de lui comme on s’éloigne d’une braise trop vive, choquée et fascinée par ma propre audace Mes yeux immenses et noirs se plantèrent dans les siens et, sans que je m’en sois doutée, je constatais mon souffle court. Comme si mon corps savait combien d’énergie il m’avait fallu pour nager contre autant de principes et se permettait d’être haletant.

- Je perçois si bien l’avenir que je t’assure que tu auras besoin de ce baiser. Il n’est pas donné en vain.

Le mensonge était sorti naturellement. La vérité était que j’en avais eu envie, bien simplement, et que le prétexte de la divination était trop beau. J’espérais qu’il soit trop troublé pour vouloir me retenir ou pour se venger de ce viol partiel. Mon regard cherchait le sien, intense, prêt à pénétrer son âme afin qu’il y croit. J’étais persuadée de ce que j’avançais, cette fois. Un mensonge suffisait, je ne voulais pas alourdir ma conscience.

- Je ne suis pas comme elles, Adrien.

La perception des autres, Adrien l'avait acquis dès son plus jeune âge. Savoir à qui faire confiance et qui éviter. Quelle personne était encline à aider et qui était plutôt du genre à frapper. Deviner la réelle personnalité des gens avaient toujours été pour lui comme une lubie, un passe-temps auquel lui et son frère s'adonnait souvent.

Il savait donc à quoi s'en tenir après quelque minutes de discussion avec un tel. Mais pas Ayana. Non Ayana était mystérieuse et éblouissante. Ayana lui tournait la tête et l'enivrait tellement le mystère l'entourait comme le plus léger des voiles opaques qui laisse penser sans laisser voir. Ayana le séduisait, surement sans le vouloir et il lui jeta un œil en coin lorsqu'elle lui posa une autre question.

- Je dirais que ce doit être un bien lourd fardeau que tu aurais là.

Ses yeux mordorés croisèrent ceux de son envoûtante interlocutrice. Le Dragon ne voulait pas profiter de son ivresse ou de son exaltation pour lui voler un baiser. Il ne profitait pas des femmes. Et il ne voulait pas la charmer comme une vulgaire amante de passage, non, elle n'était pas comme ça.

La surprise fût donc considérable quand ce fût elle qui lui vola ses lèvres, possédant sa bouche et sa joue. Mais aussi son corps et son âme. C'était sans doute la première fois qu'il se faisait prendre de la sorte. Et l'espion n'était sans doute pas pour se plaindre. Ça avait été un instant intense, comme surréel. Il l'écouta et secoua doucement la tête encore bouche bée.

Ad' se leva d'un bond de sa place, incapable de rester immobile encore longtemps. La nervosité de sa compagne transparaissait dans chacun de ses gestes et encore hypnotisé par le moment, il resta silencieux encore quelques instants. Puis sa mains attrapa délicatement celle de sa compagne pour la rapprocher et lui voler un baiser d'une légèreté caressante.

- Et moi je ne donne celui-là que par pur égoïsme. Parce que j'en ai envie. Et parce que tu n'es pas comme les autres. Parce que nous ne sommes pas eux.

Il aurait ajouter quelque chose, mais une voix masculine attira leur attention. Un blond se dirigeait vers eux, d'un air froid et inquiet. Ce fût ce moment d'inattention qui permit à la jeune femme de lui filer entre les doigts. Et cette fois, il ne tenta pas de la retenir. Quelques minutes suffirent au couple pour disparaître dans les ombres qui les avaient diverties quelques temps plus tôt.

Adrien se laissa retomber sur sa pierre et se frotta le visage vigoureusement. Avait-il seulement rêvé ? Le goût sur ses lèvres lui affirmait que non. Et ce fut donc dans cet état de confusion profonde, que le Dragon rentra chez lui.