Depuis cette nuit, quelque chose avait changé. L'adolescent ne cessait de penser à la rébellion, ainsi qu'à tout ce que les éclaireurs racontaient à ce sujet. Des dizaines de Jaguars se seraient fait tuer sur leur propre territoire... Les pertes étaient énormes... Le clan était dévasté. Si en temps normal, apprendre la perte des Jaguars aurait réjoui le jeune homme, il n'en était rien en ce moment même. Asha... Que lui était-il arrivé? Il savait que sa soeur était une vraie tête brûlée. Elle ne mesurait jamais l'ampleur du danger et fonçait dedans tête baissée. Ironiquement, lors de leur séparation, elle ne s'était pas du tout montrée téméraire. Elle avait agi avec couardise... Lâcheté. Peut-être s'inquiétait-il pour rien... Peut-être avait-elle changé.

Ses pensées le taraudaient sans cesse. Après s'être brièvement reposé au campement, il partit en direction du Sud. Il ne savait exactement si c'était une bonne décision. Suite à la rébellion, les frontières seraient peut-être davantage sécurisées. Sans doute ne pourrait-il arriver jusque là. Mais il s'en moquait. Il fallait qu'il sache. Il en avait marre de rester bêtement là, à attendre qu'une rencontre se produise, ou qu'il l'aperçoive enfin dans la plaine, comme une apparition à la fois enchanteresse et horrible.

Sur son chemin, il ne croisa personne. L'agitation de cette nuit avait fait place à un calme presque étrange. Lorsqu'il atteignit le centre neutre, il constata que les choses ne changèrent pas. Relâchant son attention, il entreprit de traverser les décombres du centre. C'est alors que quelqu'un qui venait de se glisser derrière lui lui saisit le cou. Elan fut ramené en arrière et bascula dans les bras de son agresseur qui tentait de l'étrangler.

Un Libre. Ca ne faisait aucun doute. L'étranger fut vite rejoint par son acolyte qui fouilla l'adolescent gauchement, sans doute à la recherche d'armes ou de nourriture. Ils étaient tombés sur la mauvaise personne.

D'un geste vif des bras, Elan éjecta ses dagues et s'en saisit prestement. Il n'hésita pas une seconde avant de les enfoncer dans les flancs de son premier assaillant qui le lâcha de douleur en hurlant. Le deuxième tenta de s'enfuir, visiblement surpris de voir apparaître des armes. Mais l'adolescent s'empressa de lui planter une dague au milieu du crâne. Ensuite, il se tourna vers l'autre Libre qui agonisait sur le sol. Presque mathématiquement, il saisit sa deuxième dague et se pencha à côté de sa victime. L'homme savait qu'il était perdu et fixait sur lui un regard à la fois terrorisé et suppliant. Un léger sourire vint mystérieusement naître sur le visage de l'Intouchable. Il enfonça la lame dans la gorge de l'agonisant qui écarquilla les yeux avant d'émettre des grommellements rauques et gorgés de sang. L'artère explosa et vint éclabousser le visage du jeune homme qui ne cilla pas. Il voyait dans la dernière expression du condamné quelque chose de désespéré qui lui rappelait sa propre détresse. Ce sentiment le galvanisa et il enfonça un peu plus la lame, souhaitant entendre encore une fois ce bruit horrible, voir une dernière fois cette expression sur le visage d'un inconnu. Lorsque l'homme rendit son dernier soupir, Elan se releva prestement. Il était haletant et en sueur. Le regard du jeune homme courrait du cadavre à son t-shirt maculé de sang. Le sang d'un meurtre. Affolé, il recula, sans comprendre ce qu'il lui avait pris. On l'avait attaqué... Il n'avait fait que se défendre... Non... Il aurait pu les laisser vivre...

Son coeur s'emballait à mesure qu'il découvrait l'horreur de son méfait. Il lâcha son arme et se retourna. Il ne put retenir un sursaut. D'autres libres étaient présents. Une jeune femme aux traits bizarres était penché sur l'un des cadavres, à la recherche de vivres et de munitions, ce qu'elle trouva aisément. Il ne comprit pas vraiment ce qu'elle ajouta par la suite, mais se demanda ce qu'elle venait faire ici, et pourquoi s'empressait-elle de dépouiller des corps fraichement tués. Etait-elle inconsciente?

Sans se départir de ses sentiments paradoxaux, Elan  s'avança vers elle. Il ne supportait pas de la voir voler l'homme qu'il venait de tuer inutilement. Il ne supportait pas on plus qu'elle soit le témoin d'un crime qu'elle ne semblait pas comprendre. Il la haït à l'instant même où il la vit.

Lâche ça. Son ton était anormalement grave et menaçant. Il ne se connaissait pas une telle agressivité.

Il continua à s'approcher de la jeune femme. Fuis, s'il-te-plaît. Ne reste pas plantée là... C'est trop tentant. Se dit-il. Le goût du sang ne voulait quitter sa langue. Ses tremblements ne s'arrêtaient pas. Et quelque chose lui donnait envie de recommencer. Un désespoir. Une pulsion. Une fureur aveugle.

Cette Libre ne comprenait donc rien... Elle s'obstinait à fouiller le corps comme un vulgaire carnassier sans se soucier de lui. Elan ne parvenait toujours pas à se calmer ni à mettre des pensées sur ce qui lui arrivait. L'adolescent avait pourtant déjà tué. De nombreuses fois. Et à chaque fois, il avait accompli ces actes froidement et sans éprouver le moindre regret. Mais il y avait toujours eu une raison à ces meurtres, et il n'y avait jamais vraiment trouvé un quelconque plaisir. Aujourd'hui c'était différent. Il était pris d'une sorte de fureur, d'une frénésie qui refusait de se calmer. Comme si ces vies qu'il prenait lui permettaient d'exprimer cette colère qu'il retenait depuis tant d'années. Il éprouvait un plaisir tout nouveau et qui lui était étranger jusqu'alors. Cette perte de contrôle et ce goût du sang ne lui ressemblaient pas, et c'était justement ça qui lui plaisait. Il ne savait exactement où de tels actes le mèneraient, ni s'il recommencerait ce genre de chose à l'avenir. Tout ce qui comptait c'était le présent.

Sans maîtriser davantage ses tremblements, il s'avança vers la Libre qui s'acharnait à dépouiller le cadavre qui s'offrait à elle. Elle s'adressa à nouveau à l'adolescent sans que celui-ci ne l'écoute vraiment. Puisqu'elle ne comprenait pas, il allait se montrer un peu plus clair.

Il saisit la dague accroché à son mollet droit et la lança vers la brune. La lame vint se ficher dans un bruit sourd sur le cadavre, non sans avoir au passage touché la fille. Il ne savait exactement à quel point la lame l'avait heurtée, mais il comptait bien le découvrir lui-même et continua d'avancer vers sa prochaine victime.

Il n'avait fait qu'effleurer l'inconnue. Son état l'empêchait d'être précis, tout ce qu'il souhaitait à présent c'était de la mettre en pièce, comme il venait de le faire pour ces deux imbéciles qui s'étaient attaqués à lui. Oui. Il avait encore envie de tuer. Sans raison. C'était un besoin irrépressible, une envie nouvelle et incommensurable... Il ne pouvait expliquer pourquoi. Il ne voulait plus s'expliquer quoi que ce soit, en fait. Il voulait juste agir, laisser son corps lui procurer cette sensation de domination et de sadisme qu'il éprouvait pour la première fois.

Entendre ce bruit... Voir cette expression de désespoir ... Voir la mort se dessiner sous ses yeux. C'était sans doute la chose la plus exaltante et libératrice qu'il avait vécu jusqu'alors.

La jeune femme répliqua. Elle envoya une dague qui érafla sa cuisse droite. Elan siffla. La blessure était douloureuse mais superficielle, elle serait néanmoins embêtante dans les prochaines heures. Il faudrait qu'il se charge de ça au plus vite. L'adolescent n'avait même pas tenté d'esquiver cette attaque pourtant prévisible. Sans même se demander ce qu'il lui prenait, ou évaluer les risques, il se pencha et se saisit de sa troisième dague. Il tituba et se jeta sur cette fille qui était à deux mètres de lui, en lui saisissant la gorge. Il posa la dague sur sa carotide et la caressa presque avec délectation. Les deux imbéciles derrière elle tentèrent une approche, mais il releva la tête vers eux, menaçant.

Un pas et elle meurt.

hj:

La Libre était désormais à sa merci. Il la surplombait et avait sa vie entre ses mains, littéralement. Elan aurait voulu éprouver ce sentiment de puissance et d'excitation plus souvent et il se grisa de cette sensation nouvelle. Il avait l'impression de découvrir une autre facette de lui-même emplie de mystères et de possibilités. Tant de possibilités qu'il n'avait même pas envisagées. C'était comme s'il avait vécu à moitié pendant dix-sept ans et qu'il se réveillait enfin, plein de haine et de violence. Relâcher toute sa hargne sur quelqu'un lui faisait un bien fou, et il était bien décidé à tuer à nouveau.

La jeune femme fit un léger signe à ses compagnons pour leur faire comprendre qu'elle ne voulait aucune aide. Les deux Libres restèrent donc là, dans l'expectative, sans vraiment savoir ce qu'ils devaient faire. Ensuite, elle tourna un regard apeuré vers lui, et tenta de le raisonner. Mais ses mots roulèrent sur sa carapace de haine - ou plutôt de folie. Il accentua légèrement la pression de sa lame sur le visage de la jeune femme et vit poindre le sang de cette inconnue. Il laissa glisser son couteau le long de sa joue.

Pourquoi t'es pas partie? Il avait presque murmuré ces paroles, d'une voix tremblante et incertaine.

Si cette folle avait vu le danger et s'était éclipsée dès le départ, tout cela ne serait pas arrivé. Si elle était partie, il serait déjà en route pour retourner au campement, à l'heure qu'il était. Mais là, il voulait juste s'amuser encore un peu, elle l'avait bien cherché après tout.

L'adolescent accentua la pression et sa lame pénétra un petit peu plus dans la peau tannée de l'étrangère. Le sang s'agglutina sur le métal pour ensuite couler sur le sable brûlant. Le spectacle avait quelque chose de beau. La fille laissa échapper un léger couinement. Douleur ou surprise? Elan n'en savait rien. Mais quelque chose l'incita à arrêter.

Il n'aurait pu dire ce qu'il ressentait à présent, mais il eut la soudaine impression que ce qu'il faisait était mal. Alors que son sens moral semblait s'être complètement effacé pour laisser place à une folie meurtrière, un sursaut de doute le saisit et son regard s'éclaira en une fraction de seconde. Presque aussitôt, tout en tremblant, il se releva et s'éloigna à reculons.

Je suis désolé.

Il trébucha sur l'un des corps qu'il venait de refroidir et la chute le surprit tout autant que cette prise de conscience qu'il venait tout juste de subir. Il se demandait à présent ce qu'il lui avait pris et ressentait comme un vertige. Vertige face à tant de violence, vertige face à cette soudaine perte de contrôle qui lui ressemblait si peu et vertige face à ce plaisir coupable qu'il avait éprouvé en ôtant la vie et en terrorisant une innocente.

Encore allongé, il se saisit de sa dague qui était toujours plantée dans le corps encore chaud de sa victime et alla vite ramasser l'autre lame qui se trouvait non loin de là. Les jambes tremblantes, presque en titubant, il décida de quitter les lieux sans plus attendre. L'adolescent voulait éviter d'éventuelles représailles de ces trois libres. Il avait aussi besoin d'être seul pour réfléchir à ce qu'il venait de lui arriver. Le brun n'était pas certain de s'en remettre de si tôt, en tout cas...