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jour 2 - fin d'après-midi

Lorsqu'il s'agit des autres tu as toujours été d'un naturel anxieux. Après toutes les épreuves par lesquelles tu es passé, tu aurais pu te refermer sur toi-même, devenir purement égoïste mais bien au contraire. Ta maladie a renforcé ton envie d'être là pour les autres. Et pas uniquement car tu te sens coupable de ne pas avoir été là pour les Jaguars pendant tant d'années. Tu es profondément attaché à l'humain de façon générale alors l'idée que l'un des tiens aille mal te déplait. Des Jaguars en souffrance, il y en a des dizaines à cause de la rébellion. L'attaque ne date que de deux minuscules jours et quelque chose te laisse penser qu'il faudra multiplier par dix ce temps avant que vous ne puissiez réellement sortir la tête de l'eau. Et encore c'est une pensée optimiste. Même si les Jaguars restent forts et déterminés rien ne pourra effacer la douleur des pertes. Et si la motivation peut accélérer un peu la reconstruction des murs, les corps auront eux bien besoin de temps. Les esprits encore plus. Comme tous les autres, tu travailles autant que tu le peux. Tu multiplies les tâches en éloignant le plus possible les faiblesses de ton organisme. C'est dans ces moments là que ta condition physique encore un petit peu faible est la plus difficile à supporter. Heureusement les besoins sont multiples et en variant les activités tu y trouves quand même ton compte. A la fin de la journée, malgré la fatigue tu ne te sens pas à deux doigts de t'écrouler. Tu n'aurais pourtant pas cru ça ce matin. Tes muscles tiraillent un peu mais ce n'est pas un drame. Tant que tes jambes te portent correctement et que ta tête est claire tu peux continuer. Quand tu rentres au QG avec la ferme intention d'aller voir Noâ tu constates pourtant la présence de quelqu'un qui te pousse à reculer cette confrontation. Le hall bourdonne d'activité. On sent bien l'effet fin d'après-midi et les Membres se bousculent un peu dans les escaliers pour rejoindre leurs chambres. Certains ont gardés une humeur plutôt jouette là où d'autres semblent grognons mais les réactions te semblent saines dans l'ensemble. Tu vides le fond de ta gourde, l'eau trop chaude te laissant une sale impression dans la gorge, et tu la déposes dans un bac avec d'autres avant de rejoindre une silhouette que tu ne peux t'empêcher de surveiller depuis la veille. A chaque fois que tu l'aperçois, tu cherches les signes de ce quelque chose qui la ronge mais tu n'as pas encore eu l'occasion d'aller la voir. Tu ne comptes pas la confronter, tu ne veux pas à tout prix satisfaire ta curiosité, tu veux juste t'assurer qu'elle va bien. Ou du moins qu'elle va le mieux possible dans cette situation.

EZEKIEL – Salut Alice.

Tu t'es approché calmement, frottant tes mains sales sur ton pantalon tout aussi poussiéreux ce qui n'arrange rien. Avant que tu ne puisses continuer un Membre passe en courant, portant une plus jeune sur son dos qui glousse tout en criant pour que la voie soit dégagée jusqu'à la cuisine. Tu ne peux t'empêcher de rire à cette image.

EZEKIEL – Eh ben il y en a qui ont encore la pêche.

J'ai toujours été une suffisamment rusée pour ne rien laisser passer. Pour moi, ça, ça avait toujours été un secret et ça aurait dû le rester encore longtemps, si ce n'est une éternité. Je ne comptais pas même en parler à Logan, quand bien même il semblait m'aider. D'ailleurs, plus j'y pensais, plus je trouvais qu'il tombait toujours à pic quand il s'agissait de me soutenir, d'empêcher les autres de me chercher trop longtemps. C'était surprenant et je crois bien que si je n'avais pas été dans un tel état, j'aurais mené mon enquête pour comprendre comment il faisait pour suivre un aussi bon timing. On ne peut pas dire que ce soit primordial pour le moment. C'est certain. Au contraire, c'était bien le cadet de mes soucis. Pour l'instant, j'avais quelque chose de beaucoup plus préoccupant en tête. Je devenais faible, à nouveau. J'étais devenue un livre ouvert. J'étais beaucoup trop imprudente maintenant. Et c'était bien là, le nœud du problème. Je ne pouvais pas me permettre de découvrir ainsi mes faiblesses aux yeux de tous. Quelque part, l'impact de Joshua avait été bien trop fort sur moi. Ne pas le répéter, c'était ce qu'il m'avait demandé avec fermeté. Peut-être était-ce aussi la petite Alice qui avait encore et toujours honte de cette situation de faiblesse, de soumise. Au fond, pourquoi ne me regarderaient-ils pas tous de la même manière que Abel même quatre ans après ?

Je me montrais faible mais également faiblement attirée par des pulsions meurtrières et vengeresses que je ne m'étais jamais connue jusque-là. Si je devais en surprendre plus d'un, c'était d'autant plus déstabilisant pour moi. J'avais peur d'être ce que j'avais toujours détesté. Après tout, qui pouvait m'assurer que je n'allais pas faire le pas de trop ? La distance entre la défense et la violence gratuite est très ténue, j'en suis totalement consciente. Alors, depuis hier, je me surveillais. À chaque fois que je sentais une pulsion montée, j'allais dans un coin, à l'abri, le temps de me calmer ou, dans le cas contraire, pour taper contre un mur. J'espérais sincèrement que cette soudaine crise n'allait pas me jouer des tours. Je voulais devenir Messagère. Je voulais être utile et que Noâ soit fière de moi, je ne pouvais pas faire de faux pas. J'avais fini d'aider un peu plus tôt que la grande majorité, au niveau de la reconstruction. On avait insisté pour que je me retire. Le bruit avait circulé au sujet de mon état et de toute façon, ils avaient bien réalisé les quelques blessures ci et là et mon état général. J'avais pris le temps de me défouler dans un coin. J'étais calmée, en apparence. Parce que de toute façon, ça bouillait encore à l'intérieur. Alors, forcément, quand il me parla, je me saisis. Oui, je cachais quelque chose. Non, je n'étais pas à l'aise. C'était... « Zeke. », j'avais relevé la tête, feignant un sourire qu'il devait savoir faux. Il était très loin d'être dupe.

Il s'avançait vers moi. J'étais d'autant plus angoissée. Je n'avais pas forcément peur du rapprochement, encore que, disons que ce n'était pas le pire. J'avais surtout peur qu'il ne franchisse la muraille qui s'étiolait déjà beaucoup trop à mon goût. Heureusement, ce Membre passe avec une autre plus jeune sur le dos, tous deux amusés et partageant leur plaisir aussi contagieux que possible. Je souris déjà un peu plus. Et pourtant, la seconde d'après, je deviens amère. Je ne souris plus du tout. Ce genre de choses sont forcément à double tranchant. « Oui, je les admire sincèrement. », avais-je dit songeuse. « J'aimerais être aussi forte. », toujours aussi songeuse. Pendant ce temps, je me grattais la nuque. Je devais faire bonne figure et je paraissais déjà triste. Ce que j'étais pénible... La veille, il me voyait tomber dans les pommes, péter un câble, être hystérique et là, triste, fataliste ? Quelle bonne image, Alice !

« Zeke. » Le sourire qui accompagne ta reconnaissance te laisse un brin mal à l'aise. Comment doit-on agir avec quelqu'un qu'on sait mal mais qui ne semble pas désiré que ça soit vu ? Qui peut-être se raccroche même à l'apparence qu'elle donne et ne désire qu'une chose : qu'on ne vienne pas gratter sa fine carapace ? Pourtant tu veux gratter. Pas pour lui faire mal mais parce que tu as la sensation que cette image qu'elle donne est mauvaise pour elle. Encore plus mauvaise que tout le reste. Tu ne peux pas t'empêcher d'aider. Tu n'es pas non plus doué quand il s'agit de se mêler de tes affaires. Ça ne veut pourtant pas dire que tu n'as pas tes doutes toi aussi parfois. Tu ne veux pas devenir comme ceux qui ont besoin de sauver les autres pour se sentir utiles. Tu le fais juste parce que c'est dans tes tripes. Pas que tu penses que Alice a réellement besoin d'être sauvée. Elle a surtout besoin que quelqu'un soit là pour elle. Que quelqu'un assure ses arrières le temps qu'elle se remette. Est-ce que tu peux être cette personne ? Tu n'en sais rien. Est-ce que tu le veux ? Oui si elle le veut. Mais si c'est quelqu'un d'autre tu t'en fiches. Tu veux juste que cette fille qui semble avoir déjà assez souffert trouve un abri pour quelques moments de repos. Elle n'est que façade et tu le sais c'est épuisant. « Oui, je les admire sincèrement. J'aimerais être aussi forte. » Tu ne sais pas comment réagir à ça. Sincèrement. Ta mâchoire en tomberait presque sur le sol parce qu'une telle chose sortie de la bouche de cette fille est aberrante. Comment peut-on avoir une image aussi peu claire de soi-même ? Se croit-elle vraiment faible ? Elle a survécu. A beaucoup de choses que tu ne connais pas. Mais tu as déjà la certitude qu'elle a survécu à la rébellion et c'est déjà énorme. « Ne dis pas ça. » Ton ton est neutre. Pas d'autorité. Pas de certitude. Tu ne sais toujours pas quoi dire ou faire parce que son estime d'elle-même semble être une abysse. « Tu es forte. Tu es une Jaguar. Tu as survécu à la rébellion. Tu as réussi ton test d'admission. Est-ce que pour toi c'est une preuve de faiblesse ? Est-ce que ça ne t'a pas demandé de la détermination ? Des efforts ? Du travail ? » Tu prends une brève inspiration, pas sûr que tu sois sur la bonne voie. Tu ne veux pas lui paraître trop retord ou lui faire la leçon. Tu voudrais juste qu'elle se voit telle qu'elle est vraiment. « Alice. Notre force ne se résume pas à nos échecs ou à nos failles. On perd tous à un moment ou à un autre. On a tous nos points faibles. Mais ce qui fait notre force, ce qui la construit c'est ce qu'on a vécu et ce qu'on a surmonté. La vrai force, celle qu'on a dans les tripes, elle ne se mesure pas. Ce n'est pas la somme de plusieurs choses. Notre force c'est d'être là. D'être toujours là. Et tu es toujours là. Donc ne te considère pas comme moins forte qu'eux parce que tu n'es pas capable de bondir de bonne humeur ou de sourire. On montre chacun notre force comme on le peut et tu as déjà fait preuve de la même force qu'eux pendant longtemps. Tu peux souffler tu sais. Tu en as le droit. »

Zeke m’avait toujours semblé fort et juste. Quelque part, je crois bien que je peux le voir comme un modèle. Il a réussi à rester lui-même sans se faire pointer du doigt parce qu’il était du genre à régler les problèmes par le dialogue. Moi ? Oh, je n’ai jamais cherché à changer à ce niveau-là mais je crois que j’ai encore ce problème actuellement, ne serait-ce qu’avec Alan ou Asha encore. Pourtant, Noâ avait reconnu ce détail et l’avait mis en avant. Je le savais parfaitement. Sinon, pourquoi m’aurait-elle proposé le rôle de Messagère, même si je n’étais encore qu’en formation à ce moment précis. A cet instant, pourtant, je le trouvais fort pour toute autre chose : il avait réussi à me percer à jour en un rien de temps. Je l’avais déjà remarqué lors de l’annonce de Noâ, la premier discours après la rébellion, quand il était resté auprès de moi, sans un mot, m’écoutant et comprenant que j’avais besoin de rien de plus que d’être soutenue. Il n’avait pas cherché à me forcer. Sans parler du fait qu’il avait pu remarquer ma véritable détresse, au-delà de la crise physique que j’avais faite. En temps normal, c’était le moment que je choisissais pour m’échapper, pour fuir. Oui, c’était le moment propice. Je refusais d’inquiéter les autres alors je prenais sur moi et je gardais cette carapace du mieux que je le pouvais. Une carapace qui ne tenait qu’à un sourire. Un sourire que j’avais pourtant réussi à garder jusque-là. Je ne saurais trop dire si c’était le destin ou si ce qu’il dégageait m’avait poussé à me relâcher. Plus sincèrement, je crois que c’est lui et les évènements qui se sont déroulé qui m’ont amenée à ne plus pouvoir tenir. Je me mentais depuis trop longtemps pour en avoir encore la force.

Et ça aussi, Zeke l’avait compris. Il avait pu trouver les mots justes, les mots capables de me toucher au plus profond de mon être. Il était parvenu à toucher la petite Alice brisée et cachée depuis trop longtemps dans ce faux semblant. Désormais, cette petite fille avait besoin de crier, de pleurer, d’avouer son désarroi. Elle avait besoin de se faire entendre, sûrement par moi en premier lieu. Oui, je m’étais promis de ne jamais en parler. Oui, je lui avais juré que ça resterait notre petit secret mais j’en devenais dingue. Surtout ces derniers jours. Abel mort, j’étais la dernière à détenir la vérité. Du moins le pensais-je. Logan, il cachait bien les choses, lui aussi. « Je lui avais promis de ne rien dire. », voilà mes premiers mots, sortis alors que je succombais déjà aux larmes. Il n’y a pas à dire, ce n’est jamais facile quand on se libère d’un secret presque aussi vieux que soi. C’était d’autant plus difficile que Joshua m’avait persuadée du bien-fondé de cette attitude et qu’au fur et à mesure, je m’étais engouffrée dans cette peur, cette honte et ce silence mensonger. Alors je pleurais. J’évacuais et je me libérais petit à petit. « Il ne cessait de me répéter que c’était la meilleure solution mais aussi que je n’étais pas grand-chose. », les sanglots continuaient mais tout prenait sens. Je m’écoutais enfin. Même si c’était difficile, difficile à accepter après autant d’année à se persuader du contraire. « Alors, à force, j’y ai cru. Et puis, je ne voulais en parler à personne… c’est trop… honteux. C’est trop difficile. », il m’arrivait de parler vite, de me presser et de hacher certains mots à cause des émotions, à se demander s’il allait me comprendre malgré sa bonne volonté. « J’ai voulu me montrer forte. J’ai voulu n’inquiéter personne. Alors, forcément, pour y parvenir, je ne devais pas me plaindre, je ne devais pas pleurer. Je ne devais pas non plus souffler. », je le savais, au fond, mais c’est comme si je découvrais ma propre machination, dans le fond. « Du coup, je préférais m’occuper des autres, pendant ce temps-là, j’oubliais que je souffrais. », je n’étais pas fière quand je le réalisais mais je n’avais pas trouvé mieux. Je gardais la tête basse. « Mais la nuit, les cauchemars revenaient me hanter encore et encore. », je découvris très légèrement le haut de mon torse, sans dévoiler ma poitrine et mes bras. Je lui montrais les quelques cicatrices et traces de griffes que je m’étais infligée. Je me découvrais, tout simplement.

« Je lui avais promis de ne rien dire. » Les mots viennent et tu ne sais pas si tu es prêt. Tu dis néanmoins que personne ne peut l'être vraiment. On ne peut pas être prêt à voir quelqu'un déverser sa faiblesse, craquer tout simplement après des années de retenue. C'est un brise-coeur pour toi mais tellement plus pour elle. Alice se casse pour mieux se réparer par la suite et tout ce que tu peux faire c'est la regarder, l'écouter, être avec elle. Ne pas la prendre en pitié surtout. Ça tu ne le pourrais pas. Alice ne mérite pas la pitié, elle mérite la chaleur et le réconfort. Elle mérite de respirer l'air plutôt que de retenir sa respiration sous la surface. Mais avant ça elle doit aller au bout d'elle-même. « Il ne cessait de me répéter que c’était la meilleure solution mais aussi que je n’étais pas grand-chose. » Tu sais de quoi elle parle. Bien sûr que tu sais. Tu avais déjà ton doute mais désormais c'est une certitude. Il n'y a pas tellement de choix lorsqu'il s'agit de Joshua. Il a fait beaucoup de mal à beaucoup de gens de différentes façons mais avec les enfants il n'avait qu'une méthode. Tu frissonnes de dégoût en pensant à cet homme écœurant. Il est certainement la personne que tu es le plus heureux de savoir morte. Le monstre qui peuple les cauchemars de tellement de personnes. « Alors, à force, j’y ai cru. Et puis, je ne voulais en parler à personne… c’est trop… honteux. C’est trop difficile. Du coup, je préférais m’occuper des autres, pendant ce temps-là, j’oubliais que je souffrais. Mais la nuit, les cauchemars revenaient me hanter encore et encore. » Tu as envie d'essuyer ses larmes et de la prendre dans tes bras mais tu as trop peur que ce geste l'effraye alors qu'elle est si vulnérable. Elle est hors de sa carapace et tu ne veux surtout pas lui donner une quelconque envie d'y retourner. Elle va plus loin et tu jettes un bref coup d’œil à la peau marquée qu'elle dévoile. Tu connais ce genre de traces. Machinalement tu portes la main à ton abdomen là où tu sais que tu trouverais le même type de fines lignes blanchies par le temps. « Parfois les phases de conscience étaient tellement étranges que je ne savais pas si j'étais vivant ou mort. Si c'était juste un rêve ou la réalité. Je n'arrivais pas à lever le bras plus haut que ça mais c'était suffisant pour être fixé. Et puis c'est devenu une sorte d'habitude. C'était la seule chose sur laquelle j'avais un pouvoir. » Tu ne sais pas trop pourquoi tu lui racontes ça. Probablement parce que tu ne sais pas vraiment comment réagir mais que tu voulais lui faire comprendre que ça non plus ce n'était pas honteux. « Et les cauchemars continuent de te hanter. C'est probablement l'une des épreuves les plus vicieuses que nous ayons à traverser. Ils peuvent nous paralyser dans le présent pour pas grand chose. Mais ça ne signifie pas qu'ils seront là pour toujours. Ils vont et viennent et se nourrissent de nos vies. » Tu ne sais toujours pas exactement comment te comporter mais tu décides quand même de suivre ton instinct. Tu tends la main vers elle, paume ouverte vers le plafond dans une invitation claire. « Je déteste que tout cela ait dû t'arriver. Autant que je déteste ce type. » De ton autre main tu fourrages dans tes cheveux avec vigueur avant de continuer sans oser la regarder. « C'est dans ces moments là que j'aurais voulu qu'elle agisse plus rapidement. Je sais bien que ce n'était pas possible, que ce n'était pas son plan au départ mais j'aurais voulu qu'il disparaisse plus vite. D'un autre côté je m'en veux de penser ça parce que chaque vie pèse sur les épaules de celui qui la prise pour peu qu'il ait un cœur. Et celle de ce monstre est particulièrement lourde sur les siennes. Il s'est éteint avec un morceau d'elle tout comme il le faisait avec chaque personne qui a eu le malheur de croiser sa route malsaine. C'était ce qu'il faisait. Il brisait pour arracher un bout aux gens. » Tu ne devrais pas en parler mais le moment est spécial et Alice l'est tout autant. Elle mérite de savoir.

C’était un moment difficile, très difficile. Pourtant, je devais passer par là. Je commençais tout doucement à le comprendre. Mon corps ne m’en laissait pas trop le choix et inconsciemment, je semblais comprendre que face à Ezekiel, j’en avais le droit. Zeke, comme on l’appelait tous, ne me brusquait pas. Il me laissait de la place pour m’exprimer et de la place pour respirer. Je reste persuadée que je le sentais. Si ce n’était pas le cas, je serais allée me terrer dans ma chambre où ailleurs sur le territoire, à l’abri des regards. En sa présence, je me sentais en sécurité. Certes, une petite voix continuait de m’effrayer en sonnant l’alerte sans fin en moi : j’avais toujours cette peur sensée d’être jugée pour ce que j’avais vécu ou ce que je montrais là, un véritable moment de faiblesse. Ce compromis entre le besoin de se confesser et la peur du regard de l’autre n’était pas évident et plus d’une fois pendant que je le bombardais d’informations qui allaient dans tous les sens, j’eus l’envie de m’enfuir mais même mes jambes me lâchaient. Par chance, quand j’eus fini, Zeke prit la parole à son tour. Je ne connaissais évidemment pas son but. Je ne savais pas dans quelle direction il souhaitait nous amener mais le fait est que je l’écoutais et que ça me rassurait aussi étrange que cela puisse paraître dans un premier temps. Peut-être parce que je me sentais moins seule ? Peut-être aussi parce que je réalisais que je n’étais pas la seule à vivre ce genre d’horreurs, de cauchemars ? Sûrement un peu des deux. Je ne me leurrais pas ; je savais que d’autres avaient dû souffrir à cause de Joshua ou avait souffert tout court dans leur vie. Mais l’Ancien avait une façon bien à lui d’amener tout ça et je le percevais vraiment comme une main tendue. En plus, ça me donnait clairement l’impression qu’il pouvait comprendre et que je n’étais pas franchement bizarre. A force de n’en parler à personne, je m’isolais et j’avais le sentiment d’exagérer ce qu’il m’arrivait. En plus de tout ça, ça m’occupait. Je me focalisais suffisamment sur ses paroles pour comprendre exactement ce qu’il me disait que j’en oubliais mes douleurs physiques. Je n’avais ni envie de me gratter ni de hurler. Je pleurais encore mais ça, c’était inévitable, je suppose.

Ce qu’il me dit par la suite eut l’effet d’un électrochoc sur moi. Oh, je le savais déjà. Je l’avais entendu lors du premier rassemblement après la rébellion. « Alors… C’était bien elle ? C’est Noâ qui nous a sauvés ? C’est elle qui m’a sauvée ? » C’était quelque chose d’énorme pour moi. C’était à elle que je devais la délivrance. C’était à elle que je devais la fin de cette torture physique et morale. Alors, forcément, une seule chose me vint à l’esprit. « Si je pouvais… la remercier… » Mais je me ravisai directement. « Mais ça ne la soulagera pas. Je suis impuissante alors qu’elle en a fait tellement pour moi. » Je soupirai. Encore une fois, j’étais bien inutile.

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Année 41 - première saison tempérée (fin d'après-midi 2)

Alice semble plus calme maintenant même si tu doutes que ça doit continuer à bouillonner encore à l'intérieur d'elle. Ce n'est pas le genre de sentiment qui disparait, parfois c'est juste un peu moins fort. Tu t'appliques à continuer de parler calmement et même si à un moment tu dérapes un peu à cause de ton passé trop lié à celui de Joshua, elle ne t'en tient par rigueur. Au final la culpabilité de livrer un secret qui n'est pas le tien ne t'assaille même pas. C'est nouveau. Presque étrange. Peut-être tout simplement parce que ce n'est plus un secret. Les gens sont au courant maintenant. Tu peux en parler. Il faudra juste du temps pour que tu t'habitues à ne plus avoir à garder ces informations pour toi. Un secret en moins sur tes épaules ce n'est pas une mauvaise chose. Mais tu ne ressens pas encore le soulagement. Tout ça ce sera pour après. « Alors… C’était bien elle ? C’est Noâ qui nous a sauvés ? C’est elle qui m’a sauvée ? » Tu hoches juste la tête parce que ça te semble suffisant. Et puis les sentiments de cette fille te frappent et tu restes muet une seconde. « Si je pouvais… la remercier… Mais ça ne la soulagera pas. Je suis impuissante alors qu’elle en a fait tellement pour moi. » Elle semble se dégonfler mais toi tu as un sourire qui grimpe. Un sourire un peu triste mais un sourire quand même pour ce qu'elle a voulu faire. « Ne doute jamais du pouvoir que peut avoir la reconnaissance. Personne ne lui a jamais dit à quel point ce choix avait eu un impact dans sa vie. Je pense que tu pourrais alléger un peu son fardeau. Et même si ce n'est que pour un instant ce sera déjà beaucoup. » Tu passes la main dans tes cheveux et tu soupires. « Bien sûr je ne pourrais jamais t'assurer sa réaction. Elle est encore un mystère pour moi même si je la connais depuis des années. Mais je suis sûr que ce sera positif. Pour vous deux. Peut-être que ce serait une façon de boucler vraiment la boucle. Ce sera toujours là, on ne peut jamais se détacher de son passée, mais on peut lui donner progressivement moins de place et se définir par l'avenir qu'on désire. »

Ezekiel eut une nouvelle fois le don de me faire sourire et même espérer. Espérer que je n’étais peut-être pas si impuissante et que je pouvais au moins alléger la conscience de quelqu’un et pas n’importe qui. Il s’agissait tout de même de notre Chef et de ma sauveuse plus particulièrement. La question était de savoir si j’allais oser lui en parler. Pas que j’avais peur de l’approcher mais elle représentait tellement pour moi et ce même avant que je ne sache qu’elle m’avait délivrée des mains tâchées de sang et de honte de Joshua. Parler de quelque chose d’aussi sérieux serait d’autant plus rude, je le savais bien. Ça n’empêcha pas pour autant qu’il réussisse l’exploit – encore une fois – de m’insuffler un minimum d’assurance et de confiance, en plus d’un peu de baume au cœur. Si j’avais su que parler de ça à quelqu’un puisse me libérer d’une telle manière et débloquer plusieurs choses en même temps, j’aurais été le faire beaucoup plus tôt. Même si techniquement, je ne me sentais pas la force d’en parler avant – tant que ce monstre d’Abel était encore parmi les vivants – ni d’en parler à qui que ce soit. Le hasard faisait peut-être finalement bien les choses. Je sentais bien que tout doucement la page pourrait se tourner, même s’il faudrait la discussion avec Noâ pour la tourner totalement sans aucun doute. « Tu dois avoir raison. Ça vaut au moins la peine que j’essaie. » J’affichai un petit sourire qui manquait encore d’assurance et de joyeuseté mais c’était déjà un bel effort. Je ne pleurais plus. Je parvenais même à me détendre petit à petit. « Merci. » Ce mot sortit naturellement et spontanément. Mon corps devait en avoir besoin. Alors, j’avais réagi instinctivement. Comme je le faisais la plupart du temps, par ailleurs. Pendant ce temps, ma main gauche agrippait mon bras droit au niveau du coude et bougeait frénétiquement. Je l’aurais bien pris dans les bras mais je n’étais pas encore totalement à l’aise et j’avais peur d’en faire trop d’un coup. Je ne voulais pas le mettre mal à l’aise non plus. L’ambiance était déjà suffisamment étrange comme ça.

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Année 41 - première saison tempérée (fin d'après-midi 2)

C'est agréable de voir Alice qui s'éclaire à nouveau un peu. Tu la préfères comme ça même si son sourire est toujours teinté par son passé et qu'elle a encore sur les épaules un fardeau qui ne devrait pas se trouver là. C'est pour ce genre de moment que tu vis. Sûrement même pour ça que tu as survécu. Pour une minute, une heure, peut-être le reste de la journée, tu espères qu'elle pourra garder cet état d'esprit et ne pas être trop enfermée dans ce que toute cette rébellion est venue secouer. « Tu dois avoir raison. Ça vaut au moins la peine que j’essaie. » Le fait qu'elle envisage de parler à Noâ t'enchante. Tu sais bien que cette période n'est vraiment pas facile pour elle et qu'une rencontre avec quelqu'un comme Alice pourra l'aider. Plus que jamais, elle a besoin de ses Jaguars tout comme vous avez besoin d'elle. C'est un échange parfois équilibré, parfois non, mais un échange quand même. « Merci. » « Merci à toi. D'avoir accepter de te confier, de m'avoir fait confiance avec ça. » Tu lui souris, doucement, gentiment, comme tu sais si bien le faire. Pour le reste, tu ne sais pas, par contre. L'instant est étrange et tu ne sais pas comment y naviguer. « Si jamais tu as encore besoin de parler... De ça, d'autre chose... N'hésite pas. Je ne peux pas faire grand chose mais j'ai de bonnes oreilles. Et ça vaut aussi pour ce qui t'enthousiasme. »

J’étais certaine que je n’aurais pas pu parler aussi ouvertement avec n’importe qui d’autre que lui. Surtout pas avec Dryss qui s’était montré bien maladroit quand j’avais eu ce malaise face à lui. Je ne le blâmais pas, non, parce que je savais que ce n’était pas évident de faire face à de telles crises pour la première fois. Si je ne le blâmais pas, j’étais d’autant plus reconnaissante en ce qui concerne Ezekiel. Il était doux. Il était patient. Et il était courageux. Il avait ses propres problèmes, la vie de nos jours n’est pas juste, ni tendre avec qui que ce soit. C’est connu. Et pourtant, il avait pris du temps pas plus tard que ce jour-là pour me calmer et me vider d’un lourd, très lourd secret qui était devenu un véritable fardeau avec le temps. Il avait fallu attendre que le dernier rat crève pour que je puisse m’ouvrir et me laisser aller en osant me montrer telle que j’étais réellement au fond de moi depuis si longtemps, trop longtemps. Voilà qu’il me remerciait. C’était déstabilisant. Je n’avais jamais imaginé qu’on me remercierait, surtout quand c’était cette personne même qui m’avait écoutée. Vraiment, il avait ce quelque chose qui le rendait unique, même au sein des Jaguars. « Je suppose que tu m’as directement mise à l’aise. Tu es différent. » Je ne disais jamais rien à la légère. Je le pensais, quand bien même ce n’était pas grand-chose pour lui. « Je n’hésiterai pas. On ne trouve pas tous les jours quelqu’un de confiance. » Surtout à ce sujet. « Et c’est sûr que si je peux t’amener de bonnes nouvelles, c’est toujours mieux. » J’avais incliné la tête, un sourire toujours timide mais un sourire sincèrement chaleureux. Il m’avait touchée. Il m’avait remonté le moral. « A la prochaine ! » Je le saluais, tournant les talons et sentant mon cœur plus léger qu’au début de cette discussion.