Les embrouilles commencent (PV Alice)
Jour 4

La journée était ennuyante. La veille, Taiga avait eu l'occasion de retrouver Stiles et ce simple fait avait réussi à la rendre heureuse jusqu'au lever du soleil. Après, elle était passée à autre chose. Une nuit était toute une vie pour elle. Tout comme une journée l'était. A la manière d'un animal, Taiga était en décalage avec les autres. Bien qu'habitué aux travaux répétitifs dans la forêt (se lever, se laver à l'occasion, manger, refaire ses réserves, se promener, tout se ressemblait souvent dans les bois), ici c'était différent. La civilisation était complexe et y vivre n'avait rien d'attrayant quand elle n'avait pas la possibilité d'apprendre réellement. Depuis cette attaque qui lui avait foutu la frousse, il fallait tous les jours travailler durement au milieu des gravats. Le fait que Taiga dispose d'aussi peu de compétences ne l'aidait pas forcément à trouver des choses intéressantes à faire. On n'avait pas vraiment le temps de s'occuper d'elle donc elle se retrouvait souvent à transporter et empiler des pierres. On faisait plus fascinant.

Aujourd'hui, Taiga en avait assez. Elle préférait encore retrouver le toit et les quatre murs de sa cellule plutôt que d'avoir à se fatiguer au milieu des travaux. Sans plus réfléchir, elle alla donc au QG et se glissa avec tout le naturel du monde dans le hall. Jusqu'à ce qu'une main attrape son épaule et la tire en arrière.

— Qu'est-ce que tu fiches ici toi ?
— Cellule. lâcha-t-elle comme si c'était l'information la plus évidente du monde en pointant le sol du doigt.

La sentinelle la regarda comme s'il était tombé sur la plus grosse aberration qu'il avait jamais vue et la tira en arrière. En voyant le bandage à son poignet (il n'était plus utile, elle le gardait juste car elle l'aimait), il se renfrogna un peu.

— Les soumis n'ont rien à faire dans le quartier général. Oust. On t'attend sûrement pour bosser aux travaux.
— Non ! piaffa-t-elle en se débattant un peu pour qu'il lui fiche la paix. Pas travaux. Taiga dormir.
— Non, mais tu te crois où ? On est en crise alors même les débiles doivent s'y mettre.

L'intérêt de Taiga fut soudainement piqué. Elle s'arrêta net et se tourna vers lui.

— Débile. entonna-t-elle joyeusement parce que ce nouveau mot avait une bonne sonorité.

Avant qu'elle n'ait pu lui demander de lui expliquer ce que ce mot voulait dire, le jaguar sembla soudainement plus colérique. Et à la surprise de Taiga, il se fâcha.

La tension était franchement palpable. Il faut dire qu’être enfermés dans un clan abîmé qui doit se reconstruire jour après jour, ce n’est pas évident tous les jours. C’est épuisant, très épuisant. Nous redoublions d’efforts et nous finissions par être épuisés, surmenés et tout cela n’engendre que de la nervosité. Nombreux étaient ceux qui avaient les nerfs à vif. Moi la première avec la mort d’Abel, la discussion avec Ezekiel et avec Dryss aussi. Tous ces souvenirs qui revenaient à la surface et que je devais tout doucement dépasser, ce n’était pas une tâche évidente. Alors, ça, en plus des travaux souvent difficiles, je devais lâcher un peu. Je savais bien que l’idéal serait que je lâche du lest. Si je me concentrais sur l’une ou l’autre tâche qui me faisaient face, si je décidais d’une priorité, même pour quelques jours, ce ne serait pas un problème. Surtout si j’allais enfin voir l’Infirmier. Cependant, ce n’était pas moi. Je n’étais pas ce genre de Membre. Je n’ai jamais été ce genre de fille. Je suis combattive et je m’accroche coûte que coûte. Je veux tout faire au mieux. Jusque-là, j’avais tenu bon : je ne m’étais pas pris la tête avec qui que ce soit sur le territoire. Des disputes, pourtant, j’en voyais régulièrement. Des disputes puériles et qui ne duraient jamais longtemps mais des disputes tout de même.

Et cette fois encore, une tension qui dégénérait. Enfin, un différend plutôt particulier. Je n’avais que rarement vu un Jaguar qui se prenait le chou, tout seul, face une Jaguar qui plus que de se moquer de tout ça ne remarquait absolument rien de l’ambiance a priori. Tout du moins, elle ne semblait pas comprendre que le jeune homme s’énervait sur elle désespérément, prêt, apparemment, à lui en coller une. J’avais entendu quelques bribes de leur discussion enflammée : apparemment, cette jeune fille était une Soumise. Alors, certes, les Soumis n’étaient pas autorisés au Quartier Général mais ce n’était pas une raison pour se montrer aussi catégorique. Je m’avançai rapidement et une fois arrivée à la hauteur de la Sentinelle, j’attrapai son bras qu’il s’apprêtait à lever, certainement pour la calmer à sa façon. « Tu réalises ce que tu t’apprêtes à faire, là ? » Pour moi, il s’agissait plus d’un moyen de se défouler que de lui rappeler la règle. Et depuis quand on rappelait les règles de cette façon dans le clan, de toute façon ? « Elle n’a rien à faire dans le quartier général. Et puis, elle est débile. Elle n’arrête pas de répéter ce mot. » La façon dont il avait de me répondre prouvait sa nervosité grandissante. « C’est pas évident en ce moment sur le territoire mais ce n’est pas une raison pour taper sur ceux qui nous semblent plus différents. » J’avais heureusement beaucoup dormi. Heureusement pour lui, surtout. Je n’étais pas agressive de nature mais ces derniers jours, j’avais démontré que je pouvais m’énerver moi aussi. « … » Il marmonna quelques mots dans sa barbe avant de reprendre plus fièrement et sévèrement. « Dégage-la de là et laissez-moi bosser ! » C’était déjà ça.

Alors, je m’attardai sur cette Soumise. « Taiga, c’est ça ? » J’espérais avoir bien compris son nom. Elle parlait étrangement et puisque j’avais entendu brièvement leur discussion, je pouvais tout à fait m’être trompée. « Viens, on va aller faire un tour et tu vas m’expliquer ce que tu aimes faire sur le territoire. Tu veux bien ? » J’y allais doucement. Je ne voulais pas la brusquer. Je priais secrètement pour que ce soit la meilleure façon de l’aborder. Elle était effectivement différente de ce qu’on voyait dans le territoire et j’avais peur d’être plus maladroite qu’autre chose. Je me cassais déjà la tête à ce sujet. Je ne l’avais pas prise par le bras de peur de dépasser son espace vital.

La discussion s'échauffait et vraiment Taiga ne comprenait pas pour quoi. Tout ce qu'elle savait, c'était que ce type était une gêne, encore un qui voulait la faire obéir. Elle comprenait bien qu'il était de mauvaise humeur et progressivement son instinct lui disait danger. Ce gars-là avait aussi peu de patience que celui qui était longtemps resté en dehors de sa cellule et elle en vient vite à penser qu'elle ne l'aimait pas. Elle n'avait pas encore peur, mais elle savait qu'elle devait se méfier. Peut-être qu'il était aussi temps de décamper. Avant qu'elle ne puisse le faire, quelqu'un d'autre apparu. Taiga remarqua alors le poing qui allait la menacer et elle tressaillit un peu. Commença alors une conversation à laquelle elle ne comprenait pas grand chose. Cela lui rappela aussi qu'elle ne savait toujours pas ce que voulait dire le mot débile. Elle fut pourtant suffisamment avisée pour ne pas demander maintenant, la situation semblait déjà assez tendue comme ça.

Taiga ne réagit que lorsque l'on s'adressa réellement à elle. Elle hocha la tête rapidement en réponse. Oui, au moins, elle était sûre d'être Taiga. Par contre, elle considéra la suite avec un peu de méfiance.

— Pas travail !

Seulement, Taiga devait bien avouer que l'idée de venir dans le quartier général ne la tentait plus maintenant qu'elle savait que le gars agressif y était lui aussi. Elle décida donc de laisser sa chance à la nouvelle venue.

— D'accord.

Et sur ces mots, elle décolla dans le sens contraire de l'endroit où elle aurait dû se trouver maintenant. Elle n'était pas idiote non plus, elle n'allait pas se jeter dans la gueule du loup aussi facilement.

— Quoi débile ? lâcha-t-elle par-dessus son épaule.

Cette fille avait quelque chose de déstabilisant, c’est certain. Je pouvais comprendre qu’on perde patience en sa présence mais je ne pouvais décemment pas comprendre qu’on passe ses nerfs sur elle. C’était pourtant visible qu’elle n’était pas encore consciente de tout ce qui se passait autour d’elle et de toutes les subtilités du clan. Alors pourquoi diable ne savait-il pas se contrôler ? Ce Membre était de ceux qui me hérissaient le poil : aucune subtilité, aucune maîtrise, aucune empathie. La tension générale n’aidait pas, évidemment, mais c’était bien facile et lâche même que de tout justifier par la rébellion et le stress qu’elle engendra sur tout le territoire. Désormais, il fallait l’oublier et me concentrer sur cette Soumise qui semblait encore tendue et paumée. Elle devait avoir senti la menace planer sur elle, sûrement encore plus fort que moi. Elle avait beau ne pas comprendre les mots qu’on utilisait tous les jours, elle comprenait d’autres éléments plus implicites. Un mystère incroyable. Une sensibilité toute autre. Peut-être était-ce aussi ce qui l’avait poussée à me suivre sans discuter.

Je jetais régulièrement un œil pour m’assurer qu’elle suivait la cadence. J’avais pressé le pas le temps d’être hors du champ de vision de ce garde, alors c’était le strict minimum. Je ne prévoyais pas de la perdre juste après l’avoir sauvée des griffes d’un garde écervelé. J’entendis alors sa question et je souris. L’aider à apprendre ce qui l’entourait pouvait être gratifiant. Je la trouvais particulièrement adorable. Quelque chose chez elle me réchauffait le cœur. Pourtant, la seconde d’après, je soupirai. Comment lui expliquer ce mot après qu’elle se le soit ramassé en pleine figure telle une insulte proférée gratuitement ? « C’est un mot méchant. Comme celui qui l’a dit. » Je haussai les épaules avant de lui glisser à l’oreille. « La prochaine fois qu’il dit ça, fais comme si tu ne le voyais pas. » C’était finalement le plus intelligent à faire. « Est-ce que tu veux découvrir de nouvelles choses ? » Je pouvais bien l’aider aujourd’hui, non ? J’en mourrais d’envie. Elle était si attachante.