Année 32

C'était une petite fille. Je l'observais depuis un moment déjà. Elle jouait souvent seule, ne se mêlait pas aux autres Vipères. Parfois, j'avais l'impression qu'elle vagabondait, qu'elle ne rentrait pas chez elle. Presque comme si elle n'en avait pas. Pourtant, je connaissais ses parents, je savais où elle habitait. Je l'avais croisée avant de devenir Chef, quatre ans plus tôt. Elle avait six ans à l'époque, mais elle était déjà dans le même état. Enfin non, quelque chose avait changé, depuis ces quatre années : elle ne souriait plus. Plus jamais. Elle pouvait rester silencieuse pendant des heures, assise sur un muret. Elle regardait droit devant elle, elle ne disait rien, elle bougeait à peine. On aurait cru voir une statue.

Je l'avais même vu pleurer, une fois. Une seule fois. Et son visage ne changeait même pas d'expression : il restait toujours neutre, résolu, vide. Pourtant, lorsqu'on observait son regard, c'était bien différent. Il y avait de la colère, de la haine, des tornades de sentiments qui ne demandaient qu'à s'exprimer et faire des ravages. Mais elle gardait tout. Son self-contrôle m'avait toujours impressionnée.

Ses parents n'étaient pas ce que l'on pouvait appeler de bons parents. Les gens n'osaient pas vraiment les approcher. Ils étaient bizarres, un peu mis à l'écart par la communauté. Touts deux Soumis des Vipères depuis leur naissance, ils n'avaient jamais été bien intégrés. Un peu comme leur fille. Elle avait sûrement subi la réputation de ses parents. Mais elle avait quelque chose de différent d'eux. Elle avait une force intérieure qu'aucun d'eux n'avait. Je n'avais pas d'enfants, mais je savais que si j'avais eu une fille, j'aurais voulu qu'elle lui ressemble.

Elle avait remarqué que je l'observais. Parfois, je venais m'asseoir à côté d'elle. Je ne disais rien, je m'asseyais simplement et je restais silencieuse. C'était reposant. Je sentais comme un lien se créer entre elle et moi, un lien qui n'avait pas besoin de mots pour exister.

Je voyais bien que tout se dégradait chez ses parents. Mais je n'avais pas le temps de m'en occuper. Et je ne voyais pas tout. Et de toute façon, je devais bien avouer que si ses parents avaient pu disparaître, ça aurait été mieux pour tout le monde. Elle revenait chez elle pour prendre à manger et dormir, mais restait rarement plus longtemps qu'il ne le fallait.

Pan.

Ce jour, il y eut un coup de feu. Ce jour, j'avais décidé d'aller leur parler. Mais il était trop tard. Parfois, nous prenons des décisions, de bonnes décisions, mais elles arrivent trop tard. La petite fille sortit quelques minutes après le coup de feu, le revolver à la main. Celui que son père avait volé, appris-je plus tard. Dans son autre main, elle serrait une chaîne en argent. Je m'arrêtai, et elle s'arrêta devant moi. Je ne m'approchai pas, je ne dis rien, comme d'habitude. Je la laissais parler, se libérer. Son visage était toujours aussi fermé, mais son regard était plus ardent que jamais...

Il y avait des jours comme ça, des jours qui restaient gravé dans votre mémoire pour ne plus jamais s'en déloger. Ce jour était un jour de cette trempe. Depuis quelques temps, la situation à la maison se dégénérait. Mon père devenait de plus en plus agressif, de plus en plus violent et brutal. Ma mère prenait les coups sans se défendre. Et moi, je vagabondais sans but dans le quartier, parfois plus loin, pour oublier tout ça. Pour ne plus penser à rien. Je détestais cette vie, cette impuissance. Je détestais mon père et ma mère. Mais ils étaient ma famille, les seules personnes que je connaissais vraiment. Alors, je revenais toujours à la maison.

Mais ce jour-là, je découvris l'impensable, l'inimaginable. Mon père était fou, je le savais. Je l'avais toujours su. Mais je n'aurais jamais pu imaginer cela un seul instant. Je n'étais plus choquée par rien, et pourtant je le fus ce jour-là. Cannibalisme. Ce mot que je ne connaissais pas à l'époque résumait la situation. Mon père, dans une crise de folie, était en train de dévorer ma mère. Il y avait du sang partout. C'était une scène atroce, une scène qui resta gravée dans mon esprit depuis. Mais non content de l'avoir bafouée, il me réservait également le même sort. Mais je n'étais pas aussi faible qu'elle, je comptais bien me défendre. Et c'est ce que je fis, avec cette arme qu'il avait volée il y a quelques années. Sans sourciller devant ses supplications, j'avais tiré. Je l'avais tué de sang froid. J'avais perdu ma famille...

Le médaillon en forme de flocon de ma mère dans une main et l'arme dans l'autre, je sortis de ce que j'avais toujours appelé ma maison. J'étais calme, étrangement calme. Trop calme. Pourtant en moi un tourbillon de haine et de tristesse mélangeait mes sentiments. Je ne savais pas quoi faire. Je n'avais plus nulle part où aller. Je n'avais plus personne à qui me raccrocher. J'étais seule.

Mais je ne l'étais pas vraiment, non je n'étais pas vraiment seule. Nora apparut face à moi. Elle s'arrêta. Que faisait-elle là ? Je ne savais pas. Mais elle était là. La Chef du clan. Celle qui passait parfois quelques heures avec moi sans jamais prononcer un seul mot. Elle ne parlait pas non plus, elle me fixait simplement, comme je la fixais moi.

- Je les hais tous, lâchais-je en retenant mes larmes. Je les hais tous ! Je les déteste !

Sa présence me faisait revenir doucement à la réalité. C'était mieux ainsi, tout était mieux ainsi. La réalité, leur mort, la solitude, la haine.

Annabella resta silencieuse quelques instants, puis l'impassibilité qui ornait son visage fut mise à mal. Elle se retenir de pleurer, je le remarquai bien. Elle avait subi un choc après tout, c'était tout à fait normal. Mais même à cet instant, elle refusait encore de se laisser aller, de se montrer faible. Elle cria qu'elle haïssait tout le monde, qu'elle les détestait. Elle avait sans doute perdu foi en l'humanité. J'étais arrivée trop tard...

Sans un mot, je m'approchai et m'accroupis face à elle. Doucement, je lui fis lâcher le revolver, qui tomba par terre. Une arme volée ne devait pas avoir plus d'une précieuse balle à l'intérieur, nous ne risquions rien. Je la fixais droit dans les yeux. Je la fixais comme si je fixais une adulte, comme si elle n'avait plus dix ans. Et pourtant, elle les avait toujours. Mais ce dont elle avait besoin en cet instant, c'était que l'on reconnaisse son acte. Et c'était là l'acte d'un adulte.

Je finis par lui saisir la main et par l'emmener chez moi. Je ne dis toujours rien sur le trajet. Une fois arrivée à l'abri des regards, je me permis d'intervenir.

- Tu n'as commis aucun crime, tu as fait ce qui est juste. Tu as fait ce qu'il fallait faire.

Je la fixais toujours droit dans les yeux tout en continuant. Il fallait que quelqu'un le lui dise, et ce quelqu'un était moi.

- Tu t'es défendue et tu as sauvé ta vie. C'est ce qu'il te faudra faire jusqu'à ta mort...

Nora s'approcha de moi, se mit à ma hauteur et me fit lâcher l'arme que je serrais toujours entre mes doigts. Elle me regardait comme si je n'étais plus une enfant. Mais l'étais-je encore après mon geste ? Je ne savais plus... Elle me prit la main et m'emmena. Je la suivis sans résistance aucune. Je voulais m'éloigner de cet endroit maudit et ne plus jamais y revenir. Je voulais partir.

Nous arrivâmes dans ce que je pris pour sa maison. Elle me proposa de m'asseoir mais je restai debout. Elle lâcha ma main puis s'adressa à moi. Selon elle, je n'avais commis aucun crime, j'avais fait ce que je devais faire. Et je devrais me comporter de cette manière jusqu'à ma mort, pour me protéger. Je hochai la tête, mais le sens de ses paroles m'échappait quelque peu en cet instant.

J'avais seulement envie de pleurer. Pourtant, je ne pleurais jamais. Je m'étais habituée à cette vie. Et maintenant qu'elle changeait enfin, j'avais envie de pleurer. Était-ce de la haine, du soulagement, de la tristesse, de la nostalgie, de la joie ? Je n'en avais aucune idée, mais je me mis à pleurer. Subitement et silencieusement. Debout et sans même essuyer mes larmes d'un geste de la main. Je restais droite, attendant que ça passe.

Annabella m'écoutait distraitement, mais je savais qu'elle comprendrait très bien mes paroles en temps voulu. Pour l'instant, elle était à mille lieues de leur signification. Elle ne changea pas d'expression, elle ne bougea pas, mais les larmes coulèrent le long de ses joues. Contrairement à une personne normale, elle ne chercha même pas à les arrêter ou à les essuyer. Elle les laissait couler, sans un bruit. Elle avait l'air d'attendre que ça passe. J'hésitai un instant sur la conduite à suivre dans cette situation. Mais après tout, malgré tout même, ce n'était encore qu'une enfant...

Je m'approchai d'elle, m'accroupis et la pris dans mes bras. Je posai sa tête contre mon épaule et je sentis bientôt ses larmes mouiller mon chemisier. Mais cela m'importait peu.

- Annabella, tu n'as plus rien à craindre. Je vais m'occuper de toi.

Je caressais doucement son dos pour la rassurer.

Je fus plutôt surprise par le geste de Nora. Elle qui avait toujours respecté la règle tacite de distance entre nous, elle me prit dans ses bras et posa ma tête contre son épaule pour épancher mes larmes. Elle m'affirma d'une voix douce que je n'avais rien à craindre, qu'elle allait s'occuper de moi. Tout cela en caressant doucement mon dos. Je restai muette et continuai de pleurer jusqu'à ce que mes larmes cessent de couler.

- Tu vas t'occuper de moi ? Qui voudrait s'occuper de moi ? lui demandai-je alors en m'éloignant d'elle et en posant mon regard droit dans le sien.

À une époque, ma mère s'était occupée de moi. Puis, elle était devenue faible. Et maintenant, elle était morte. Mon père aussi. Je n'avais plus personne, plus de famille. Qui était-elle pour prétendre s'occuper de moi ?

Annabella s'écarta et m'interrogea : elle ne pensait pas que quelqu'un voudrait s'occuper d'elle. À vrai dire, c'était normal, surtout après le choc qu'elle avait dû subir plus tôt. Sa vie dans les jours à venir n'allait pas être facile, et elle allait sans doute passer par toutes les phases du deuil, même si pour l'instant elle avait repris son calme. Mais qui sait pour combien de temps ?

- Oui, je vais m'occuper de toi, répétai-je pour lui faire comprendre l'information. Je ne te laisserai pas seule et sans rien dans les rues. Tu as le droit d'avoir un toit et quelqu'un qui prend soin de toi.

Il fallait la rassurer, lui assurer que son avenir ne serait plus si gris. Elle devait accepter de vivre ici, car si elle ne le faisait pas, je ne pourrais sans doute rien pour elle.

- À moins que tu ne veuilles pas ? Tu veux bien que je m'occupe de toi ? Je ne prétends pas remplacer tes parents mais... j'ai toujours senti un lien invisible entre nous. Tu sais, quand je venais te voir, et qu'on restait silencieuses ensemble. Il y avait quelque chose, non ? Il y a quelque chose entre nous. Je ne serai pas ton père ni ta mère, mais je peux t'offrir un nouveau foyer, et tout ce dont tu as besoin.

Je m'arrêtai là, il ne fallait pas l'inonder d'informations et de paroles inutiles. Je devais aller à l'essentiel et ne pas la brusquer.

- Qu'en dis-tu ?

Nora m'affirma qu'elle voulait s'occuper de moi. Si je le voulais, évidemment. Elle ne me laisserait pas seule et sans rien dehors : selon elle, j'avais le droit d'avoir quelqu'un qui prendrait soin de moi. Je m'interrogeais : était-ce ce que je désirais vraiment ? Avais-je envie d'une nouvelle famille ? Non, je ne croyais plus en ce mot. Avais-je besoin que quelqu'un s'occupe de moi ? Oui et non. Je pouvais me débrouiller seule, je le savais. Et pourtant, j'avais l’impression d'en avoir besoin. L'impression d'avoir besoin que quelqu'un soit là pour moi. Ce serait plus simple si j'acceptais. Et Nora... je me sentais étrangement proche d'elle. C'était difficile à expliquer. C'était notre Chef, je la connaissais à peine. Nous avions passé du temps ensemble mais nous n'avions jamais échangé un seul mot. Nous étions tellement différentes et je ne comprenais pas pourquoi elle proposait de s'occuper de moi.

Elle ne comptait pas remplacer mon père ou ma mère, mais elle aussi ressentait un lien entre nous. Je fus d'ailleurs surprise par ses paroles, je ne m'y attendais pas. J'avais l'impression que seule moi ressentait ce lien. Et je le ressentais si faiblement. Mais il était là. Quand elle me demanda ce que je pensais de sa proposition, je répondis :

- Tu ne seras jamais ma mère. Ni mon père.

Même si elle venait de le dire, je voulais que ce soit clair. Je ne voulais plus de mère ni de père. Mais, malgré tout ce que je pouvais penser et dire, je ne voulais pas être seule.

- Mais je veux bien rester avec toi.

Annabella réfléchit pendant quelques instants. Elle m'écoutait. Je ne savais pas ce qu'elle allait me répondre. Je devais bien avouer que j'avais une légère appréhension. Et si elle refusait ? Je ne savais pas si j'allais l'obliger à rester ou non. Lorsqu'elle affirma avec force que je ne serais jamais sa mère ni son père. Je hochai la tête, je venais de le lui dire. Mais j'attendais la suite. Et elle accepta. Je lui souris.

- Je vais devoir m'absenter, mais en attendant tu peux aller te laver et te reposer. On s'arrangera pour la suite quand je reviendrai.

J'avais rendez-vous avec plusieurs gradées pour discuter d'un problème avec un Soumis. Ça ne me plaisait pas forcément de la laisser seule mais je n'avais pas le choix. Elle pourrait se débarbouiller et elle s'endormirait sans doute après. Elle devait être épuisée après ce qu'il s'était passé tout à l'heure. Enfin, ce n'était pas certain qu'elle puisse fermer l’œil...

- Tout est en haut. Mon lit est dans la première pièce à droite.

En même temps que je parlais, je lui indiquais du bout du doigt. Ce n'était pas compliqué et je savais qu'elle était intelligente et qu'elle s'en sortirait très bien. Et puis, elle avait peut-être aussi besoin d'être seule après cela...

Nora me révéla qu'elle devait s'absenter, me laisser seule ici. Elle m'expliqua cependant que je pouvais aller me laver et me reposer, que nous en rediscuterions à son retour. Elle m'indiqua l'étage du doigt, là où tout se trouvait. Je hochai la tête.

- Ok.

Je n'avais rien à ajouter, rien à lui dire. Elle allait partir et j'allais monter. Je ne savais pas quoi faire d'autre. Le choc, peut-être. Je me sentais vidée, comme si je ne ressentais plus rien. Même si je réalisais, j'avais l'impression de ne pas le faire : comme si, en rentrant chez moi, j'allais revoir mon père et ma mère. Comme si tout serait redevenu normal. Mais ça n'était pas le cas, et je le savais. Je savais la vérité. Je savais que rien ne serait plus jamais pareil après aujourd'hui...

J'attendis que Nora s'en aille pour monter, traînant les pieds. Il y avait en effet une bassine remplie d'eau transparente. Je me rinçai le visage, les bras, les mains et les jambes. Ensuite, je me dirigeai vers le lit et m'y allongeai, les yeux dans le vague, fixant le plafond décrépi de la petite maison de Nora. Qu'allait-il se passer maintenant ?

Annabella acquiesça. Elle attendit que je parte avant de monter. Je la laissai avec une certaine appréhension, j'espérais que tout se passerait bien.

Lorsque je revins de ma réunion, elle était allongée dans mon lit et s'était endormie. Elle devait être épuisée et, même si ses pensées étaient sans doute très noires, la fatigue avait repris le dessus sur la petite fille qu'elle était encore. Je ne pus m'empêcher d'afficher un sourire en la voyant dormir si profondément. Elle était presque... elle était comme apaisée. C'était étonnant, après les évènements qui venaient de se dérouler. Mais j'étais contente que ce soit le cas. Elle méritait d'être apaisée, même si ce n'était que lorsqu'elle dormait.

Je pris ses vêtements et les posai dans un panier pour m'en débarrasser plus tard. J'avais pris soin de ramener quelques t-shirts et quelques shorts pour elle, vêtements que j'étais allée chercher chez les couturières. J'avais également trouvé une paire de bottines qui devraient être à sa taille, si j'avais bien observé. Rien de tel que de nouveaux habits pour commencer une nouvelle vie. Après les avoir déposés sur une chaise près du lit, je descendis et m'installai dans le canapé du salon, où je m'endormis à mon tour.