Passer l'après-midi dans cet endroit qu'elle pouvait vraiment appeler la maison était agréable pour Yulia. Au début, elle avait eu un peu peur. Généralement, elle ne venait pas en plein jour et elle ne s'enfonçait pas jusque dans le quartier où elle avait grandis. Aujourd'hui, elle l'avait néanmoins fait et elle ne le regrettait pas. Elle avait retrouvé la maison et avait passé des heures à bavarder avec son père. C'était réconfortant comme l'étreinte qu'il lui avait donné avant de partir travailler. Il lui avait fait promettre de ne pas partir avant son retour en prétextant qu'ils pourraient manger ensemble et elle avait accepté parce que l'idée était trop tentante. C'était risqué, mais elle avait trop besoin de profiter de sa famille et d'être en dehors de son clan pour ne pas sauter sur l'occasion. Et puis, les siens lui manquaient. Elle avait donc regardé son père partir avant de décider de faire une sieste. Sa mère ne serait pas là avant un moment et Anton devait travailler, il y avait donc peu de chance qu'elle soit dérangée. Elle avait effleuré l'idée d'aller voir si son oncle et sa tante étaient chez eux, mais après la mort de Zoé et l'incident avec les vipères, elle n'était pas certaine d'avoir le courage de les regarder en face. Pourtant, ce n'était pas sa faute. Yulia n'était pas là la nuit de la rébellion et il lui avait fallu longtemps pour apprendre ce qu'il s'était passé. Elle partageait même leur haine pour les coupables et la décision stupide de Annabella. Malgré tout, une part d'elle s'en voulait. Elle ne se sentait plus si légitime auprès d'eux.

Elle n'était pas installée dans un fauteuil depuis très longtemps quand un coup résonna sur la porte. Surprise, Yulia se redressa et empoigna sa dague. Il aurait été plus intelligent de se cacher, mais son premier réflexe était autre. Quand la porte s'ouvrit, elle paniqua un instant. Et puis, elle reconnu Thiago et elle eut un moment bizarre partagé entre le soulagement et encore plus d'appréhension. Elle n'avait plus vu son cousin depuis un sacré bout de temps, mais elle le reconnaissait sans mal. Thiago sembla aussi surpris qu'elle de la voir ici. Ce qui était assez logique, en réalité. Elle devait bien être la dernière personne qu'il s'attendait à croiser dans cette maison. Elle hocha juste la tête par réflexe en réponse à son appel et le fixa, mal à l'aise. Que devait-elle faire maintenant ? Yulia ne savait même pas quoi dire. Il y avait tellement de choses qu'elle aurait dû verbaliser mais qui restaient coincées dans sa gorge.

Finalement, ce fut lui qui s'exprima en premier. Il était toujours à la porte et son regard ne grandissait que plus dur. Pour lui, Yulia n'était pas la bienvenue et, le pire dans tout ça, c'était qu'elle comprenait. Malgré tout, le commentaire lui fit mal. Elle l'accueillit comme un coup de couteau qui promettait de s'infecter. Même si cela ne lui ressemblait pas, elle baissa la tête, rengaina sa dague.

— Je... tenta-t-elle de se justifier.

Le simple fait que Yulia veuille se justifier était étrange, mais elle en ressentait le besoin. Elle ne savait pas exactement d'où cette sensation venait, mais elle était sûre de ne jamais l'avoir vraiment ressenti avec un membre de sa famille proche. Peut-être que cela signifiait juste qu'elle n'appartenait plus aux proches de Thiago. Qu'ils n'étaient au final que des étrangers. Le fait qu'elle s'en veuille pour Zoé n'aidait pas non plus. Elle voulait même s'excuser pour cette mort qui n'était pas de sa faute. Tentant de se reprendre, elle ravala son malaise. Yulia était toujours incapable de croiser le regard de Thiago. Elle essaya néanmoins de paraître plus détendue alors qu'elle se rassit dans le fauteuil.

— Je suis venue voir mes parents. Je voulais profiter de mon congé après la traque.

Donner ces détails était inutile, mais cela lui permettait de se donner plus de temps pour se reconstruire une présence plus forte. Bien qu'elle doutait que ce soit réellement possible. Elle avait volontairement omis de réagir à son attaque à propos du clan car il avait raison. C'était douloureux, mais elle ne pouvait rien redire là-dessus. Elle était une vipère maintenant.

Thiago ne resta pas longtemps hésitant à la porte. A la surprise de Yulia, il la ferma simplement et s'y adossa. Elle s'était attendue à ce qu'il s'en aille sans un regard ou pire à ce qu'il appelle quelqu'un, mais il fallait croire qu'il restait encore son cousin quelque part. Elle l'observa de loin sans trop oser commenter sa situation ou sa présence. Thiago était ici chez lui, elle n'avait rien à dire. Il avait aussi joué dans cette maison et il y venait plus souvent qu'elle. Elle aurait pourtant aimé savoir pourquoi il était là. Des questions, elle en avait même beaucoup pour lui. Elle avait entendu des choses à son propos. Des rumeurs plus que des vérités à ses yeux car elle n'avait pas eu le courage de chercher des vérifications. Aujourd'hui plus qu'un autre jour, elle ne voulait pas vraiment savoir. Elle n'avait pas besoin qu'une nouvelle illusion lui explose en pleine figure.

Thiago s'arrêta finalement de bouger et elle le fixa un instant. Ils avaient l'air bien bête dans cette situation. Des silences, il y en avait eu beaucoup entre eux, mais ils n'avaient jamais été si tendus. Même s'ils n'avaient rien à se dire, ils s'appréciaient. Entre eux, il y avait eu des règles tacites et un amour trop fraternel. Maintenant, Yulia se demandait ce qu'il pouvait bien rester de tout ça.

Les moqueries de Thiago étaient difficiles à encaisser. Elle ne le connaissait pas comme ça. Lui d'un autre côté s'en donnait à cœur joie. Yulia pouvait comprendre son chagrin, elle se doutait qu'il se comportait de cette façon parce qu'il ne savait pas comment faire autrement. Une part d'elle pensait aussi qu'elle méritait un peu de son venin. En réponse, elle haussa juste les épaules. Elle ne regrettait pas ce qu'elle avait fait durant la traque. Bon sang, elle était même fière d'avoir été choisie parmi toutes les vipères. Maintenant qu'elle était forcée de voir tout ça sous les yeux de son cousin, elle ne parvenait pas à vouloir sans vanter. Elle ne pouvait pas parler de la mort avec désinvolture devant lui qui avait perdu sa petite sœur. Sa dernière pique heurta néanmoins un mauvais endroit.

— Venant du mec qui a laissé tomber sa famille, ça doit être un compliment.

Yulia aurait pu faire beaucoup d'efforts pour lui. Elle n'avait pas voulu mal le considérer malgré ce qu'il avait potentiellement fait, mais Thiago avait été trop loin. Elle s'était démenée pour avoir des nouvelles des siens. Bien sûr, elle était venue ici avec un but semi-égoïste, mais elle avait toujours été là pour sa famille. Thiago ne pouvait pas se vanter de faire preuve de la même dévotion. Surtout après la rébellion. C'était un coup bas qu'elle venait de lui asséner, surtout en n'ayant pas tous les détails, mais il l'avait cherché. La mort de Zoé ne pouvait pas tout excuser.

— J'ai entendu des trucs sur toi. Pas de la part des nôtres, il faut croire qu'ils ont décidés de te couvrir. Mais ça parle sur ton dos. lâcha-t-elle en se relevant pour s'approcher. A cause de ça, j'ai tendance à supposer que c'est vrai. Alors dis-moi, Thiago, tu as été le parfait fils qui a protégé sa famille peut-être ?