Jour 5 milieu de journée


Sa respiration était lente. Il se relevait difficilement d’un sommeil agité. Cinq années s’étaient écoulées depuis la mort de sa nièce. Il aurait pu faire le deuil de cet affreux événement, mais il était impossible pour Mischa d’oublier l’horreur qui l’emplissait et le meurtrier qu’il était. Il s’était mis à dos toute sa famille pour simplement exécuter les ordres, pour ne pas perdre sa vie. Il n’était qu’un lâche et il s’était juré d’en finir avec Samuel. Des envies de meurtres le prenaient de temps en temps, mais Mischa se rendait bien compte que s’il renversait Samuel, il se mettrait un paquet de monde sur le dos et perdrait certainement sa vie. Au final, il se contentait d’éviter le chef du clan et de planter la pointe de sa lame dans un dessin qui représentait le portrait de Samuel. Il souhaitait sa mort plus que tout au monde.

La chaleur écrasante pointait déjà le bout de son nez alors que le soleil n’avait même pas encore atteint son apogée. L’ancien sorti de son abri chétif, puis jeta un coup d’œil parmi les décombres qui l’entouraient. Paris n’était plus qu’une ville en ruine et rien ne figurait là une ville autrefois dynamique et pleine de vie. L’humanité n’était plus ce qu’elle représentait. Chacun vivait pour soi et la loi du plus fort avait repris le dessus. Du moins, c’est ce qu’on prétendait. Il suffisait de mettre Samuel et Mischa en combat singulier, le fine lame était certain de gagner au combat. Mais voilà, on ne choisissait pas son chef de clan.

Mischa attrapa sa rapière et s’installa sur une chaise branlante non loin de chez lui. Il commença à aiguiser sa lame, tout en regardant le monde s’agiter autour de lui. Des soumis s’afféraient à leurs tâches quotidiennes. Des tâches pénibles et difficiles à exécuter par cette chaleur. Certains Dragons qui se disaient pure souche, s’amusaient à traiter les soumis comme un vulgaire bétail, les ruant de coups s’ils n’exécutaient pas les ordres assez rapidement. Plusieurs fois Mischa avait ressenti le besoin de se lever pour casser la gueule à ces mécréants, ces hommes indignes de porter le nom des Dragons du Nord. Il ne comprenait pas comment l’homme avait pu retourner au temps de l’esclavage et qu’il pouvait traiter ses semblables de la sorte. Mais curieusement, il ne comprenait pas non plus pourquoi il s’inquiétait du sort des soumis. Jusqu’à il y a cinq ans, Mischa n’avait jamais prêté attention à ces personnes. Elles n’avaient aucune importance pour lui et il n’avait jamais eu le moindre remords à descendre toute une famille de soumis, simplement parce qu’on lui avait demandé de le faire.

Mais les choses avaient changé. Il avait changé. L’idée de devoir rester dans un tel clan le rebutait chaque jour un peu plus. Il ne se sentait plus vraiment à sa place et songeait de temps en temps à tout quitter pour un autre clan. Le risque était gros, très gros. Il aimait encore bien trop de personnes ici pour trahir la confiance de leur chef et donner ses capacités singulières à un clan ennemi.

Après avoir testé sa lame sur de maigres lianes qui pendouillaient d’un bâtiment en piteux état, Mischa s’en alla rejoindre les élites des fines lames, histoire de voir leur entrainement. Il aimait bien les observer et constater qu’ils avaient encore beaucoup de boulot pour arriver à son niveau. Plusieurs fois il se retenait pour ne pas glisser une petite remarque au creux d’un membre pour lui permettre d’acquérir plus de rapidité dans ses mouvements ou encore une souplesse qui lui sauverait la vie en mission. Mais il n’était pas instructeur, alors il restait là les bras croisé, loin d’eux, tel un spectateur envieux.

Une petite gamine aux cheveux de pailles observait la scène. Elle était plutôt chétive, son visage était couvert de crasse, mais ses yeux bleus pétillaient d’envie. Le menton sur les coudes, elle admirait l’entrainement avec envie. Mischa la considéra jusqu’au moment où elle tourna le regard dans sa direction.

« Moi aussi je voudrais me battre comme eux ! Ils ont l’air si fort et si rapide ! » dit-elle presque trop réjouie pour que ce soit réel.
Mischa se contenta de sourire et lui ébouriffa les cheveux avant de quitter la place. Il savait qu’il était impossible pour une soumise d’être aspirante et encore moins de rejoindre l’élite des fines lames. A moins qu’elle ait quelque chose hors du commun.

Il marcha longtemps sans aucun but, toujours le manche de sa rapière au creux de sa main droite. Il observait tout ce qui l’entourait et aperçu plusieurs fois Samuel dans un groupe, discutant de vive voix. Etrange. D’ordinaire on ne le voyait pas beaucoup dans le camp. Il détourna son attention vers une petite tête blonde familière. Hedwige. Son cœur ne fit qu’un bond et rapidement Mischa pivota sur ses talons pour éviter de la croiser. Il bifurqua dans une petite ruelle sombre et fraiche. Là, quelques soumis vendaient des produits en tout genre. Il ne prêta pas vraiment attention à ce qui l’entourait. Mischa continua sa route tout en accélérant le pas. Des gouttes de sueur perlaient sur son front.

Enfin il déboucha sur une rue plus grande, éclairé par les rayons cuisant du soleil. Bien, elle n’était plus là. Il se retourna brusquement et eut un mouvement de recul brutal quand il fit face au visage et au regard sévère d’Hedwige. Il avait essayé de l’éviter et finalement, il se retrouvait presque nez à nez avec elle. L’envie de l’embrasser lui brulait les lèvres, mais il savait qu’il était dorénavant impossible d’agir de la sorte. Il tenait trop à son visage pour le moment.

Mischa fit deux pas en arrière et passa une main dans ses cheveux. Le hasard lui en voulait décidément. Ruby il y a quatre jours et maintenant Hedwige ? Pourquoi pas Violette demain ! Un sourire torve se dessina sur son visage mal rasé.

« Hedwige ! Quelle surprise ! Je ne m’attendais pas à te voir ici ! Enfin, je ne m’attendais pas à te voir du tout … tu n’es pas à l’entrainement ? »

Elle n’avait pas vu le temps passer. Toute la matinée, Hedwige l’avait passée en compagnie de Violette. Elle avait écouté ce qu’elle avait à lui dire sans plus insister lorsque la jeune femme ne désirait pas aller plus loin. L’Ancienne avait un comportement particulier avec elle et elle l’assumait entièrement. Hed’ se moquait bien de ce que pouvait pensait les autres Dragons de ça. Voilà bien longtemps qu’elle avait appris à ne plus accorder aucune importance aux racontars. Autrement, elle n’en serait probablement pas là aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, elle avait patiemment attendu que la Spécialiste finisse de faire ce qu’elle avait à faire et à dire avant de la raccompagner vers la sortie. Une fois que ce fut fait, elle se confectionna à son tour un petit sandwich qu’elle ne tarda pas à engloutir. Puis, elle réajusta ses vêtements et saisit sa lame et son fourreau qu’elle attache à sa ceinture puis, elle sortit à son tour et referma la porte derrière elle. Pour cette journée, elle ne resterait pas enfermée. Le soleil tapait à l’extérieur et c’était le moment idéal pour en profiter. Et c’était bien ce qu’elle comptait faire même si, pour le moment, elle avançait à travers le camp sans réel objectif. De temps en temps, il lui arrivait de croiser des Membres et parfois, elle tombait sur un ou deux Spécialistes mais elle ne prenait jamais la peine de s’arrêter pour discuter avec eux. De toute manière, ils semblaient bien trop occupés ou pressés pour avoir envie de discuter avec une Ancienne. Et dans un sens, elle ne pouvait pas totalement leur en vouloir.

Pendant cette journée, elle s’était d’ailleurs préparée à tout… Sauf à quelque chose comme ça. Alors qu’elle observait un groupe qui discutait non loin d’elle, un mouvement sur son côté gauche l’intrigua. Réactive, Hedwige tourna la tête et elle eut à peine le temps d’apercevoir une silhouette, un visage. Mais ce qu’elle avait pu –ou cru– voir lui avait fait écarquiller les yeux. Elle n’en était pas totalement certaine car ça s’était déroulé relativement rapidement mais elle souhaitait en avoir le cœur net. Hedwige était persuadée qu’elle risquait de le regretter si elle ne prenait pas un peu de son temps pour aller elle-même vérifier si elle n’avait pas halluciné. Et si ce n’était pas le cas, les retrouvailles avec cette personne risquaient d’être assez… explosives. Pourtant, c’est sans réfléchir davantage aux conséquences que la Dragonne se mit à pister celui qu’elle avait cru apercevoir. Son enquête la mena rapidement dans une rue un peu plus éclairée et plus grande que les autres. Là, elle le vit de dos et son cœur qui avait commencé à émettre plus de battements accéléra encore un peu lorsque l’homme se retourna d’un coup dans sa direction avant d’avoir un mouvement de recul en la reconnaissant. Hedwige se mit soudainement à le fixer avec un regard lourd de reproches. C’était bien lui. Impossible d’oublier ce visage. Elle l’aurait reconnu entre mille. Cet homme qu’elle avait aimé plus que tout par le passé… Il lui faisait face, là, maintenant. Cinq années après… « Mischa… » Un prénom. Un souffle. A peine un son qu’elle n’était même plus certaine d’avoir prononcé. La sensation qu’elle l’a rêvé. Une fois de plus. Et pourtant, l’homme qui se trouvait actuellement en face d’elle ne lui avait jamais paru aussi réel qu’à cet instant. Paradoxal.

« Cinq ans… » Ses yeux se décident enfin à bouger. Le sentiment est toujours le même. Il n’a pas changé. Mais elle se surprend à le détailler. Son visage, ses traits, ses muscles… Pour elle, c’est limpide et la conclusion s’impose. Physiquement, il n’a pas changé. Au fond, ce n’est pourtant pas cette remarque qu’elle a envie de lui faire… Et elle ne va pas se gêner pour lui dire ce qu’elle pense réellement. « Ça fait cinq ans que tu as disparu de ma vie, que je ne te vois plus… Je crois qu’il m’est même arrivé d’imaginer le pire pour toi. Et maintenant qu’on se revoit… Que tu es là, en face de moi… Tout ce que tu trouves à me dire c’est « je ne m’attendais pas à te voir du tout » ? » Certes, elle ne fait pas mieux non plus. Mais toutes les fois où elle avait potentiellement imaginé ces retrouvailles… Le début du scénario ne commençait pas de cette manière. Ça ne concordait pas… Evidemment, elle se trouvait dans la réalité et rien ne s’y passait jamais comme on pouvait l’espérer. « Un entraînement ? Le temps qui passe t’aurait-il à ce point échappé ? Fais donc le calcul… Ça fait un peu plus d’un an maintenant que j’ai rejoint le groupe des Anciens. »

Ok ... ok il l'avait pressenti et c'était pour cette raison même qu'il avait évité son regard pendant cinq longues années. Elle lui en voulait toujours, c'était évident. Même flagrant. Mais comment lui expliquer qu'il avait fait tout ça pour elle ? Pour lui sauver la vie ? C'était impossible. Du moins, pas dans l'état actuel. Il la considéra pendant un bref instant, la jugeant dans toute sa longueur. Elle avait vieilli, pris quelques rides à peine visibles, mais restait aussi bel que le premier jour de leur rencontre. Pourquoi les choses avaient elles prit une telle tournure ? Tout ça à cause d'un seul homme, un gamin cupide et capricieux qui avait dépassé les bornes. Mischa avait conscience qu'il était trop tard pour récupérer le coeur de celle qu'il aimait. Il n'avait jamais cessé d'éprouver de forts sentiments pour Hedwige, alors la voir lui parler sur ce ton, voir son regard noir et rempli de haine s'abattre sur sa petite personne, le brisait totalement.

Il ne savait même pas quoi répondre. En fait, il souhaitait disparaitre dans un battement de cils et se retrouver chez lui, seul, comme il avait l'habitude de le faire depuis cinq ans. Etait-elle au courant de ce qu'il endurait ? Comprenait-elle la souffrance qui l’accablait ? Non. Hedwige avait essayé de le rassurer suite à l’exécution froide de sa nièce. Elle avait été là pour lui, mais Mischa s'était contenté de l'éloigner en lui brisant le coeur. Il était certain qu'elle ne reviendrait pas et ainsi certain de lui sauver la vie. Samuel pouvait se montrer cruel et il n'était pas certain que l'idée de tuer Hedwige ne lui serait jamais venu à l'esprit.

Mais les années sont passées et la voir présente devant lui le rendait presque malade. Cette situation gênante ne semblait pas avoir le même effet sur l'un que sur l'autre. Mischa passa une main dans ses cheveux courts, puis laissa échapper un long soupire avant de prendre la parole.

- Ok, ça va, c'est bon ! Excuse moi, qu'est-ce que tu aurais préféré que je te demande ... tu as quelqu'un d'autre dans ta vie ? Ou, depuis tout ce temps tu as réussi à faire tout ce que tu désirais faire ?

Il n'avait jamais été doué pour parler de ses sentiments. Ni même pour ressasser le passé. Il n'aimait pas exprimer ce qu'il avait au fond de lui et c'est avec une maladresse certaine qu'il se retrouvait devant celle qu'il aimait. Mais le lui dire, après cinq ans était certainement la chose la plus ridicule qui soit. Elle semblait plus forte, plus indépendante. Certainement qu'Hedwige avait tourné la page pour se concentrer sur une nouvelle vie. Mischa n'était plus qu'un lointain souvenir et il devait s'en contenter, voilà tout.

- Et puis être Ancien ne t'empêche pas de t'entrainer ... j'aime bien observer les entrainements des fines lames par exemple. Et m'entrainer à côté, ça me permet de ne pas trop rouiller et de garder mes compétences. Bref, que deviens-tu depuis tout ce temps ?

Il n'était pas prêt à s'excuser, ni même à faire le gentil petit personnage mielleux. Non, il en était incapable, voilà tout.

Hedwige ne détestait pas Mischa. Elle ne le haïssait pas non plus. Comment le pourrait-elle avec ce qu’ils avaient vécu ensemble ? Non, c’était encore différent. Elle lui en voulait énormément mais d’une certaine manière, elle reste encore extrêmement attachée à cet homme. Ce n’était peut-être pas les mêmes sentiments avec la même intensité qu’à l’époque mais elle était juste incapable de le détester. Cela dit, ça n’enlevait rien à ce qu’il avait fait ni à ce qu’Hedwige avait été plus ou moins forcé de laisser derrière elle suite à leur rupture. Quelque chose dont Mischa n’avait même pas conscience. Sa fille qu’elle avait laissée chez les Jaguars… Elle devra bien lui dire un jour mais pas maintenant. Ce n’était vraiment pas le moment pour de telles révélations. Et puis, elle n’avait pas non plus envie d’en parler. Il fallait d’abord qu’ils éclaircissent d’autres choses tous les deux. D’ailleurs, la réaction de Mischa ne la surprit pas plus que ça. Après tout, elle le connaissait bien et ne s’était pas vraiment attendue à une autre réponse de sa part. Mais soit, s’il attendait une réponse, elle allait la lui donner. Bien entendu, elle allait lui parler aussi calmement que possible et sans aucune animosité dans la voix. La seule chose qu’elle ne changeait pas, c’était son regard. « J’aurais imaginé autre chose après ces années… Mais en fin de compte, je crois que ça te correspond assez bien. Ne le prends pas mal ! Et si tu tiens réellement à le savoir, oui, j’ai quelqu’un d’autre. Et j’ai fait ce qu’il fallait. »

Oh, elle avait conscience que les questions qu’il avait posées n’en étaient pas vraiment mais elle y avait quand même répondu. Au moins, comme ça, c’était dit et le sujet ne reviendrait pas sur le tapis par la suite. Hedwige avait aussi volontairement omis de prononcer le prénom de Zack. Le simple fait d’avoir parlé de lui devrait faire comprendre à l’Ancien qu’elle était passée à autre chose et qu’elle serait fidèle à son compagnon. De plus, elle ne voulait pas prendre le risque de lui attirer des problèmes même si elle savait que Mischa ne faisait pas partie de ces hommes qui vont chercher des ennuis à un autre juste à cause d’une femme. C’était de la simple prudence non-fondée, en somme. Patiemment, elle écoutait l’homme parler de ce qu’il faisait depuis plusieurs années. Il s’entraînait parfois et observait les entraînements quand il le pouvait. Chacun s’occupait à sa manière. Certes, Hedwige pourrait faire de même et il lui arrivait parfois de faire quelques passes d’arme dans le vent comme ça, pour le plaisir, pour garder le coup ou simplement pour décompresser. Ça dépendait des situations. D’ailleurs, en toute franchise, actuellement, elle n’aurait vraiment pas été contre le fait de pouvoir se défouler sur quelque chose. N’importe quoi. Dommage que ce ne soit pas le cas. « Je sais encore manier l’épée même si je ne fais aucun entraînement intensif. Et je ne porte pas vraiment attention aux entraînements des autres… Quant à ce que je deviens, eh bien… Rien de spécial. Je vis ma vie avec mon compagnon et je ne demande rien à personne. » Elle n’avait pas envie de s’étaler davantage sur sa vie. Elle n’en voyait pas l’utilité à vrai dire. En revanche, depuis plusieurs secondes, il y avait une autre question qui lui brûlait les lèvres. Hedwige hésita encore quelques instants puis, elle se décida à franchir le pas.

« Pourquoi ? » Un seul mot. Non, ce n’était pas une suite de sa réponse. Non, elle ne demandait pas pourquoi Mischa voulait savoir ce qu’elle devenait. Ça, elle s’en moquait comme de sa première victime. La Dragonne lui demandait implicitement pourquoi il l’avait trompée. Pourquoi de cette façon. Pourquoi sans lui dire avant que c’était terminé entre eux. Pourquoi l’avoir ainsi rayée de sa vie. Pourquoi à cette époque. Au moment où elle avait le plus besoin de lui. Pourquoi. Tout simplement.
Elle espérait qu'il comprendrait.

Voilà. Ca s'arrêtait donc là ? Mischa n'avait plus rien à redire. Son coeur venait de se briser en deux. Elle n'avait jamais fait l'effort de comprendre au final ... elle ne s'était jamais demandé pourquoi il avait fait ça pour l'éloigner ? Pourtant elle avait vu, elle savait ce qu'il avait enduré. Une véritable dragon ... sans coeur, sans reproches, aucune humanité. Et c'était peut-être ça qui le décevait le plus. Après tout ce temps, l'image qu'il avait d'Hedwige venait de se dégrader en un battement de cils. Il grinça des dents et recula de quelques pas. Prendre de la distance et détourner le regard, c'était ce qu'il y avait de mieux à faire. Pour lui. Il avait sacrifié sa vie entière par pure lâcheté. Seulement pour prouver qu'il était un véritable dragon. Mais rien ne pouvait tenir debout dans ce clan. Ils deviendraient tous malades, ils s'entretueront sans réfléchir un seul instant et finalement, ils seront les premiers à disparaitre.

Mischa bomba le torse lorsqu'Hedwige lui demanda pourquoi il avait fait ça. Pourquoi il l'avait rejeté et pourquoi il s'était mis avec Ruby. Le fine lame arqua un sourcil réprobateur. N'avait-elle jamais pris le temps de réfléchir durant toutes ces années ? C'était encore plus décevant. Bien, si elle cherchait une explication, il allait lui en donner une.

- Hé bien parce que je tenais à toi tout simplement ... Comme tu étais trop têtue pour comprendre que tu étais en danger à mes côtés, j'ai dû jouer la carte forte. Me mettre avec Ruby pour te briser le coeur afin de te sauver. Ils m'auraient demandé exactement la même chose ... j'ai tué ma nièce pour prouver que j'étais digne d'être un dragon. Ils n'auraient pas hésité un seul instant à me demander la même chose avec toi. Et je l'aurai fait. Je savais que je l'aurai fait à l'époque. Mais maintenant tout est différent ...

Il souffla lourdement avant de reposer son regard sur le visage de la blonde. Il n'arrivait plus à la voir comme il l'avait toujours vu. Peut-être que son imagination avait embelli l'image, peut-être que toutes ces années de torture s'étaient raccrochés à elle pour tenir bon.

- Et toi ? Pourquoi n'as-tu jamais essayé de comprendre ? Pourquoi n'es-tu jamais revenu vers moi ?

Un silence court les figea sur place, puis Mischa reprit la parole avant qu'elle ne put emmètre le moindre son.

- Non laisse tomber, je ne veux même pas savoir ... tu as ta petite vie confortable maintenant, je suis content pour toi.

Puis le fine lame tourna les talons dans l'espoir de ne plus jamais la revoir. Sauf que bien entendu, il savait au fond, qu'elle ne le laisserait pas s'échapper aussi rapidement. Du moins pas cette fois.

Inutile de le nier, Hedwige n’avait effectivement pas cherché à enquêter sur le pourquoi du comment de ses actions. Mais son cœur n’était pas de pierre pour autant. Elle n’était pas aussi insensible que sa réputation le laissait croire. La Dragonne possédait un cœur bel et bien ancré dans sa poitrine. Affaibli, blessé, meurtri, peiné, renforcé… Mais il battait encore et osé en douter, c’était bien mal la connaître. Seulement, ses émotions filtraient bien moins facilement. C’était le seul moyen qu’elle avait pu trouver pour ne pas souffrir à nouveau. S’ériger une carapace pour paraître forte en toutes circonstances. Et ça fonctionnait. Mais à l’époque, tout aurait pu être tellement différent. Hedwige était têtue, elle le savait. Et lui aussi. Sauf qu’elle aurait absolument tout fait pour cet homme qui était plus précieux que la prunelle de ses yeux. Même être en danger à ses côtés, ça ne lui aurait pas fait peur. Hedwige aurait été prête à tenter l’expérience. Mais ce qu’elle entendait là, il aurait pu lui planter une lame en plein milieu de la poitrine, ça lui aurait fait exactement le même effet. La Dragonne sentait son ventre se contracter de manière assez douloureuse. Elle avait l’impression qu’une boule s’était formée. Elle se mordait la lèvre inférieure pour résister et ne pas craquer. Ne pas pleurer. Elle en avait envie. Elle sentait que ça montait mais elle réfrénait ses larmes. Pas aujourd’hui. Elle refusait catégoriquement de s’écrouler aujourd’hui, là, devant cet homme. Elle ne devait pas. Ça risquait de mettre en péril l’image qu’elle avait mis tant d’années à bâtir aux yeux des autres. Lui briser le cœur. Il était le seul qui était parvenu à le faire. Et il le disait haut et fort. Comment avaient-ils seulement pu en arriver là ? « Félicitations, tu as réussi. Tu m’as brisée. Et pas seulement le cœur. Et puis, qu’est-ce que cette fille pouvait bien avoir pour que ce soit avec elle que tu sois allé ? Tu dis que tu tenais à moi et que tu voulais me sauver mais à mes yeux, ton comportement n’a été que celui d’un lâche incapable de reprendre sa satanée vie en main. C’est vrai… C’est vrai, je n’ai jamais eu à exécuter quelqu’un de ma famille alors je ne prétends pas savoir ce que ça fait. Mais il y a d’autres choses dont je suis certaine… C’est qu’à l’époque, j’aurais tout fait pour toi. J’aurais été jusqu’à décrocher les étoiles… Je t’aurais soutenu jusqu’au bout dans ta peine. Et s’ils avaient voulu que tu me tues, j’aurais fui. Je serais allée jusqu’à quitter les Dragons pour vivre avec toi. Quitter Paris. Aller à la découverte des contrées lointaines. Dans un endroit où aucun clan n’aurait pu nous trouver. Nous aurions galéré, à vivre, à manger… Mais ça m’aurait été égal parce que j’aurais été à tes côtés. Et qui sait… Peut-être aurions-nous même fondé une famille… Et tu sais pourquoi faire l’impossible pour toi ne me faisait pas peur ? » La question était totalement sérieuse et la Dragonne laissa encore plusieurs secondes s’écouler mais elle ne laissa pas répondre parce qu’elle voulait réellement aller jusqu’au bout de ses mots, de ses pensées. « Parce que je t’aimais comme une tarée. Comme pas permis. Toi, le seul homme qui ne m’avait pas jugée et qui avait su voir au premier coup d’œil toutes mes facettes. A la fois la combattante mais aussi la femme qui se trouvait en moi… Mais tu as raison, à présent, tout est différent… »

Et il m’est déjà arrivée de le regretter… C’est ce qu’elle avait voulu ajouter mais au final, elle choisit de ne pas le faire. Hedwige s’était exprimée avec force, conviction et sincérité. Il s’agissait d’une partie qu’elle ne montrait qu’à de très rares occasions. En fait, elle ne se souvenait pas avoir parlé ainsi à quelqu’un d’autre. Même son père n’en avait pas fait les frais. Là, c’était les résultats de cinq années passées à imaginer ces retrouvailles. Elle lui avait balancé tout ce qu’elle avait gardé sur le cœur et ça lui avait procuré un bien phénoménal. La Dragonne avait fait son discours en fixant intensément Mischa dans les yeux. Elle voulait qu’il sente le poids de ses paroles. Qu’il capte bien ses émotions. Parce qu’elle avait failli craquer mais elle s’était retenue de justesse. Pour cette personne qui n’était plus celle d’autrefois, sa carapace s’était effritée, il y avait désormais une brèche, une fissure et elle ne pouvait qu’espérer que ça ne sera pas trop voyant pour le clan. Hedwige s’apprêtait à enchaîner sur les réponses de l’homme après un court silence mais au dernier moment, il commença à tourner les talons en affirmant qu’il ne voulait même pas savoir, qu’il était content pour la petite vie confortable que menait la Dragonne. Foutaises. Elle était persuadée que ça ne le laissait pas si indifférent que ça. Alors quand il lui tourna le dos, l’Ancienne comprit qu’il avait vraiment l’intention de partir mais lui rendre la tâche aussi facile ? Jamais. « Attends. » Comment l’empêcher de partir ? Comment lui donner envie de rester pour finir ce qu’ils avaient commencé ? « Reste. » Il ne lui avait fallu que quelques secondes pour se décider. La manière la plus simple lui semblait encore être la meilleure et la moins risquée. « S’il te plaît. » Hedwige soupira. Peu importe qu’il se retourne ou non. En fait, elle voulait juste qu’il entende les réponses à ses questions. Par la suite, il pourrait en faire ce qu’il voulait. Il n’était même pas obligé de rester ou de répondre… Elle demandait simplement à ce qu’il sache. Rien de plus. « J’avais peur. J’avais peur que tu me détestes pour quelque chose que je n’avais pas forcément conscience d’avoir fait. J’avais peur que ça ne cause ton rejet envers moi. J’étais obnubilée par cette idée… Alors je ne suis pas allée chercher plus loin. Et je ne suis pas revenue parce que j’avais peur, encore une fois… Mais parce que je craignais que ça ne fasse remonter certains souvenirs du passé. Et si j’étais passée à autre chose… Rien ne t’empêchait d’avoir fait de même. Rien. » Peur… Sans doute la seule et unique fois où elle admettait avoir ressenti ce sentiment…

Il s'apprêtait à fuir pour la énième fois comme il l'avait si souvent fait. Mais était-ce la solution à leur problème ? Non, certainement pas. N'avait-il plus assez de courage pour faire face à l'évidence ? Non. Mischa était un homme détruit, condamné à errer comme une âme solitaire dans ce clan dont la fierté rasait la limite du zéro. La tête basse, la main sur sa rapière, il entendait la voix d'Hedwige comme un écho lointain résonner dans ses oreilles. Pourtant, chaque mot qu'elle avait prononcé lui serrait le coeur. Elle l'avait aimé à la folie, à n'en pas douter. Comment aurait-il pu douter de son amour pour lui ? Jamais il ne l'avait fait.

En y repensant, il se sentait idiot d'avoir agit de la sorte. D'avoir succombé aux charmes d'une minette, d'avoir détruit un amour fou, un amour aveugle qui l'avait rendu joyeux, pour finalement le détruire complètement. Pourquoi avaient-ils agit ainsi ? Quel était le but de cette histoire ? Etait-ce là un simple test émotionnel ? Les dargons avaient une manière bien originale de voir le monde finalement. Mischa se contenta de plonger les mains dans son pantalon, bien décidé à rentrer chez lui. De toute façon, ça ne servait plus à rien de discuter.

Mais lorsqu'elle lui demanda de rester, l'ancien fine lame ne fit plus un pas de plus. Il se figea, puis pivota doucement sur ses talons pour se retrouver face à la jeune blonde. Son visage sévère la rendait plus belle qu'elle ne l'avait jamais été. Et en posant son regard sur sa silhouette, il savait au fond, qu'il l'aimait autant qu'au premier jour. Ca le rendait malade, fou de rester là sans rien faire. De l'entendre l'accuser de tous les torts et de voir qu'elle avait tourné la page. Elle l'avait aimé à la folie, mais était-ce encore le cas ? L'aimait-elle encore un peu ?

A l'entendre ce n'était plus vraiment le cas. Elle regrettait simplement de ne pas avoir fait le bon choix. Lui non plus. Il regrettait absolument tout et s'il pouvait retourner en arrière, il l'aurait fait volontiers pour réparer la plus grosse erreur de sa vie. Un sourire en coin se dessina sur ses lèvres charnues et l'ancien fine lame se rapprocha d'Hedwige, plongea son regard sombre dans celui de la blonde. Son coeur battait la chamade et le bout de ses doigts étaient envahis par une vague de frissons.

- Tu aurais pu revenir, je ne t'aurai pas rejeté. Je t'aimais et tu resteras la seule personne que j'aime. Je ... je n'ai jamais été doué pour les grands discours, tu le sais bien. Mais je regrette ce que j'ai fait. Tu as peut-être tourné la page, mais moi pas. Il n'y a pas un seul jour où je ne cesse de me remémorer la fois où je t'ai vu partir, où je me suis senti soulagé de savoir qu'il ne t'arrivera plus jamais aucun malheur par ma faute. Mais en même temps, je me suis jamais senti autant coupable de t'avoir fait autant de mal. Je m'en suis fait également et plus j'y repense, plus je me trouve idiot.

Ses propos étaient sincères. Jamais il n'avait cessé de l'aimer elle. Elle était l'unique femme de sa vie et il ne voyait personne d'autre la remplacer. Alors il s'approcha un peu plus d'elle et l'embrassa. Un instant magique comme il l'avait espéré depuis cinq ans. Le temps se figeait et Mischa se fichait bien de tout ce qui pouvait découler de ce baiser. Il se fichait bien de Zack, du clan, des autres, de tout. Il ne vivait que l'instant présent et savourait ce moment. Cette étincelle qui se réanimait au fond de ses entrailles. Puis il se retira, se préparant au pire scénario jamais attendu. Elle avait le droit d'être furax, de l'envoyer balader. Mais au moins, il avait suivi ce que son coeur lui dictait et non plus sa tête.

- Je t'aime et je n'ai jamais cessé de t'aimer. C'est tout ce qu'il y a à savoir.

C'était certainement l'acte d'amour le plus stupide de l'histoire, mais au moins il n'aurait plus jamais de regret sur ce qu'il aurait pu ou du faire.

Ne pars pas, reste, je t’en supplie, ne m’abandonne pas, pas… Encore… ? C’est ce qu’Hedwige aurait voulu lui hurler pour le forcer à rester alors qu’il avait commencé à fuir, une fois de plus. Mais ce cri de désespoir resta inévitablement coincé au fin fond de sa gorge. Elle ne voulait pas revivre cette situation. Cet abandon. Elle ne voulait pas avoir à nouveau à supporter cet horrible sentiment de trahison. Et surtout pas venant de lui. Mais contre toute attente, les simples mots qu’elle avait prononcés avaient été suffisants pour l’arrêter nettement. Il s’était stoppé et figé sur place avant de lentement se retourner pour faire à nouveau face à Hedwige. Le cœur de la Dragonne se mit soudainement à pulser dans sa poitrine sans qu’elle ne puisse le commander. Mais son expression restait inchangée. Son visage n’était pas forcément amical mais ses mots l’avaient en quelques sortes trahies. Elle ne s’en était rendu compte que lorsqu’ils avaient franchi la barrière de ses lèvres. Et en fixant longuement ses yeux, on pouvait se rendre compte qu’au fin fond de ses pupilles, une étincelle d’espérance commençait à naître même si c’était dur à admettre. Hedwige ne savait pas trop s’il fallait être plutôt soulagée ou un peu plus inquiétée mais il était également revenu sur ses pas. Il se retrouvait de nouveaux en face d’elle. A ce moment-là, les mots de Mischa se frayèrent un chemin jusqu’aux oreilles de la Dragonne puis, jusqu’à son esprit. On aurait pu lui dire qu’elle se trouvait dans un rêve qu’elle aurait certainement trouvé ça crédible. Ça l’aurait même rassuré… Parce qu’elle n’aurait pas eu cette étrange et désagréable sensation de perdre le contrôle de la situation. L’Ancienne hésitait. Les mots de l’Ancien l’avaient touchée, ça ne faisait absolument aucun doute. Autrement, elle ne resterait pas plantée là, à le fixer. Elle secoua la tête et son expression changea. Hedwige regardait désormais Mischa avec un air qu’on pourrait dire triste mais c’était bien plus subtil que ça. Elle compatissait, oui, c’était à peu près ça. « Comment voulais-tu que je le sache… ? Nous avons perdu tout contact… Je ne sais pas quoi te dire… Je ne sais plus quoi penser, Mischa. Tes mots me touchent. Et ça me fait peur. J’ai peur de ce que ça peut signifier. Je ne veux plus. Je ne veux plus avoir peur. Je voudrais juste vivre ma vie. Mais comme toi, ce jour revient parfois dans mes cauchemars. L’impression qu’on t’arrache à moi… Je sais, c’est ridicule. Laisse-moi te dire que nous sommes deux idiots. » Il aurait peut-être été préférable de ne pas oser s’aventurer plus loin. De s’arrêter à ces mots, à cet échange, à cette discussion. Pourquoi faut-il toujours que ce type de situation ne finisse par déraper ? Pourquoi tout était si compliqué… Hedwige en avait assez de toujours se poser des questions.

Puis ce fut le noir total dans son esprit. Il s’était encore approché. Leur lèvres se sont frôlées, très légèrement éloignées puis, elles avaient fini par se trouver. Et par ne plus se lâcher. Pendant un moment. Hed’ n’avait même pas cherché à le repousser d’une quelconque manière. L’espace d’un instant, elle venait de faire un bond de cinq ans en arrière. A l’époque où tout le clan les destinait à être l’un des plus beaux et plus dangereux couples qui soit. Elle en était là et avait commencé à totalement omettre le présent. C’était intense. Trop intense. Le contact finit par se rompre. Mischa l’avait volontairement fait. Et la Dragonne en restait encore totalement bouche bée. Elle aurait pu être furieuse et exploser d’un coup. Ça aurait même été logique et parfaitement légitime après ce qu’il venait de faire sans aucune gêne. Mais quelque chose qu’elle ne parvenait pas à identifier semblait l’en empêcher. La phrase de l’Ancien, peut-être. Un seul verbe avait retenu son attention. C’était suffisant. « Le drame de ma vie... », murmura-t-elle sans vraiment en prendre conscience. Elle cligna des yeux, secoua une nouvelle fois la tête de gauche à droite et reporta son attention sur l’homme. « Je… » Finalement, elle réalisait qu’elle n’avait jamais vraiment imaginé ses retrouvailles de cette façon. Elle était perdue. Ses sentiments paraissaient confus. Elle n’était pas certaine de ce qu’elle devait dire ou faire. Et ça, ça ne lui été pas arrivé depuis bien des années. Voilà qu’elle est tombée sur le seul homme qui réussissait à la faire à ce point douter. « Je ne peux pas… De tout mon cœur, j’aimerais te dire que tout va redevenir comme avant désormais. Que plus rien ne nous arrivera mais… Je ne peux pas. Peut-être est-ce de la lâcheté, de la peur ou autre chose que je ne connais pas. Tout ce que je sais, c’est que c’est bien trop dur. » Durant toutes ces années, elle avait bataillé pour tourner la page et lorsqu’enfin elle pensait y être parvenue, voilà qu’il refaisait surface dans son univers. C’était à n’y rien comprendre. Elle aimait Zack, elle en était certaine et n’en doutait pas. En revanche, l’étincelle pour Mischa avait-elle complètement disparue ? Une réflexion. « Pardonne-moi, Mischa. Pardonne-moi… » Tout était contradictoire.