Ce baiser fut bien trop court à mon goût. J'avais besoin de beaucoup plus pour mettre mes doutes en sourdine. Ma peur aussi peut-être d'une certaine façon. Le simple fait d'être avec Eli bouleversait mon monde et le moindre pas de côté pourrait me faire perdre tout ce qui comptait pour moi. Valait-il vraiment un tel sacrifice ? Le choix était compliqué. Sans les Jaguars, je ne serais pas ce que j'étais aujourd'hui, mais sans Eli je perdais une chance d'évoluer de façon propre. Pour la première fois de ma vie, je vivais pour moi et non dans l'intérêt du clan. Cela ne voulait pas dire pour autant qu'offrir ma vie à Noâ était pour moi une erreur. Je ne pouvais pas non plus remettre toute mon existence en question pour les beaux yeux du bras-droit de Kim.

Le contact du pouce d'Eli sur ma joue me fit remonter à la surface. Je m'étais complètement laisser engloutir par ce conflit intérieur. Voir ce jeune homme que j'avais toujours connu froid comme la glace aussi tendre avec un petit quelque chose de perturbant, mais c'était agréable. J'aimais l'idée qu'il ne soit comme ça qu'avec moi.

- Si monsieur m'avait prévenu de sa visite, j'aurais pu me faire belle.

J'éclatais ensuite de rire. Comme si c'était mon genre de me pomponner. Il n'y avait que ce tordu d'Anton pour faire ce genre de chose dans le contexte où nous vivions. Reprenant mon sérieux, je lui expliquais la raison de mon état.

- J'ai hérité de l'entretien des armes pendant une semaine. Noâ a décrété que Peacemaker avait trop de boulot ces derniers temps.

- Il y a quelque chose que tu dois voir. Et cela ne va pas te plaire.

Allons bon que se passait-il encore ?! Ouvrant un œil, je plaçais ma main en visière et dévisageais la personne qui se tenait dos au soleil. Je savais pertinemment de qui il s'agissait, mais j'avais besoin de voir les traits de son visage pour comprendre la gravité de la situation. N'arrivant pas à déchiffrer son expression, je me levais pour faire face à l'adolescente. Il s'agissait de Johanne, l'une de mes pupilles favorites à l'avenir aussi brillant que l'astre qui jetait ses rayons sur les ruines de Paris. Si elle prétendait être choquée, une lueur malicieuse brillait au fond de son regard. Visiblement, elle avait trouvé quelqu'un à qui jouer un vilain tour. Cette gamine avait quelque chose de vicieux et voir les autres dans des situations compromettantes lui plaisait profondément.

- De quoi s'agit-il ?
- Tu ne me croiras pas sans assister à la scène.

C'était mauvais signe. Prise d'une certaine inquiétude, j'ordonnais à la blonde de me conduire jusqu'à ce fameux spectacle. Elle rejeta sa longue chevelure en arrière et ouvrit la marche d'un pas vif. Elle sautillait presque. Mais qu'est-ce que cette gosse avait fumé pour être dans cet état ? Elle me conduisit jusqu'à la frontière où Mac montait la garde. Ma présence le surprit, mais il m'adressa un petit sourire que je ne lui rendis pas. Je n'étais pas d'humeur à faire joujou avec lui. Notre route nous mena plus loin encore vers une zone où des pans de murs formaient une sorte de petit labyrinthe.

- Mais tu es très belle, même toute couverte d’huile.

Je connaissais cette voix, mais l'émotion qu'elle contenait avait quelque chose de dérangeant. Un peu plus loin, je me retrouvais en effet face à une scène des plus étranges. Était-ce vraiment Alessandra qui embrassait Eli avec une certaine passion ?

Les informations peinaient à atteindre mon cerveau. Il y avait comme une surcharge sur le réseau à cause de leur arrivée massive et totalement soudaine. C'était une chose rare, j'avais toujours été très vive d'esprit et il en fallait beaucoup pour réellement me choquer. Eli remarqua notre présence en premier. Son visage se décomposa et pour la première fois, je vis le jeune homme exprimer une quelconque émotion. Si sa compagne s'interrogea sur son soudain comportement, elle ne pensa pas forcément à se retourner. Il fallut qu'il lui adresse un petit signe du menton pour qu'elle comprenne que le trouble de l'Aigle provenait d'un élément extérieur. Sentant un sentiment étrange poindre en moi, je cessais de respirer lorsqu'elle se retourna enfin. Maintenant que j'apercevais son visage, il n'y avait plus de retour en arrière possible. Johanne avait raison, je ne l'aurais pas cru sans le voir.

- Noâ... Je...

Cela ne m'aidait pas vraiment à comprendre ce qu'il se passait ici. Enfin si, je le savais pertinemment, mais je ne voulais pas le savoir. Bon dieu, mais pourquoi cette situation était aussi compliquée ! Voir ma Seconde avec un homme était déjà inédit en soit. Je n'avais jamais entendu de rumeur lui prêtant une relation avec l'un ou l'autre individu de sexe masculin ce qui m'avait toujours étonner. Elle avait un sale caractère, mais quand même, elle était plutôt mignonne. Enfin là, elle avait plus l'air traumatisée qu'autre chose.

- Bon ben on va aller voir papa.

Johanne se mit à glousser à l'entente de cette remarque, mais elle se calma bien vite en m'adressant un regard intrigué. Visiblement, elle n'avait pas compris la feinte. Alessandra non plus d'ailleurs.

Comment avais-je pu être aussi aveugle ? Maintenant que la dernière carte se trouvait au creux de ma main, chaque élément prenait sa place, me dévoilant un jeu qui me paraissait inconnu. Pourtant, j'avais vu la partie se jouer sous mes yeux, mais trop obnubilée par par Alessandra, j'avais eu la stupidité de ne pas prendre assez de distance. Et maintenant je me retrouvais au centre d'un vaste panier de crabe aux allures de bombe. Ma Seconde avec l'homme de confiance Kim, cela aurait un délicieux goût de complot pour les autres clans. Je ne pouvais même pas écarter l'idée d'une trahison à l'encontre des Jaguars car cette fille qui se tenait devant moi n'avait rien à voir avec celle que j'avais connue et choisie pour me seconder. Surtout que cette fois, il me serait impossible de la couvrir. Ce n'était pas tellement que je ne le pourrais pas, mais que je ne le voulais pas. Alessandra avait fait un pas de trop et elle devrait le payer d'une façon ou d'une autre.

- Je comprends mieux ton... Je crachais la suite de façon dégoûtée. comportement de ces derniers jours.

Le premier à réagir face à ma décision fut l'Aigle. Il quitta son appui et se plaça devant ma Seconde qui affichait toujours le même mélange d'émotion : honte, peur et incompréhension. Si elle avait perdu de sa superbe depuis quelques temps, elle n'était ici plus que l'ombre d'elle-même. Un fardeaux dont il me faudrait bien faire quelque chose. Après un instant d'une visible réflexion, Eli laissa tomber dans l'air une supplique étrange. Lui aussi me paraissait étranger. A croire qu'ils avaient pris un coup sur la tête.

- Vous ne me laissez pas le choix. Si votre rencontre au lac ne valait rien, nous sommes dans un cas de figure bien différente. Croyez-vous vraiment que les Dragons et les Vipères n'en profiteront pas s'ils venaient à apprendre votre relation ? Pire si quelqu'un découvrait vos rencontres, car je doute que vous ne vous soyez pas revu avant aujourd'hui. N'oubliez pas qui vous êtes. Surtout que vu le tempérament que vous affichez, on pensera plus vite à une alliance qu'à une vague histoire de cul ! J'expirais bruyamment pour faire retomber mon énervement avant de continuer. Kim doit savoir sur quel merdier il est assis.

Ce n'était pas de gaieté de cœur que j'allais le voir, mettre en lumière le comportement ma Seconde me déplaisait fortement.

La sentence de Noâ était terrible. Certes, elle ne fermait aucune porte, mais les conséquences seraient graves. La punition que je recevrais par la suite ne serait rien comparer à ce qu'elle attendrait de moi. Dans ses yeux, je lisais sans peine l'unique solution qu'elle m'offrait. Soit je me décidais à reprendre le rôle qui avait toujours été le mien et je faisais disparaitre de ma vie les éléments qui perturbaient mon chemin, soit je me débarrassais des responsabilités qui m'empêchaient d'être simplement moi-même. En clair, c'était la confiance des Jaguars, mon poste de Seconde, ou l'amour que je portais à Eli. C'était un choix qu'il m'était impossible de faire. Les sentiments que j'éprouvais pour l'Aigle étaient étranges et j’apprenais à peine à les vivre, mais je ne voyais pas les renier. Tout comme je ne m'imaginais pas mon existence sans mon clan et la relation que j'avais eu la chance de pouvoir créer avec sa Chef. Bien sûr, il existait des solutions temporaires. Après tout, l'activité au sein d'un clan était courte et l'idylle avec Eli pourrait très bien être vécue plus tard. En espérant que cette amour perdure, qu'il accepte cette situation et que vivre de cette façon soit possible bien entendu. C'était bien trop d'inconnues pour des années de patience.

Et pendant que j'étais encore empêtrée dans ce flot de pensées négatives et d'espoirs déchus, Eli avait retrouvé le réconfort de son masque. Il était moins opaque que celui qu'on lui voyait habituellement, mais il suffirait certainement à berner la majorité des personnes que nous pourrions croiser en route. Voilà donc comment cela allait se finir. L'un comme l'autre, nous n'étions pas capable de devenir nous même, cette relation était vouée à l'échec. Du moins, c'est ce que je m'efforçais de penser. En vérité, je voulais croire que nous aurions une chance, d'une façon ou d'une autre.

Le visage fermé, j'allais ramasser mon arc et mon carquois que j'accrochais autour de mon buste. Sentir le métal brûlant au creux de mon dos me rassurait. Je pris une grande inspiration et soufflais tout l'air présent dans mes poumons. J'étais prête.