La nuit précédente, nous avions vécu le bûcher funéraire. Avaient été respectées les morts de ceux qui s'étaient battus pour défendre le clan, pour nous défendre, tous autant que nous étions. Ceux-là avait justement vécu le bûcher funéraire, avec des flèches lancées par des Membres honorés d'être choisis pour cette tâche. Nous avons également fêté le départ de nos fiers combattants. C'était dans l'esprit des Jaguars. Très typique. Nous fêtions les esprits de ceux qui nous quittaient pour l'honneur du clan. Grâce à eux, nous avions pu nous relever. Dans les faits, je n'avais pas énormément bu. Pourtant, j'avais bu. C'était déjà un véritable exploit. D'habitude, je buvais de l'eau et ça se limitait à ça. Tout le monde m'avait regardé. Tout le monde mais surtout Alan. Il n'en revenait pas. Il n'avait pas osé se frotter à moi de la soirée non plus. Il préférait me regarder de loin, complètement désabusé. Il l'était depuis que je m'étais battue et acharnée sur Abel, durant l'après-midi de ce même jour. De son côté, Logan s'était approché pour me parler. Nous avions vraiment discuté. Sans aller dans les détails. Il ne voulait pas amener les détails. Je n'avais pas eu de mal à dormir. Pas de mal à me lever non plus. Je n'avais que peu bu.

Ce matin, c'était l'entraînement. Lors de celui-ci, mon attitude avait changé aussi même si les détails qui faisaient de moi ce que j'étais dans le fond n'avaient pas changé. J'étais toujours beaucoup plus calculatrice en combat que bagarreuse. J'étais rusé. Je n'aimais toujours pas la violence gratuite mais j'avais tout de même pris plus d'assurance dans les combats en tant que tel. L'annonce de la mort de mon dernier bourreau et sa mort m'avaient véritablement changée. J'étais encore à cran, je me posais encore énormément de questions au sujet de Noâ et de la mort de Joshua, mais j'étais déjà plus vivante. Certes, j'avais encore eu des hallucinations la veille, mais je ne me mutilais plus. Pour le moment ? En fait, depuis la veille, j'étais encore plus perturbée mais ça se lisait franchement désormais. Alors, il m'arrivait souvent de donner un coup de poing quand j'avais encore une fois des images d'avant ou simplement quand on me prenait en traître. J'étais instable. Il fallait que je parle à Noâ. Il le fallait. Si ce n'était pas avec Charly, ce serait au moins avec notre Chef. Peut-être Roxanne ? Elle n'allait pas tarder à me voir pour la formation en cours, j'étais certaine. Il fallait que je balance tout ça. Je ne devais plus garder ça pour moi. C'est plus facile à dire qu'à faire.

Je soupirai. J'étais posée non loin du Lac de l’Épreuve, pleurant. Je venais de me péter la main, aussi. Ça ne me ressemblait pas. Je repensais à cette vie brisée, aux mots d'Abel, il y a deux ans et à tout ce que j'avais perdu à force de vivre dans le passé. Je le regrettais. Désormais, pourtant, je voulais me réveiller d'un long état comateux. Il le fallait. Je ne voulais pas changer, dans les faits. Juste me réveiller. J'étais Alice, une nouvelle Alice. Je ne devais pas perdre de vue ma formation. Je devais toujours fait mes preuves. Certes, je dormais mieux. J'étais désormais plus que cette fille qui déteste la violence. J'admettais que dans certains cas, il le fallait, je l'admettais plus naturellement. Seulement, j'étais toujours celle qui n'aimait pas les conflits. Alors, pourquoi j'étais instable à ce point-là ?

C'était pénible d'être aussi faible, pénible d'être faible aux yeux de tous même si cela ne faisait maintenant que deux jours. Avant, j'étais faible pour eux mais j'étais suffisamment forte pour moi. Je masquais tous mes tourments. Je déguisais mes peines avec un sourire à toute épreuve. Ce qui n'était plus le cas désormais. Et pourtant, paradoxalement, c'était en période de faiblesse que j'étais la plus mordante. J'ai affiché l'image d'un monstre presque sanguinaire mais en tout cas vindicatif face à Abel le jour de son exécution, au moment où nous étions invités à venger notre grande famille perdue, ceux qui avait péri. Certes, c'était la règle, l'unique règle, celle de se défouler sans tuer mais de donner libre cours à notre imagination destructrice et féline. C'est sûrement pour cette raison que je pleurais en ce moment même. Je ne me reconnaissais plus. Je changeais. Je n'étais plus le chaton qui se laissait amadouer ou qui répondait gentiment, bien que suffisamment fier pour avoir ses convictions. J'étais enfin une féline, une vraie, capable de me défendre et de crier ma colère. Ce n'était pas anodin. Tout changement est déstabilisant. Je perdais pieds. Dryss semblait trouver ça normal, lui aussi. Relativement, normal, en tout cas. Je savais bien que je ne me relèverais jamais complètement indemne ou inchangée de tout cela, mais je n'avais pas imaginé l'impact d'une telle ampleur. Et en plus, voilà que je pleurais face à une enfant. Une enfant que je commençais à bien connaître à force et qui était relativement sérieuse pour son âge, mais une enfant malgré tout. Elle n'avait pas à subir tout ça. Et pourtant, c'était le seul spectacle que je lui offrais. Alors qu'elle devait, elle aussi, être chagrinée, déboussolée par tous ces évènements. Elle me saisit, d'ailleurs. Mes pleurs avaient sans doute étouffé les bruits qui m'entouraient. « Estelle ! », il fallait que je me reprenne. Un peu, au moins.

J'étais décontenancée par les évènements, par la situation aussi. Je n'avais plus la force d'avant. Plus depuis deux jours maintenant. « On fait aller comme on peut avec cette rébellion. », c'était autant un mensonge que la réalité, finalement. J'étais triste mais encore plus. Il n'y avait pas que la perte des Jaguars qui sont une famille pour moi, mais la perte d'une identité, quand bien même elle était dégradante et humiliante, la perte d'une vérité qui me maintenait en vie. Là, j'étais coincée entre une ancienne vérité, une ancienne identité et une nouvelle qui est encore loin d'être finalisée ou concrète pour moi. C'était finalement le plus déstabilisant. Comment fonctionner quand on ne sait plus ce qu'on est à son essence ? Je devais me concentrer sur Estelle et uniquement sur elle. « Et toi ? », cette question était rhétorique. Vu sa réaction au bûcher, j'imaginais difficilement qu'elle soit enthousiaste. Cela devait être difficile de vivre un tel drame à dix ans. J'en savais quelque chose. Perdre mes repères à neuf ans m'avait amené à ça. « Tu sais, tu devrais parler si tu en sens le besoin. C'est important. », voilà que je la conseillais sur quelque chose que je n'avais même pas été capable de faire. J'essuyais soigneusement mes larmes pour la regarder, espérant faire bonne figure même un court laps de temps.