Tatie Lucie avait goupillé au fil des ans, des techniques et stratégies de plus en plus approfondies pour détourner les rations de ses proches. Nous ne disions rien, parce que, déjà, elle était soumise et parler trop fort de ses manigances aurait profondément nui à sa survie. Mais aussi, elle nous faisait quand même bien rire. Nous étions tous au courant de ses petits manèges et nous désirions tous, inconsciemment ou non, voir jusqu’où elle irait pour gratter une miette de biscuits supplémentaires. Son compagnon de vie avait été membre, dans sa jeunesse, comme plusieurs, et avait vite compris qu’afin d’avoir cette plantureuse rouquine dans sa couche, il avait tout intérêt à se délester de ses rations. Maintenant ancien depuis plusieurs années, il préservait malgré tout cette étrange routine, celle de ne manger que le stricte minimum pour permettre à l’estomac -et désormais aux hanches- avare de tante Lucie de se repaître. Ce n’était pas le pouvoir qui l'aguichait, comme plusieurs dragonnes, mais plutôt d’avoir la panse bien remplie.

Pour ma part, je n’étais pas gourmande. Je n’avais pas hérité de ce trait de caractère, heureusement pour moi -bien que je craignais secrètement avoir hérité de ses hanches. Cela dit, j’étais menue, fine, et plutôt maligne. J’avais réussi très jeune à découvrir ses planques à rations, pour éviter que les ramasseurs ne lui “volent” ses précieuses denrées. Ainsi, j’avais un petit avantage sur bien des membres, niveau nourriture. Avec la saison polaire qui ne finissait pas de finir, je voyais les soumis et les membres les moins ordonnés ménager leur énergie et grelotter plus que de raison. Il était évident que j’allais devoir piocher dans cette fameuse réserve pour les plus chétifs de mes amis. Chanel, la douce, la gentille Chanel, en faisait partie, quoi qu’elle en dise.

Sans surprise, je toquais à sa porte. Mon sac un peu plus lourd que d’ordinaire, pesait sur mon épaule. Des bouts de viandes séchées, des fruits secs et des biscuits y étaient soigneusement enfouies comme un magot de pirate. Amusée de l’entendre me hêler de l’autre côté de la porte, je me faufilais dans ce minuscule refuge qui était sien. Son royaume. Notre royaume, d’une certaine manière, pendant les saisons froides. Derrière moi, je prenais néanmoins garde de verrouiller.

- Ca va ? Tu veux boire quelque chose? J’ai… du thé.

J’avais esquissé un sourire un peu incertain à sa question, tout en relâchant mon étreinte. Il fallait que je me trouve une excuse pour refuser son infecte infusion -infection- qu’elle appelait, comme si de rien, du “thé”. La dernière fois, j’avais accepté bien naïvement et j’avais eu des nausées violentes toute la nuit. Soit Chanel dosait atrocement mal son thé, soit il était d’une qualité incertaine, soit elle cherchait à m’empoisonner avec ses mixtures étranges du centre de soins.

- Je… Très doux, alors. S’il te plaît. Garde le pour toi. Tu sais, moi… Je peux survivre d’amour et d’eau fraîche.

Je la laissais trottiner joyeusement vers sa vieille théière datant d’une autre époque et je m’installai autour de la table. Je prenais grand soin de retirer mes moufles brunes et mon bonnet, puis d'abaisser mon foulard. Enfin libérée, j'ouvris mon sac pour empiler méthodiquement les biscuits au centre de celle-ci, bien en vue, pour quand Chanel se retournerait.

- Alors! Dis-moi! Comment s’est passée ta journée, jeune fille?

Je me frictionnais toujours les mains, l’une contre l’autre, lorsque Chanel revint vers moi –ou plutôt vers les biscuits- en m’interrogeant sur ma journée. Sa bouche était encore pleine de pâtisserie et son menton couvert de miettes lorsqu’elle se prononça. Je tendais ma main glacée pour en chasser la plus grosse, le plus naturellement du monde, puis la jeter négligemment sur la table. Nous nous étions trouvées par le hasard des choses et de mon endurance, peu après mon intégration au sein des Gardiens, et notre amitié n’avait que fleuri, depuis. Si bien que ses câlins, tout comme mes gestes d’affection, ponctuaient notre relation sans soulever la moindre question ni la moindre ambigüité, de sa part comme de la mienne. Elle me surnommait sa « petite sœur de cœur », alors que je trouvais que nous nous ressemblions tout de même beaucoup, pour être certaines, hors de tout doute, que nous n’avions aucun ancêtre commun, eh!  Cela dit, j’avais chassé sa précédente question d’un mouvement de patte, au sujet de la provenance de mon offrande sucrée. Même si je me doutais qu’elle savait pertinemment à qui je piquais cette nourriture, je préférais encore me taire. Si on venait à savoir que Tatie Lucie rackettait de quoi faire des biscuits, ici et là, je craignais qu’on ne s’en prenne à elle, ou bien qu’on se moque de sa petite manie.

Quant à ma journée… Il y avait désormais quatre jours et quelques heures qui s’étaient écoulés depuis la dernière fois où mes yeux s’étaient posés sur Icare. C’était pathétique, à la frontière de la pathologie, mais je ne pouvais pas m’empêcher de m’ennuyer de lui. Plus j’apprenais à le connaître, et plus je voulais en savoir davantage. Je rapatriais mon bonnet contre mon museau; il y avait bientôt quatre jour et quelques heures qu’Icare l’avait porté pour la dernière fois. Petit tour de passe-passe, fourberie. J’avais joué les bonnes samaritaines en le lui prêtant, à la fin de notre entrainement commun, prétextant que s’il perdait une oreille à cause du froid, Samuel ne pourrait pas le réprimander en le tirant par le lobe. Ça avait fonctionné, je crois. Il avait rigolé, en tout cas. Et désormais, mon bonnet sentait encore Icare. Faiblement, après ces quatre jours et quelques heures, mais tout de même. …Oh… Icare…

- Ma journée..?

J’allais piocher dans la pile de biscuits, pour m’extirper de ma rêverie éveillée, avant de me souvenir que c’était pour elle. Rien que pour elle. Je pouvais en manger plus tard, chez Tatie Lucie, autant que je voulais. Aussi bien attendre l’infusion douteuse pour me réchauffer les doigts.

- J’ai suivi Jackson, chez les jaguars, tout l’après-midi. Tu aimerais tellement l'ambiance, là-bas! Ils sont si gentils, si respectueux… Soumis, membres, c’est du pareil au même! Tu es tombée un peu trop au Nord, en arrivant. Enfin, il s’ennuyait un peu d’April, je crois. C’est sa petite amie, tu te souviens? Je lui ai changé les idées, en patientant notre reprise de tour, à la citerne, demain à l'aube.

Et toi, la clinique? Il y a encore des cas bizarres?

Sa petite moue ne m’avait pas échappé, lorsque j’avais mentionné la simplicité des Jaguars et son choix d’intégrer les Dragons. Je ne voulais pas jouer la moralisatrice, loin de là, en lui rappelant que c’était un mauvais choix. Après tout, nous ne serions pas si près, si elle était Vipère, par exemple. Certes, la majorité de mes amis étaient des membres d’autres clans, mais je ne pouvais pas les visiter en pleine saison polaire comme je le faisais régulièrement avec Chanel, qui logeait à une quinzaine de minutes de marche de mon petit chez-moi. Cela dit, être soumis était un mode de vie difficile, dans le territoire du Nord. Et être une soumise d’origine libre était dangereux pour l’intégrité physique et morale. J’avais donc fait une moue, à mon tour, par solidarité.

J’avais surveillé étroitement le dosage de mon thé, lorsqu’elle s’était levée pour nous servir. Environ soulagée, j’avais accueilli la tasse d’un sourire reconnaissant et je m’étais empressée de l’enrouler de mes doigts encore froids. Les volutes de vapeur s’échappaient en tourbillon de ma tasse, et je plantais bientôt mon museau au-dessus, pour en humer les effluves. Odeur incertaine et non identifiée. Il fallait réellement que je tienne à elle pour boire pareille concoction!

- Pour ce qui est de la clinique, Lou', il y aura toujours des cas bizarre. Aujourd'hui il y avait un vieil homme qui était convaincue qu'on devait lui couper la jambe alors qu'en fait il n'avait rien du tout… Sinon c'était assez tranquille, je dois te dire! Pas que c'était ennuyant, non j'adore mon job, tu le sais! Dis… À quoi tu pensais toute à l'heure? Tu avais l'air d'avoir la tête dans les nuages… c'est un garçon?

Les yeux plissés, j’encaissais la question pourtant anodine avec une once d’appréhension et de suspicion. Mon regard glissait d’elle à mon bonnet. Avait-elle senti l’odeur d’Icare malgré les écorces infusées? Purée! Elle était fortiche, mon amie! Je troquais mon petit air de putois malade pour lui offrir un sourire bien réservé où la timidité et la pudeur étaient franchement perceptibles. Même si je m’intéressais à tout, j’avais bien du mal à parler de moi, et de ce qui était important pour moi. J’esquivais aisément les questions sur ma famille, par exemple. Et Icare, peu à peu, entrait dans ce cercle précieux que je ne dévoilais pas facilement.

- Comment t’as deviné..?

Je tripotais ma tasse, faisant tourner un peu le liquide putride qui s’y trouvait. Puis j’en prenais une gorgée, du bout des lippes, avant de grimacer un tantinet. Puis ma main dans mes cheveux. Puis les dents contre mon ongle. Bref, je la faisais bien mariner, Chanel, alors que je cherchais mes mots, comme s’ils restaient coincés quelque part dans ma gorge, obstrués par un élan de pudeur. Je sentais mes joues s’embraser, peu à peu.

- C’est un gentil. Un vrai gentil, même s’il est spécialiste… Il est très respectueux, avec moi.

Mes pensées m’éloignèrent une fois encore de la conversation pour me planter dans quelques fragments de souvenir. La dernière saison tempérée, où il s’était risqué à intervenir dans un conflit entre deux membres, en plein entrainement. J’avais senti qu’il l’avait fait pour m’éviter d’agir avant lui, comme pour me protéger. Je me faisais forcément des idées, et je rêvais probablement en couleur, mais j’aimais bien me bercer de ces illusions-là.

Elle était fortiche, ça, oui, mon amie! Elle avait réussi à me faire oublier momentanément sa petite tristesse, quant à son choix de clan.