Seth n'avait jamais été très à l'aise avec l'inactivité. On pouvait même dire qu'il ne supportait pas de ne rien faire. Dès qu'il ne se trouvait pas occupé par son entraînement personnel ou l'une ou l'autre tâches, son esprit s'emballait. Il suffisait donc d'un rien pour qu'il se laisse complètement avalé par ses pensées, chose qu'il détestait au plus au point. Penser, c'était ressasser et revoir sans cesse son visage. Et autant dire que ce n'était pas ce genre d'attitude qui l'aiderait à accomplir la mission qu'il s'était donné. Cela tombait bien, pour y arriver, il avait besoin d'être particulièrement réactif. La boucle se bouclait donc bien.

Aujourd'hui, il faisait aussi chaud que les jours précédents. Malgré qu'il était de repos, Seth s'était porté volontaire pour effectuer une ronde dans le quartier résidentiel. C'était le genre de boulot simple et pas trop long qui lui permettait de se dégourdir les jambes tout en se faisant bien voir par la hiérarchie. Chez les aigles, le jeune homme était connu comme étant volontaire et travailleur, une réputation qu'il entretenait avec soin sans se donner trop de mal puisque cela faisait partie de son caractère.

Habillé de vêtements légers et seulement armé de son couteau, Seth arpentait donc les rues de façon tranquille. Son rôle était principalement de voir si tout se passait bien, voir de vérifier l'identité des personnes qu'il ne connaissait pas lorsqu'il en croisait. Rarement en somme puisqu'il connaissait assez bien son clan à force. Il saluait donc plus souvent de façon joviale des connaissances qu'autre chose. Et puis, alors qu'il traversait une ruelle, il croisa un faciès bien connu mais qui le dérouta au plus haut point.

— Alessandra ? Mais enfin, qu'est-ce que tu fais là ?

Seth supposa bien sûr que cela avait un rapport avec Eli mais il ne comprenait quand même pas pourquoi elle était seule sur le territoire des aigles. Perturbé, il s'était arrêté au bout milieu de la rue et fixait la jeune fille en attendant une réponse.

L'enfermement était une chose insupportable. Depuis que Eli avait demandé à ses parents de m'héberger le temps que les choses se tassent du côté des Jaguars, je rongeais mon frein. Les journées étaient longues et presque solitaires, bien que le petit Elias s'avérait être un compagnon aussi intriguant qu'adorable. Le soir, il m'arrivait de parler un peu avec la mère des deux blonds, mais j'évitais de me faire trop présente lorsque leur père était là. L'homme ne me revenait absolument pas même si je devais avouer que nous avions quelques points communs à commencer par un extrême mutisme lorsque nous nous trouvions dans la même pièce. Je ne prenais au final l'air que lorsque l'Aigle venait me voir et m'emmenait découvrir le territoire une fois la nuit tombée. Ces moments étaient précieux et j'en profitais à fond, mais cela n'était pas suffisant et j'en viens vite à tourner comme un lion en cage. Être coincée entre ces quatre murs faisaient remonter en moi un fond d'angoisse épuisant et me rappelait douloureusement l'isolement que j'avais subit suite à ma première gaffe.

J'atteins mes limites au bout de cinq jours. Incapable de tenir plus longtemps, je me précipitais hors de la maison et me mis à divaguer dans le quartier. La matinée était déjà bien avancée, la plupart des habitants était parti pour leurs tâches, je pu donc me balader tranquillement tout en prenant garde de ne jamais faire complètement face à quelqu'un. Un Soumis ne me reconnaitrait pas, mais un Membre le pourrait peut-être. Surtout celui qui se tenait non loin de moi alors que je venais de tourner le coin d'une rue. Merde ! Au vu de la façon dont il m'apostropha, il me connaissait et ce plutôt bien si j'en croyais son ton. Si sa tête me disait vaguement quelque chose, j'aurais été bien incapable de mettre un nom sur ce visage.

- Je me promène.

J'avais fait en sorte de parler d'une façon détachée. Il paraissait troublé alors peut-être que tout se réglerait calmement si je n'avais pas l'air coupable.

Il y a dans cette histoire quelque chose de profondément déroutant. La présence d'Alessandra ici est tellement incongrue que le cerveau de Seth peine à développer une réaction plausible. Il bégaie, s'arrête, reprends avec quelques mots incompréhensibles, mais au final il n'arrive à rien. La réponse de la jeune fille ne l'aide en rien et il se trouve encore plus con alors qu'il la regarde à l'autre bout de la rue. Si la sentinelle en lui est alarmée par le fait qu'une jaguar ait pu entrer si facilement sur le territoire des aigles, l'homme s'inquiète surtout pour sa sécurité. Si quelqu'un devait la trouver ici, elle aurait des problèmes. De très gros problèmes. Avant qu'il n'ait réellement plus réfléchir à la raison de son acte, il se rapproche d'elle et saisit sa main pour l'entraîner à sa suite. Pour le moment, il ne pense qu'à la mettre en sécurité. C'est la seule chose qui compte. Son cœur tambourine dans sa poitrine. C'est la première fois depuis très longtemps qu'il se trouve aussi proche d'elle. A vrai dire, il ne l'a touché de cette façon qu'une seule fois. Depuis, il se demande d'ailleurs si cet événement s'était bien produit où si tout n'était que dans sa tête. A force d'espérer très fort que quelque chose se passe, on finissait parfois par inventer un mensonge enrobé de sucre pour rendre la réalité plus facile à vivre. Peut-être qu'il avait rêvé cette scène même si son corps se rappelait sans mal de la chaleur de cette main, plus petite à l'époque.

Seth ne se soucie pas des plaintes d'Alessandra, il marche vite. Les rues s'enchaînent, ils croisent quelques personnes qui le saluent et à qui il rend un signe maladroit tout en continuant à avancer. Il ne faut pas qu'il s'arrête, c'est trop risqué. Au bout d'un moment, il arrive devant sa maison et s'y engouffre rapidement, la fille à sa suite. Il ferme rapidement la porte et prends quelques secondes pour reprendre son souffle. Il est endurant en tant normal, mais la présence de la brune le rend faible. Il n'aime pas ça même si ce vertige parait délicieux d'une certaine façon. Les traits un peu déformés par ce mélange de colère et de trouble qu'il ressent, il plaque ses mains des deux côtés de ses épaules, le mur derrière elle l'empêchant de fuir.

— Qu'est-ce que tu fais là ? C'est dangereux de se balader sur un autre territoire comme ça.

L'aigle parle à voix basse, il craint que quelqu'un l'entende et comprenne ce qu'il se tramait dans la maison. La proximité de la jaguar fait rougir ses joues, mais il ignore la chaleur de sa peau. Pour le moment, il a besoin de savoir.

Ce type était louche. Les sourcils froncés, prête à m'enfuir, je fixais le supposé Aigle qui semblait me connaitre. Je ne savais pas d'où il connaissait mon nom et mon visage, et cela me mettait mal à l'aise. Le fait qu'il ne soit pas hostile malgré tout ça m'inquiétait encore plus. Il avait l'air troublé par ma présence - et il y avait probablement de quoi - alors que j'aurais préféré qu'il me menace directement. La violence ou la mise en garde auraient été nettement plus naturelles vu les circonstances. Lorsqu'il s'approcha, je me raidis en me préparant à me défendre, mais au lieu d'attaquer, il m'attrapa le bras et m'entraîna à sa suite.

- Lâche-moi !

Je tentais de me dégager, mais sa poigne était trop forte. En plus, je pouvais difficilement faire un esclandre au beau milieu du territoire des Aigles sous peine d'attirer des problèmes à Eli. Cette pensée me poussa à me calmer et je le suivis plus docilement, attendant mon heure. Par chance, il nous attira dans une habitation. Plutôt que de m'inquiéter, ce détail me rassura. De cette façon, je ne serais plus exposée aux regards. J'aurais dû être plus prudente, après tout il était plutôt baraqué et moi je n'étais pas au mieux de ma forme, mais je n'avais pas peur. Je fus par contre fort satisfaite lorsqu'il me lâcha et je ne me privais pas de le fusiller du regard en massant mon poignet où la marque de sa main était encore imprimée. Il ne sembla pourtant pas y prêter attention, trop occupé qu'il était à se remettre de notre pérégrination dans les rues. J'en profitais aussi pour calmer les battements de mon cœur. Je ne voulais en aucun cas avoir l'air plus faible que je ne l'étais déjà devant lui et haleter n'était pas un bon signal à envoyer à un peut-être futur ennemi. Un étrange peut-être futur ennemi de surcroit.

Quand il me plaqua au mur, je m'en voulu d'avoir été si détendue. Ses agissements étaient improbables et je ne comprenais absolument pas son comportement. Non, mais qu'est-ce qu'il me voulait à la fin ?! Il s'emportait en entrant dans mon espace vital tout en rougissant d'une façon des plus évidentes. C'était à croire qu'il avait une idée bizarre en tête... Dans mon esprit, une question s'imposa soudainement : est-ce qu'il m'avait attiré chez lui pour en profiter ? Dans le genre abuser de moi ?

- Dégage de là !!

Sa proximité me mettait mal à l'aise, je voulais qu'il s'éloigne. Brutalement, je le poussais de façon à me dégager un peu et récupérais mon pistolet que je pointais sur lui. Je ne voulais pas vraiment l'utiliser et je me doutais que ce geste aurait des conséquences, mais je voulais qu'il comprenne que j'avais quelques arguments percutants en réserve.

- Qu'est-ce que tu me veux ? Et puis d'où est-ce que tu me connais ?

Tout ça était gênant. C'était la première fois que Seth se tenait aussi proche d'Alessandra. Jamais il ne s'était imposé de cette façon dans son espace vital. Elle ne l'aurait jamais permis et il n'aurait jamais pris ce droit. Pourtant, il le faisait désormais. Il ne savait pas exactement pourquoi il l'avait poussé de la sorte contre le mur, ni pourquoi il la maintenait. Il eut peur un instant d'être trop menaçant, mais il ne se rétracta pas. Malgré son besoin d'en savoir plus et donc de ne pas la braquer, Seth ne se sentait pas la force de se dégager. Même si cette proximité était gênante, elle n'était pas désagréable. Cet instant étrange ne dura pas longtemps. Alessandra venait visiblement de prendre conscience de la situation et Seth se retrouva durement repoussé. Surprit, il recula en trébuchant presque alors qu'elle lui criait dessus. Il se retrouva face à un pistolet et ses yeux clignotèrent sans comprendre. D'accord, il avait dépassé les bornes, mais de là à ce qu'elle le menace avec un flingue.

— Tout doux, c'est pas ce que tu crois. dit-il d'une voix frêle.

Le calme aurait dut être son plus fidèle allié, mais il était incapable d'être calme. Il était trop nerveux et mal à l'aise pour ça. Ses mains se levèrent par contre en signe de paix. Seth voulait lui faire comprendre qu'il n'était pas une menace même si son attitude avait envoyée de mauvais signaux. Il fut néanmoins frappé par la violence de ses questions ? Alessandra ne le reconnaissait vraiment pas, il en avait la certitude désormais. Même si ce n'était pas si étonnant que ça, c'était une expérience douloureuse. Pourtant, il aurait dut s'être habitué à ce qu'elle lui fasse ressentir ce genre d'émotion. La jaguar ne s'était jamais réellement intéressée à lui après tout. L'amertume fut lisible durant quelques instants sur son visage, mais il se força à esquisser un petit sourire. Il n'oubliait pas qu'une arme était toujours braquée sur lui.

Les mains toujours en l'air, il décida de répondre le plus fidèlement possible aux questions posées. Peut-être que s'il se montrait loquace, elle l'imiterait. Seth ne voulait pas non plus enjoliver la vérité malgré le fait qu'elle ne reconnaissait pas. Ce n'était pas en lui mentant qu'il améliorerait les choses entre eux.

— Je voulais juste te mettre en sécurité. Tu es la seconde des jaguars, c'est dangereux pour toi d'être ici. Je te jure que je ne te veux aucun mal. En fait, on se connait. J'étais un jaguar avant de devenir un aigle. Quand on était petits, j'essayais parfois de te parler, mais tu étais...comment dire...sauvage ? Tu me mettais souvent des vents. Jusqu'au jour de la fête des orages. Tu devais avoir neuf ans et moi je venais d'en avoir dix. On était dehors durant la chute des grêlons, je ne sais plus exactement pourquoi, mais on s'est retrouvé à se cacher dans un vieux bâtiment en attendant que ça passe. Tu avais peur de la foudre alors je t'ai tenu la main jusqu'à ce que ça se calme. Voilà d'où je te connais.

C'était peut-être beaucoup de détails en un coup, mais il n'avait pas été capable de s'arrêter. Et puis, Seth trouvait soulageant de pouvoir simplement lui dire la vérité et admettre devant elle qu'ils avaient en quelque sorte un passé commun.