La mine assombrie, Gemme se tenait devant la fenêtre. Au dehors, le soleil s'élevait déjà haut dans le ciel, mais il était bien la dernière de ses préoccupations. Depuis le départ de son père, la brune restait convaincue qu'il s'était passé quelque chose durant la nuit et qu'il refuse de lui dire quoi que ce soit la frustrait au plus haut point. Il ne lui cachait presque rien, l'affaire devait de ce fait être particulièrement grave. La discussion qu'ils avaient eu était gravée dans sa mémoire si bien qu'elle se la repassait en boucle depuis de longues heures. Dans son esprit, l'échange prenait une allure de dispute et elle se mettait à penser que Martin avait élevé la voix sur elle pour l'une des premières fois. Il réservait cette voix aux idiots qui ne comprenaient pas le bon fondement de ses paroles. Devait-elle en déduire qu'il avait été déçu et qu'il la considérait comme une idiote ? Elle s'était dressée contre lui des centaines de fois pour des raisons puériles, mais dans ce cas-ci, tout avait été trop sérieux. Son erreur demeurait sûrement là.

« Cesse ces enfantillages, je n'ai pas le temps de satisfaire tes caprices. »

Les mots de son père avait été extrêmement durs. Il avait laissé entendre un sifflement agacé avant de se diriger vers la porte. Elle s'était attendue à ce qu'il se retourne avant de partir, à ce qu'il lui adresse ne serait-ce qu'un mot pour qu'ils ne se quittent pas de cette façon, mais il était juste parti. Et depuis, elle regardait dehors en espérant le voir revenir. Martin ne se montrait pourtant pas, la plongeant dans un désarroi qui lui était jusqu'ici inconnu. Et s'il ne lui pardonnait pas ? Elle-même était prête à oublier toute cette discussion, elle ne désirait que retrouver son papa chéri. Il fallait pourtant qu'elle se rende à l'évidence que la vie devait continuer. Elle ne pouvait pas rester enfermée toute la journée, elle allait devoir sortir pour travailler. Peu enthousiaste, elle quitta la fenêtre et alla puiser un peu d'eau dans la peau tendue qui accueillait leur réserve à l'aide d'une tasse ébréchée. Lentement, elle but plusieurs gorgées en retenant la grimace qui voulait contracter les muscles de son visage. L'eau était tiède et conservait malgré la filtration un léger goût de vase. Dans un monde où plus rien n'avait de goût si ce n'était un mauvais, Gemme avait eu la malchance de naître avec un palais extrêmement développé. A une autre époque, peut-être aurait-elle pu profiter de cet atout pour des expériences culinaires et gustatives riches d'intérêts, mais actuellement cela ne faisait que lui compliquer la vie. Passivement, elle arracha un morceau de pain à la miche emballée dans un torchon qui reposait sur la table et le glissa dans la poche de son pantalon large. Il était temps qu'elle parte.

Les rues du territoire étaient étrangement animées en cette matinée. La sirène avait déjà hurlée depuis belle lurette, il était plausible que les Membres soient déjà de retour de l'entraînement, mais cela n'en restait pas moins anormal. Curieuse, Gemme s'approcha d'un groupe de jeunes hommes et s'imposa dans la discussion sans plus de cérémonie.

« Qu'est-ce qu'il se passe ? »

Celui qui parlait lors de son arrivée la fixa durement. Elle pouvait voir à la crispation de sa mâchoire qu'il faisait un effort pour ne pas l'envoyer brutalement promener. Avec satisfaction, Gemme apprécia l'effet Martin, c'était comme cela qu'elle appelait les facilités découlant de la notoriété de son père dont elle profitait, mais elle resta pantoise lorsque le Dragon lui offrit une réponse dans un demi-sourire crispé.

« Chad est mort. »

Cette révélation eut sur elle l'effet d'une bombe. Contrairement à Samuel, Chad était un homme sympathique et travailleur qu'elle avait toujours respecté. Comme beaucoup, elle était persuadée que le clan ne serait rien sans lui. Et désormais, c'était le cas. Un moment lui fut nécessaire pour se reprendre. Comment une telle chose avait-elle pu se produire ?

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Travailler offrit au moins à Gemme la possibilité de se changer les idées. La perte de Chad la marquait, mais elle faisait de gros efforts pour ne pas laisser entrevoir son chagrin. Un sourire forcé aux lèvres, elle distribuait les paquets rationnés aux personnes qui se présentaient devant elle en suivant les consignes du Membre supervisant la distribution. A un moment, ce dernier dut pourtant s'absenter et elle se retrouva seule. Cela ne la gênait pas et les Soumis n'en profitèrent d'ailleurs pas. L'événement qui fit tout basculer se présenta ailleurs alors qu'un duo atypique fendait la foule. L'homme menait l'avancée sans se soucier que les gens doivent s'écarter sur son passage, la femme le suivait en lançant autour d'elle des regards de vautour. Lorsqu'un vieux Soumis ne s'écarta pas, bousculant ainsi sans le vouloir le Membre, ce dernier éclata. Brutalement, il repoussa le vieil homme et se mit à l'injurier en lui promettant la mort en réponse à son manque de respect. Il tira son couteau sous les ricanements de la fille, menaçant le Soumis sans que personne ne s'interpose. Il était un Membre, il avait tous les droits. Cet état de fait ne suffit pas à Gemme qui se mit en travers de son chemin et le fusilla du regard.

« Laisse-le tranquille ! »

Le Membre n'avait pas l'air commode et Gemme savait qu'elle prenait des risques, pourtant elle ne recula pas. Aujourd'hui plus qu'un autre jour, elle n'était décidément pas d'humeur à s'écraser.

Malgré toute la volonté du monde, le sommeil restait inaccessible. Assise en tailleur sur le lit, la couverture drapée sur mes épaules, je m'efforçais de réfléchir à la raison pour laquelle Jayden avait été convoqué au QG. Une réponse m'apparaissait naturellement, mais je n'osais pas vraiment y croire. Et en attendant qu'il puisse confirmer mes doutes, je tournais en rond. En désespoir de cause, je décidais de me lever et enfilais en vitesse un pantalon par-dessus le short qui me servait de pyjama. Je glissais mes pieds dans une paire de bottines sans les nouer et me dirigeais d'un pas traînant vers le quartier général en espérant voir apparaître Jay. Manque de bol, c'était l'heure de la distribution et je me retrouvais à proximité d'une mêlée dangereuse de corps. J'avais les nerfs et j'étais fatiguée, autant dire que ce n'était pas vraiment le moment idéal pour un bain de foule. Mais, comme toujours, c'était dans les pires moments qu'un événement se produisait et venait foutre en l'air vos projets. Je souhaitais de tout mon cœur me tenir éloignée des ennuis aujourd'hui, seulement ce sont eux qui vinrent à moi.

Dans cette attroupement grouillant de Soumis, deux Membres semblaient d'humeur à appuyer leur autorité et fendaient la foule sans se soucier de devoir faire déplacer tout le monde. Si ce genre de comportement me semblait futile, je n'avais pas pour habitude de me fatiguer en m'interposant. Les choses étaient comme elles étaient et ce n'était pas le fait de jouer les héroïnes qui allait changer quoi que ce soit. D'ailleurs, c'est exactement ce que fit une nana sortie de nulle part qui me disait vaguement quelque chose. Par curiosité, je restais à proximité en cherchant où j'avais bien pu la voir. Le Membre devant lequel elle se dressait ne m'était par contre pas inconnu du tout. Everett, un sac à viande comme il y en avait des dizaines, bien sûr suivit de Mila, sa groupie de service. Par réflexe, je jetais un œil au Soumis à leurs pieds et fus frappée par sa vieillesse. Et par sa ressemblance avec David. Il n'avait pas ce sourire canaille au coin des lèvres, mais il y avait un truc chez lui qui me rappelait ce vieil ami perdu il y a des années. Lorsque mes yeux remontèrent sur Everett, j'avais déjà passé un gantelet sans m'en rendre compte. Irrépressible, l'envie de casser la petite gueule de ce bouffon semblait monter en moi sans que je ne souhaite réellement la combattre. Parce qu'il y avait le vieux Soumis ressemblant à David, mais aussi simplement parce que depuis quelques temps, je bouillonnais à l'intérieur sans oser laisser la rage s'échapper. Suivant le chemin tracé par les Membres, je me retrouvais au milieu du cercle qu'avait formé les Soumis. Même morts de peur, cette bande de cafards ne pouvaient pas s'empêcher d'admirer un spectacle qu'ils espéraient sanglant. Je pouvais sentir les envies qui se dégageaient d'eux, ils voulaient que Everett cogne cette gamine trop fière autant qu'ils désiraient la voir gagner. S'il pliait l'échine, ce serait comme une victoire pour eux. Une Soumise triomphant d'un grand vilain Membre, cela avait de quoi faire rêver le peuple opprimé. Un peuple qui s'était appliqué à passer lui-même le collier qui les enchaînait soi-disant aux Dragons. Mâchoires serrées, j'allais me placer au côté de la fille, un bras se tendant devant elle comme une hypothétique protection. C'était plutôt un avertissement pour Everett, il n'avait pas intérêt à la toucher. A les toucher.

« Je te déconseille de faire ça, sac à viande. »

J'aurais dû comprendre en entendant le son de ma voix que quelque chose n'allait pas. J'étais beaucoup trop calme. Agitant brièvement les doigts de ma main droite pour chasser les fourmis qui y couraient, je finis par serrer le poing. Si la tension dans mon corps me semblait déjà intenable, le rire d'Everett la fit redoubler, mais je ne fus même pas traversée par l'envie de lui sauter dessus. Une chose à la fois, ce moment viendrait.

« C'est sensé me faire peur ? Et tu vas faire quoi, me bailler dessus ? »

Étendant les bras, il sembla prendre les autres à témoin.

« Tu as beau être une Spécialiste, ici, tu n'as rien à me dire. Je suis un Membre, je fais ce que je veux à la pourriture ! Ce vieux va bientôt crever de toute façon. »

Je n'avais que faire de ses provocations, mais ce qu'il dégageait et l'éclat qui brillait dans ses yeux me mettait hors de moi. Mon poing se serrait et se desserrait de plus en plus vite, de plus en plus fort, alors que je me sentais par moment noyée par la vague d'émotions que laissait échapper les gens autour de nous. Et puis, il n'y eut soudainement plus rien. Le fil qui me reliait à eux s'était comme rompu et pour la première fois depuis très longtemps - peut-être trop aussi - je ne ressentis plus personne. Je pris une longue inspiration, appréciant cet étonnante quiétude, avant de jeter sur Everett un regard plat. S'il n'y avait pas eu le vieux Soumis, j'aurais peut-être tourné les talons, mais je ne pouvais pas oublier ce qu'il avait dit. Et puis, ce fichu sac à viande s'était quand même permis de défier un Spécialiste, ce n'était d'ailleurs sûrement pas la première fois, ni la dernière.

Lorsqu'il se leva, mon bras me parut extrêmement léger. J'avais frappé avant de penser à le faire et je ne me rendis compte du mouvement sec du poignet que j'avais effectué que lorsque ma lame transperça la joue de l'homme avant que le cuir du gantelet ne fracasse sa pommette. La pointe rougie de son sang ressortit de l'autre côté, découpant une partie de sa peau suite à l'impact du coup, mais elle disparu tout aussi vite alors qu'il tombait à genoux en beuglant comme un veau perdu.

« Au cas où tu l'aurais oublié, tu n'es que sur le second pallier de la chaîne alimentaire alors que j'occupe le quatrième. T'as intérêt à t'en souvenir la prochaine fois que tu adresseras la parole à un Spécialiste où il risque de te le rappeler de façon plus méchante. »

En larmes, Mila tenta d'aider son dieu à se relever, mais il la repoussa brutalement. La fierté d'Everett ne semblait pas complètement morte s'il refusait l'aide d'une femme. Les mains plaquées sur les plaies, il se remit péniblement debout et partit non sans m'avoir lancer un regard meurtrier gâché par les larmes qui avaient emplis ses yeux. D'une façon ou d'une autre, il chercherait sûrement à me faire payer mon geste, mais ce n'était pas comme si j'avais peur d'un type dans son genre. Fixant un instant la lame qui sortait de mon poignet, je l'essuyais grossièrement à l'aide de ma manche et la fis réintégrer son étui. Ce mécanisme était décidément drôlement pratique.

Lorsque je me tournais pour faire enfin face à la Soumise qui se prenait pour une héroïne, je perçu un éclair roux sur ma droite. Mon regard resta accroché à cette image étrange maintenant disparue et la voix de Kathleen résonna dans ma tête. Seuls les faibles développent leurs forces, les forts, eux, annihilent leurs faiblesses. Encore une réminiscence dont je me serais bien passée et qui semblait avoir étrangement raison aujourd'hui...