Flynn égrainait son quotidien, de cette même litanie habituelle m’ennuyant à mourir. Un sourire entaillait largement mon visage, d’une amabilité de parade, sans pour autant laisser présager ma plus profonde lassitude. J’attendais aux bordures des frontières du camp, à la limite de la zone neutre, dans l’espoir peut-être d’entrevoir l’une de ces donzelles des vipères de l’ouest. Mais rapidement, un messager vint me quérir d’une missive de mauvais présage. Une exécution que mon chef des fines lames, Nolan, me refourguait. On ne m’en précisait pas la nature, ni la forme, mais j’avais pour habitude d’exécuter les ordres sans discuter. Je n’aimais pas spécialement ces séances, mais notre clan avait pour image importante de ne jamais céder à la panique ou à la trouille. J’étais certainement le meilleur dans ce genre d’affaire, même si je pouvais m’en passer aisément. Je ne crois pas qu’Hedwige soit convaincu que les séances de tortures ne m’atteignent pas et encore moins les exécutions.

J’en ai abattu des gens. Je n’ai jamais essayé de réfléchir, ni même de repenser aux visages de mes victimes. Il ne vaut mieux pas.

Les derniers feux de l’après-midi se déversaient par d’épaisses verrières multicolores qui endiamentaient la pâleur du marbre de milles diaprures. L’église qui reposait sur de maigres piliers avait piètre allure. Elle tenait là de centre d’exécution. Je connaissais assez bien l’endroit et savait comment m’y prendre pour que tout se passe rapidement, sans la moindre souffrance. Au dehors, des enfants folâtraient au soleil. On entendait leurs voix braillardes résonner au travers de la paroisse éventrée. Je montais un tas de gravats pour atteindre l’autel, autour duquel clignotait des cierges parfumés, tandis que les ténèbres insidieusement accumulées envahissaient peu à peu, silencieusement, par une reptation constante, inexorable, les dallages de marbre.

Mon souffle quitta mes poumons en une seule expiration douloureuse et mon cœur parut se liquéfier de terreur à la vue de cette silhouette familière. Ma nièce ce tenait là, son corps chétif dans une robe en haillon. Son visage creux, son regard triste, ses cheveux secs, son nez était une petite saillie inclinée, un nez d’enfant, mais ses pommettes commençaient déjà à changer son visage en celui d’une femme. Elle me hasardait avec un regard suppliant, connaissant déjà son sort par avance. Pour la première fois, mon cœur se resserrait sur lui-même et un mouvement de recule me freina dans ma lancée. Je n’avais pas le choix. Je comprenais à présent la cruauté de notre communauté, si bien faite se disait-elle. J’avais du mal à concevoir l’idée de donner la mort à ma nièce. C’était une idée absurde, déraisonnable et un acte des plus innommables qui soit. Je subodorais déjà le regard de mes supérieurs, de mon chef de clan et de toute ma famille. Je n’avais pas le choix.

Alors, dans un souffle silencieux je m’approchais d’elle. Ma main accrochée à ma rapière était moite, une sueur froide dégoulinait le long de mon échine. C’était certainement la première fois que je ressentais autant de honte, d’amertume et une rebuffade profonde à devoir exécuter mon devoir. Elle me hasardait de ses grands yeux bleus et sombres. Une fois devant elle, tout semblait se bousculer dans ma tête et je savais dès à présent, qu’il m’était impossible d’agir sans rien dire. Ma nièce le ressentait clairement.

« Ne fais pas ça Mischa ! Tu … tu es mon oncle ! Tu sais très bien que je n’ai rien fait de mal ! Tu me connais depuis toute petite ! Je t’en supplie … »

Je devais rester stoïque, ne rien laisser paraitre et garder mon sang froid à toute épreuve. Sauf qu’il s’agissait de ma nièce et il m’était impossible de mettre mes émotions de côté, même pour quelques minutes. Je connaissais le chemin de la souffrance, mais pas celui de la dévastation. Serait-ce possible d’agir de la sorte ? Abattre ma lame sur sa nuque et voir sa tête se détacher de son corps chétif ? Etait-ce seulement envisageable ? Je me retournai vers Nolan, sentant tous les regards du clan me toiser de la tête aux pieds. J’étais analysé, jugé sur ma prestation, une véritable bête de foire. Petit à petit quelque chose d’inhabituel se ressentait. Comme si toute cette mise en scène était provoquée depuis le début afin de me juger sur mes aptitudes et ma capacité à exécuter les ordres. Comme si je n’avais pas eu assez à faire jusqu’à présent. Comme si pousser le vice toujours plus loin était la clé de la réussite.

C’est avec haine et insistance que je regardai Nolan de loin. Il m’avait clairement refourgué ce travail et un sourire perfide se lisait sur son visage anguleux.

« Mischa s’il te plait … on fait partie de la même famille … S’il te plait ne fait pas ça … je t’en supplie. Tu as le choix. »

Elle pleurait toutes les larmes de son corps et sous la faiblesse se laissait tomber à genoux dans la poussière du marbre. Je me retournai vers elle, mon corps la surplombant d’une menace bien réelle. Je savais au fond que j’allais le faire, car j’avais conscience des conséquences et des risques de mon refus. Nous vivons dans un monde de fous, dans un monde qui ne permet pas l’échec, dans un monde où l’injustice prédomine. Le clan commençait à s’impatienter. Il était anormal de me voir autant tergiverser face à une exécution. Soudain, une voix se leva dans l’assemblée. Une femme. Je me retournai et pu considérer ma sœur aux bords des larmes. Elle tenait entre ses mains mon neveu et derrière elle se dressait son mari, un homme massif de bonne envergure.

« Ne fait pas ça Mischa ! C’est ma fille ! N’aurai-tu aucun cœur ?! N’as-tu jamais passé du temps avec elle, ne gardes-tu aucun bon souvenir ? Si tu commences à détruire ta propre famille, quel monstre seras-tu ? »

La regarder devenait trop dur. Il fallait en finir avec cette histoire. Alors je dressais ma lame au plus haut dans le ciel, tandis que des cris retentissaient dans l’Eglise maudite. Quand je rabattis ma lame, je n’entendis plus aucune plainte, plus aucune larme, seul un silence de mort s’était installé tout autour de moi. Le corps de ma nièce s’écroula sur le sol, tandis que sa tête roulait à mes pieds, le regard vide. Un profond dégoût m’envahissait. Je restais là, les bras ballants, le regard neutre et le cœur fermé pendant des heures. Tout le monde autour de moi avait disparu depuis longtemps, me laissant seul dans un désarroi profond et une remise en question douloureuse. J’étais devenu un monstre. Un monstre qui allait probablement monté en grade pour ce qu’il avait réussi à accomplir.

Je comprenais à présent l’absurdité de ces règles. Toutes ces souffrances n’étaient pas utiles.  Une main se posa sur mon épaule, je reconnaissais l’odeur particulière d’Hedwige.

« Mischa … je suis désolée … ne reste pas là. »

Je sais que ce jour restera gravé à tout jamais dans ma mémoire. Je suis un homme détruit, anéanti par ma faiblesse et ma petitesse. Car cette exécution n’avait rien de brave, elle ne faisait aucune preuve de courage ou de force. Non, il s’agissait simplement de lâcheté et de médiocrité. J’aurai été plus brave en lui laissant la vie sauve, j’aurai été plus courageux en m’opposant à Nolan. Je ne méritais donc pas l’amour d’Hedwige, et je savais maintenant que ma famille me rejetterai pour ce que j’avais fait.