Je l’avais laissé dormir longtemps. Toute la matinée, j’avais erré dans le quartier doré du Nord, mes gants usés sur les pattes et mon sac de toile sur l'épaule. Il y avait toujours moins de choses au sol, là-bas, comme si même les déchets étaient intimidés par la prestance des familles résidant dans le coin. J’avais déniché une flaque de sang coagulé à moitié absorbée par la terre. Il ne m’avait pas fallu longtemps pour l’enterrer, faire comme s’il n’y avait eu aucun règlement de compte les jours précédents. Seul élément marquant de mon avant-midi. Vivement mon épreuve d'admission. Je m’enlisais, ici.

Le soleil était haut dans le ciel lorsque je suis entrée dans sa chambre sur le bout des pieds. Tout en amenuisant le bruit de mes pieds sur le sol, je me faufilais jusqu'à la commode adjacente à son lit, l’un des rares meubles de cette pièce. J'y ai déposé des bouts de pain et des fruits séchés, comme petit déjeuner improvisé. C'était là où reposait sa dague de membre, ultime récompense pour le sacrifice d’une vie au Nord. Je l’effleurais du bout des doigts tout en me gardant de la toucher à nouveau sans la permission de Mads. Il était inquiet, hier, en me voyant tailladée. Je n’avais pas pleuré, à peine grimacé, mais ça l’avait rendu furieux. Pas contre moi. Jamais contre moi. Mais devoir bosser et me laisser derrière, même si la blessure était relativement légère, ça ne lui convenait pas du tout. J’abandonnais la fraîcheur de la lame, de la main, pour tirer ma manche sur mon pansement. Peut-être que si je le cachais il oublierait que j'étais sommairement blessée. Puis je m'étais glissée sous sa couette, adossée contre le mur, comme lorsque j'étais petite. Mads à bougé un peu. J’ai soufflé sur son museau jusqu'à ce qu’il ouvre les yeux.

- Il est tard, frérot.

Je le regardais fixement, les yeux grands fébriles de croiser les siens, la joue contre son matelas. Il était largement l’heure de notre entraînement.

- Le dernier à retrouver la fosse est un connard de soumis!

Je plantais ma main sur son visage, paume sur son nez, pour l'embêter et le repousser alors que déjà, féline et légère  je tentais de sauter du lit. C'était pas gagné, la masse que représentait Mads barrait encore le chemin, avachie sur le lit. De toute notre petite taquinerie, mon air neutre, voire renfrogné, ne m’avait pas quitté, fidèle à moi-même.

Dès que mes pieds touchèrent le sol, je m’élançai vers la porte de sa chambre, le fruit pâteux entre les lèvres et son goût sucré sur ma langue. Le couloir n'était pas très loin et était plutôt étroit. Sitôt que je pouvais m'y engouffrer, j’aurais l’avantage puisque Mads ne pourrait pas me doubler, dans ce couloir, grandes pattes ou pas. J'étais un Dragon, j'étais rapide, je sentais mes pieds frôler à peine le sol. Pour peu, je volais. Pour peu, j’y croyais. Ce serait lui, mon idole, qui endosserait le rôle du connard de soumis, pas moi. Pas ce midi. Quoi qu’il en dise. Puis sa question est tombée sur mes épaules avec la lourdeur de la fatalité. Je me suis arrêtée d’un coup sec pour pivoter vers lui, dérapant un peu, mes semelles usées sur le plancher qui l'était tout autant. D’une main, je me retenais de justesse contre le cadre de la porte. Mon bras blessé se tendait sous ma manche mais j’encaissais sans grimacer pour ne pas l'inquiéter et surtout pour ne pas devoir m’expliquer sur la nuit dernière.

- Ça été. J’étais dans notre ancien quartier.

Et j’ai vu notre ancienne maison. Et sa simple vision m’a fait oublier Romane et sa cruauté. Mais je n’en ai rien dit. Parler de Romane à Mads voudrait dire que je m’en plaignais, que je lui accordais de l'importance et que je voulais bien jouer le jeu des rapports étranges et tortueux entre les humains. Moi, je ne voulais rien de tout ça. La ranger dans un coin de ma tête, l’y enfouir comme on le faisait avec les rares aliments périmés restait la meilleure option. Je ne désirais pas tenter de la comprendre, c'était trop complexe pour que je m’y retrouve, et la tristesse puis le vide qui m' envahissaient, après, étaient intolérables. Me rendre compte de mon inaptitude à vivre m'était douloureux. Aussi bien ne pas aller par là, ne pas y songer. J'enchaînais sur mes quelque heures de tâches, ce matin, non pas sans une brève hésitation. Là aussi, je n'étais pas certaine qu’il soit intelligent ou sage d’aller dans cette direction. C'était la source de notre petit drame familial, ce paradis perdu.

- C’est beau, là-bas. On y logera encore, rien que nous deux. Bientôt. Tu verras.

Sans elle. Puis on sera heureux, enfin. Je te le promets, frérot. J'abaissais la tête pour mieux endosser cette promesse silencieuse, la mine renfrognée sous la concentration. J’allais y arriver, j’en étais convaincue. J’allais grimper les échelons et j’allais briller, très haut, tout au sommet des Dragons. J'entraînerais Mads avec moi, lorsque je serai propulsée. Mais en attendant, ce n’était pas en accordant de l’importance à une soumise ou en parlant de rêves de joli quartier avec lui que j’allais préparer mon ascension.

- T’es prêt?

Je devais me ressaisir, et vite, oublier toute cette histoire et me concentrer sur l’unique chose qui comptait à mes yeux : m'entraîner.. Mes épreuves débutaient prochainement et je n’avais pas le luxe de saboter un entraînement avec des pensées futiles. Je m’assurais qu’il me suive, cette fois, avant de traverser la maison d’un pas rapide. En quelques enjambées, j’avais déjà rassemblé mes cheveux en un chignon environ stable. Je n’avais besoin de rien d’autre.