La vie, ça ne peut pas être romantique tout le temps

Louane [OS]
Jour 10 - Fin de journée

Louane savait beaucoup de choses. Elle savait lire et écrire. Elle connaissait les secrets les plus improbables des mixtures vénéneuses des Vipères. Elle pouvait décrire la généalogie de son clan et ses enchevêtrements jusqu'à la fondation de celui-ci. Elle savait comment apprêter des racines ragoûtantes de manière a en faire la plus délicieuse des infusions. Elle était en mesure d’expliquer avec la précision d’un soigneur les résultats d’une mauvaise hygiène. Elle pouvait atteindre une cible en mouvement sans difficulté avec son arc et savait dresser un chien. Ce qu’elle ne savait pas, toutefois, c'était comment ce garçon avait réussi à s'infiltrer aussi spontanément dans son esprit. Depuis l’aube naissante, Louane l’avait dans la peau et n’arrivait pas à se débarrasser de cette envie insupportable de le revoir. C'était bête, parce qu'elle ne connaissait que son nom et son clan d’appartenance. Difficile de le rejoindre dans un territoire inconnu sans savoir où se trouvait sa planque ni si il avait une importance quelconque au sein de son clan.

Elle avait donc quitté le territoire de l'Ouest à la tombée du jour pour rejoindre le seul endroit où ils se retrouvaient parfois. Plus par nécessité que par envie, elle avait accepté de le rejoindre dans l’une des ruines du centre neutre, la première fois qu’ils avaient procédé à ces échanges moralement discutable. Louane éloigna la toile usée et tachée qui masquait en partie la toute petite pièce restante de cet amas de ruines. Un taudis. Une seule fenêtre était présente, et si jadis, elle aurait probablement donné sur le lac, désormais, elle était à moitié condamnée par un éboulement de pierres, plongeant la planque dans la pénombre même en plein jour. Avec la veste  défraîchie qu’il avait spécialement déposée au sol pour elle, pour ne plus voir ses moues dédaigneuse lorsqu’il l’allongeait sur la terre poussiéreuse, le taudis devenait un réel refuge à pervers. Elle se posa sur la veste où quelques uns de ses cheveux flamboyants étaient présents, ses genoux contre sa poitrine, bien enserrés de ses bras nus. La petite vipère eut un sourire timide en songeant une fois de plus à toutes ces choses dégoûtantes qu’il lui faisait. Ses mains d’homme, un peu rugueuses et souvent terreuses qui s'aventuraient au-delà de ses dernières réserves, ses baisers goulus qui lui faisaient accepter, à sa grande surprise, la langue d’un autre et sa salive sucrée. Un chatouillement afflua à son ventre alors que ses joues se gorgèrent de sang.

C’était dégoûtant, c’était sale, mais bon dieu que c’était bon! Elle le détestait pour ça, autant qu’elle cherchait sa présence, aujourd’hui, pour la première fois.

Il fallait que ça arrête. Bientôt, elle se demanderait si il y aurait plus que “ça”, plus qu’un paiement. Bientôt, elle sentirait les affres de la jalousie trouer son coeur de mille façon en y laissant un plomb lourd et douloureux qui embrouillerait son esprit. Bientôt, elle s’interrogerait sur la présence pourtant anodine de cette veste : Et si il l’avait mise là pour lui plaire? Et si il avait eu cette petite délicatesse pour la charmer? Qui voudrait de ça, de ces doutes? Pas elle, pas Louane. Être la fille de sa mère, être issue de la meilleure famille des Vipères, pour terminer impuissante entre les mains d’un garçon..? Zola hurlerait si elle l’entendait penser. Donc, forcément, c'était mal. Très mal.

Trop tard. N’importe quel homme n’aurait pas déposé une veste au sol rien que pour elle, pour la préserver de la saleté du sol. Forcément… Forcément, il y avait quelque chose. C’était décidé. Le paiement ne serait plus qu’en rations. Rien d’autre.

Elle se redressa souplement et déposa quelques morceaux de nourriture, de la viande séchée et des racines, sur l’une des pierres, dans le coin du refuge à pervers. Si le but était bien simple -nourrir son client-, la portée de son geste la fit hésiter. Si il revenait par ici, il saurait forcément qu’elle était revenue sans lui. Il faudrait s’expliquer, mentir, inventer, tout plutôt que d’expliquer que soudainement, ce matin-là, elle avait envie de le sentir près d’elle.  Dans un soupir, elle prit une longue gorgée de son eau contaminée et quitta les lieux, la nourriture restée là, dans un coin, semblable à une offrande timide.