Le temps s'écoulait avec une lenteur agaçante. Depuis un an, les choses avaient beaucoup changées chez les Jaguars et le clan se remettait doucement de l'ère sombre d'Abel sous la coupe de Noâ. Du haut de mes treize ans, j'appréciais l'innocence des félins retrouvée et cherchais à en apprendre toujours plus sur mon clan. Je n'étais peut-être pas la plus sociable des filles, mais je connaissais des gens. De loin, certes, mais c'était déjà mieux que rien. On ne pouvait pas vraiment dire que j'avais beaucoup d'amis malgré la facilité des autres jeunes de mon âge à copiner. Je me sentais toujours de trop avec eux. Comme si j'étais une pièce rapportée dans leurs jeux un peu trop futiles. Mes jeux à moi étaient plus sérieux. Je passais beaucoup de temps avec les adultes et il y avait toujours une quelconque leçon à glaner au côté de Reed et de mon père. Parfois même avec Noâ qui malgré son nouveau statut restait accessible. Notre relation avait évoluée, mais je gardais une place privilégiée qui me suffisait. Place que Aaron jugeait bien trop importante. Au fil d'une énième discussion, il m'avait reproché d'être trop familière avec elle et je lui avais claqué dans les doigts. Je ne comprenais pas son insistance à ce sujet, je ne cherchais pas non plus beaucoup à saisir son raisonnement, mais ce n'était pas une raison. Ma Chef était spéciale pour moi, elle m'avait sauvée, alors je ne pouvais décemment pas comprendre pourquoi je devrais soudainement la traiter comme une inconnue.

Particulièrement agacée, j'avais pris la poudre d'escampette pour ne plus avoir à supporter les remarques de mon père. J'étais partie sur un coup de tête avec à peine un sac contenant un bout de pain et une gourde d'eau. Je m'étais mise à marcher sans but précis, m'éloignant de plus en plus de la sécurité que m'apportait mon clan. J'avais par contre continué à longer la zone civilisée en suivant les frontières des Aigles jusqu'à bifurquer carrément vers l'extérieur. Je n'avais pas envie de rentrer et puisque passer par chez les Dragons n'était pas la meilleure des idées, j'allais aller explorer ce fameux cratère dont on m'avait si souvent parlé.

Le dénicher n'avait pas été excessivement difficile. C'était le genre de détail qu'on ne pouvait pas louper dans le paysage tellement il prenait de la place. Un peu perturbée par la taille de cette fosse gigantesque, je l'avais longtemps regardé avant de chercher un chemin praticable pour descendre sans me rompre le cou. Je longeais prudemment une corniche assez étroite lorsqu'une tête apparut dans mon champ de vision. Intriguée, j'oubliais toute prudence pour dévaler la pente et arrivais à proximité d'un homme qui semblait s'extraire de sous la surface. Je le fixais avec des yeux exorbités sans comprendre d'où il sortait comme ça. Si je restais silencieuse au début, une question idiote quitta mes lèvres avant que je ne puisse la retenir.

- T'es coincé ?

La question était particulièrement stupide et je la regrettais aussitôt, mais il n'empêche qu'elle fit écho avec la situation dans laquelle le jeune homme se trouvait. Il était bel et bien coincé. Je ne pu m'empêcher d'observer un silence pensif face à cette découverte. Comment s'était-il retrouvé coincé là ? Le questionnement était légitime et méritait sûrement d'être éclairé par une réponse. Sérieusement, c'était possible de tomber aussi bêtement dans un trou ?

Lorsque l'inconnu se mit à gigoter en demandant mon aide, j'en étais encore à multiplier les questions sans réponses. Avec tout ça, j'avais pensé au trou et à la raison de sa présence ici, mais même pas à celui qui était dedans.

- Oui, désolée !

Je m'empressais de retirer mon sac que je posais au sol et allais le tirer sous les aisselles de toutes mes forces pour tenter de le faire sortir. Ce ne devait pas être confortable d'avoir la moitié du corps qui pendait dans le vide. En plus, il avait eu une sacrée chance que ce ne soit pas une personne hostile qui soit passée par là. N'importe qui aurait pu profiter de sa faiblesse pour lui faire des misères. Et ce n'importe qui pouvait encore arriver, il était donc urgent de le sortir de là.

L'homme était lourd et pas très doué, le sortir de là ne fut donc pas une mince affaire. Fort heureusement, il réussit à sortir de son trou et se retrouva sur ses pieds. Il était plutôt grand maintenant que je le voyais en entier. Pour lui parler, j'étais obligé de lever la tête. Ce petit changement me fit oublier l'espace d'un instant le fameux trou dans lequel il était tombé. J'étais curieuse d'en savoir plus à son propos car cette histoire était au fond plutôt intrigante. Avant que je n'ai pu satisfaire ce début de curiosité, l'inconnu insista pour que nous partions. L'endroit n'était pas sûr selon lui. Je haussais les épaules face à cette remarque. Je le savais pertinemment, c'était même plus ou moins pour ça que j'avais marché jusqu'ici car personne ne penserait à venir m'y chercher.

- Ouais. La preuve, tu es tombé dans un trou. Tu devrais regarder où tu marches.

Je lui avais emboîté le pas avec un petit sourire moqueur aux lèvres. Sérieusement, comment pouvait-on tomber dans un trou au milieu de nulle part ? Je lançais un regard vers la faille, mais continuais à marcher. Bien vite, je me retrouvais à fixer à nouveau le dos de l'homme qui commençait à remonter le long du flanc du cratère. Je l'imitais, plus intriguée par sa présence ici que par son accident en lui-même. Lui aussi semblait curieux à ce sujet.

- Je visite.

Inutile de lui dire que j'étais venue ici juste parce que je m'étais pris la tête avec mon père et que je voulais me venger en lui faisant la frousse de sa vie.

- Hé, c'est sexiste ça ! Le cratère est un lieu déconseillé pour tout le monde. Puis je sais très bien me défendre.

Je m'arrêtais et croisais les bras sur ma poitrine en signe de protestation. Je n'étais pas une fille fragile et j'appréciais peu qu'il me fasse la leçon. Merde, c'était quand même lui qui s'était fourré dans une sale situation dont je l'avais aidé à en sortir au cas où il l'oublierait.

Plutôt grognon le gars. Bon, je pouvais difficilement trop en dire à ce sujet puisque j'étais aussi soumise à ce genre de sentiments, mais quand même. Je préférais cesser de remuer le couteau dans la plaie pour garder le silence. En fait, c'était compréhensible qu'il n'apprécie pas qu'on lui parle encore et encore d'une erreur lamentable qu'il avait faite. Mais nous étions visiblement destinés à nous chamailler car la conversation reprit un détour désagréable. Lorsqu'il se tournait vers moi, j'étais clairement à l'arrêt à le fusiller du regard. Il sourit d'une façon que je jugeais moqueuse ce qui alluma une flamme de colère dans mes yeux. Est-ce qu'il se foutait de ma tronche ? Ah ben oui, il me traitait d'idiote.

- Des gens de ma taille ? Tu crois que je ne m'attaque qu'à des gens avec qui je suis à égalité ou qui me sont inférieurs ?

C'était vexant et on ne progressait pas en observant une telle technique.

- Et arrête de frimer avec tes histoires d'adulte. On est pas un adulte expérimenté quand on se plante comme tu l'as fait. Tu as beau être grand et prétendument fort sans une bonne paire d'yeux et un équilibre en béton, tu vaux que dalle ici.

Crétin d'adulte ! Il s'en sortit sans peine en prétextant que je détournais ses paroles. J'étais pourtant certaine qu'il se pensait fort à cause de son âge plus avancé. Mais il verrait, le jour où je serais Membre, il rigolerait beaucoup moins. Encore fallait-il que je le revois pour ça, mais ce détail ne me traversa pas vraiment l'esprit.

- Mais tu n'as pas dit non plus que tu ne l'étais pas.

J'avais ressenti le besoin d'ajouter ça, toujours un peu boudeuse malgré le sourire qu'il avait fait l'effort d'afficher. Il arriva en premier lieu sur le haut de la crête et se tourna pour me faire face. Sans trop de difficultés, je me hissais à ses côtés. L'endroit était idéal pour faire un peu d'escalade, c'était bon savoir. Il faudrait que je revienne plus tard pour pratiquer. Je soufflais brièvement en me demandant ce que j'allais faire désormais, mais la voix du type attira à nouveau mon attention. Il voulait vraiment savoir mon nom ? Hum. J'hésitais un instant. On m'avait toujours dit de ne pas donner mon nom à tout bout de champ lorsque j'étais en dehors du territoire, mais au point où j'en étais, je pouvais continuer à m'enfoncer. Et puis, il arrêterait peut-être de m'appeler 'gamine' comme ça.

- Alessandra. Et toi, le vieux, tu as un nom ?

Je roulais des yeux face à son commentaire sur son âge. Là tout de suite il rigolait moins. Voilà exactement ce que je ressentais quand il m'appelait 'gamine'. Je haussais les épaules avant de lâcher ma propre remarque du bout des lèvres.

- Et moi pas si jeune. Arrête de m'appeler gamine et je songerais peut-être à arrêter de te considérer comme un vieux croulant. T'as quel âge d'ailleurs ?

Je notais seulement qu'il avait dit s'appeler Yael. Yael, c'était un prénom sympa. N'empêche que je me demandais quand même quel âge il pouvait bien avoir. La vingtaine ? Un Membre de toute façon ? Peut-être vers l'âge de Noâ. Je cessais mes réflexions quand il se la joua à nouveau grande personne devant un enfant. Rentrer chez moi ? Mais il était encore super tôt ! J'avais même le temps de me balader encore un peu avant de faire le voyage de retour.

- Tu vas où toi ? On prends peut-être le même chemin ? En plus, il faut pas que je rentre trop tôt ou tout mon effet sera cassé. Pile à la tombée de la nuit, ce sera nickel.

Douze ans ? DOUZE ANS ?! Non, mais il n'avait toujours pas fini de se foutre de ma poire ? Ça commençait à bien faire. Je lui lançais un regard agacé en shootant dans une pierre, les mains profondément enfoncées au fond de mes poches.

- J'ai treize ans !

Une année, ça comptait beaucoup. Surtout quand une année en moins m'éloignait encore un peu plus de la possibilité de devenir Membre. Ce gars n'avait vraiment aucune délicatesse et il ne devait vraiment pas être futé. Comment pouvait-on donc confondre une fille de douze ans et une fille de treize ans ? Il n'y avait aucune comparaison possible. Lui en avait vingt. Encore deux ans et il serait à la retraite s'il était Membre. Eh ben... C'était mal parti s'il était déjà aussi idiot et vieux dans sa tête à cet âge. Je ne voulais pas le recroiser dans cinq ans.

- Des trucs à faire ? Non, ne réponds même pas en fait, ça ne peut être que des trucs bizarres vu qu'on est au milieu de nulle part.

La curiosité était forte, mais si c'était une sorte de type étrange avec des activités tout aussi étranges, je préférais éviter d'y être mêlée.

- Chez les Jaguars. C'est pas vraiment que je ne veux pas y retourner, c'est juste que j'avais besoin de prendre l'air. Et d'emmerder mon père.

Mais c'était qu'il se foutait encore de ma gueule celui-là ?! Je me décalais et lui bourrais un coup d'épaule en grommelant avant de continuer ma route. J'allais vraiment le pousser dans le cratère s'il continuait comme ça. Suite à son petit commentaire sur mon manque de curiosité, je lui lançais un regard moqueur.

- C'est l'âge ça.

C'était le moment. Celui où je pouvais ou non choisir de dire toute la vérité à propos de Aaron et de ses raisons de m'en vouloir. Après tout ce type n'était qu'un inconnu et je n'étais pas prête de le revoir. Il ne connaissait sûrement pas les personnes impliquées en plus. Qu'est-ce qui m'empêchait de parler ? Rien. Gonflant les joues, je fourrais les mains dans mes poches et relâchais finalement l'air accumulé avant de cracher le morceau.

- Il trouve que je suis trop familière avec notre Chef. Il veut que je me comporte comme si je la connaissais pas, mais je peux pas faire ça, moi. Elle m'a sauvé ! Mais ça, il ne veut pas comprendre.

J'étais bien trop concentrée sur ma propre rancœur pour constater qu'il y avait quelque chose de changé chez Monsieur Grincheux. Pendant qu'il se refermait, moi je pensais déjà au retour chez les Jaguars, imaginant gaiement la tête que ferait Aaron. J'espérais juste qu'il n'avait pas fait tout un foin en me cherchant. Il n'aurait plus manqué qu'il ait été voir Noâ pour lui demander si j'avais traîné avec elle aujourd'hui. Quand l'homme parla, je sortis de mes pensées et le regardais de côté avant de pouffer.

- Tu devrais suivre ton propre conseil, le vieux.

Pas vraiment une moquerie, juste une façon de lui dire que moi non plus je n'aurais pas trop aimé de le retrouver mort. C'était qu'il était attachant avec son caractère de merde. Il commença à s'éloigner, mais m'adressa finalement un signe de la main que je retournais avec un peu plus de vigueur que nécessaire. Au dernier moment, je mis mes mains en porte-voix pour me faire entendre et balançais une réplique qui me permettrait d'avoir le dernier mot.

- Et oublie pas de regarder où tu marches cette fois.

Je m'empressais ensuite de partir, courant presque pour ne pas entendre une potentielle réponse. Je m'arrêtais néanmoins vite car il valait mieux préserver mes forces pour le voyage de retour. C'était que j'avais encore pas mal de route à faire.