Something's coming
Année 41 - saison tempérée 1 (nuit 13)

Tu as toujours eu des croyances. Des idées stupides qui ont finies par se coincer dans ton crâne, bien aidées par toutes les histoires racontées lors de tes voyages. Consciemment tu prétendais ne pas les croire. Tu te targuais de ne pas être si dupe, de ne pas avoir la naïveté de Maxine à qui tu arrivais à faire gober n'importe quoi. Mais inconsciemment, inconsciemment c'était une autre affaire. Parce que l'inconscience était le domaine des peurs. Des démons lorsqu'ils se cachaient aussi. Et ces deux oiseaux de malheur auraient utilisés n'importe quoi pour parvenir à te bouffer toute crue. Alors bien sûr que tu croyais à ces légendes, à ces reliques d'un temps où la vie dans cette ville devait être sacrément plus facile. Avant que tout le bordel dont on ne parlait pas arrive. Le grand chamboulement que personne n'avait connu et qui tenait plus du conte que du passé maintenant. Et puis il y avait les hommes des étoiles. Cette histoire était plus importance que les autres pour toi. Elle était intime. Certaines nuits - très rarement - tu rêvais. Et quand tu rêvais, c'était toujours de la même chose. Ta mère - tu pensais du moins que c'était elle - te racontait leur légende. La voix changeait à chaque fois. Son visage t'était invisible ou masqué de cendres et de sang. La sensation de l'avoir tout prêt de toi n'était aussi jamais claire. Un mélange de chaud et de froid, qui tantôt te faisait frissonner, tantôt te laisser sur la peau comme une impression de coup de soleil. La seule chose immuable était l'histoire en elle-même.

Après tout ça, comment aurais-tu donc pu rester de marbre en voyant cette nouvelle lueur dans le ciel ? Regarder le ciel était quelque chose que tu évitais de faire généralement mais après une trop chaude journée tu t'étais retrouvée à chercher la fraîcheur de l'extérieur. Tu avais envoyé le couvre-feu au diable pour te trouver un endroit paisible dans le centre neutre. Après le massacre des Libres, cette portion de la ville était sûrement bien plus sûre pour toi que ton propre territoire. Ici pas de bourreaux, pas d'ordres, pas de problème. Il y avait bien la Menace Fantôme mais pour une nuit tu voulais juste oublier ta paranoïa. C'était plutôt loupé. Tu t'étais étendue sur une colline de caillasses et tu t'étais laissé aller à contempler la voûte céleste. Et c'était donc à ce moment là que tu l'avais vue. Cette étoile bien plus grande que les autres baignée d'une aura orangée. Sa présence agitait un étrange sentiment au fond de ton ventre. Une peur primale que tu n'avais plus ressentie vis à vis de la nature depuis trop longtemps. Dans la nuit, tu t'étais redressée pour monter maladroitement sur un toit déchiqueté, comme si prendre de la hauteur allait te permettre de découvrir quelque chose de nouveau. Mais ce nouveau point de vue ne changea rien. La lumière presque vivante n'allait pas te céder ses secrets de si tôt.

Un doigt fin tendu vers elle, tu fermes un œil et tu alignes l'autre avec ta mire, étudiant encore un peu le phénomène avec une seule certitude : cette maudite ville n'était pas au bout de ses surprises.

Elijah avait glissé une main sous ma tunique. Il se tenait au-dessus de moi et son poids m’enfonçait un peu plus dans son lit particulièrement inconfortable. La tension était palpable. Pour lui. Moi qui était habituellement entière, moi qui gardait les yeux ouverts pour ne rien manquer des sourires de mon amant, de ses petites mimiques, de sa perte de contrôle, je fermais les yeux avec force. Je repensais à Enzo. Je repensais à Marguerite, aussi. Je ne me sentais pas bien, un peu tendue, un peu fautive. La conversation que nous avions eu, l’espion et moi, quelques jours plus tôt, sur l’avenir de notre clan, me travaillait encore. Notre échange de la veille aussi. Mon amant se doutait que quelque chose n’allait pas, car déjà, il arrêtait ses baisers sur mon derme. Lui qui m’avait suppliée de se racheter pour l’avant-veille, pour sa présence impromptue dans ma chambre, dans mon cloître, il devait croire que je lui en voulais encore, que je ne lui laissais pas sa chance. Et pourtant… Qu’est-ce qui m’avait pris d’accepter qu’un homme piétiner mon temple pour soulager sa conscience?

- Tu es avec moi? ...Ayana?

C’est en ouvrant les yeux que j’ai perçu quelque chose d’étrange, dehors, dans le ciel, par la fenêtre. J’ai chassé la main d’Elijah avec douceur mais fermeté pour me redresser, le laissant interdit et terrifié par ma réaction, comme un enfant. La lueur m’intriguait beaucoup trop pour que je prenne le temps d’expliquer mes agissements ou même de le rassurer. Comment un membre aussi solide et expérimenté que lui pouvait encore trembler comme une feuille devant le refus d’un baiser d’une femme? Avec une lueur de pitié, bien malgré moi, je lui lançais une oeillade puis désigna le ciel. Il s’efforça de chasser son air contrarié pour s’intéresser à ce que je lui montrais; ce n’était pas naturel, il faisait un effort, pour moi. Je le voyais bien.

- C’est quoi? Une étoile?
- Trop bas pour être une étoile, trop gros, aussi… C’est…

Je m’extirpais du lit sans terminer ma phrase pour enfiler mes bottes. Ce que c’était, selon mes croyances, était indescriptible et innommable. C’était fou, aussi. Complètement délirant. Je devais me rassurer, aller voir ce que c’était, trouver un meilleur poste d’observation que cette chambre qui n’était pas la mienne.

- Je vais au centre neutre… L’obscurité, là-bas, me permettra de mieux voir.

Je ne lui avais rien demandé mais déjà Elijah remettait son chandail. J’étais dégourdie, depuis la rébellion, et mes escapades en solitaire hors du territoire s’étaient étrangement multipliées. J’y serais allée toute seule, malgré la nuit, malgré l’étrange chose, dans le ciel, mais la compagnie de l’Aigle me convenait aussi. Mon esprit avait au moins oublié ses troubles pour se concentrer exclusivement sur des théories quant à la présence de cette boule lumineuse. J’étais la première à murmurer les légendes anciennes, les débuts de ce monde, mais je craignais de fonder trop d’espoir en cette lueur pour finalement m’avouer déçue. Nous nous sommes mis en route en silence, sans se toucher, sans se frôler, jusqu’à la sortie du territoire. Le clan semblait dormir, insouciant de ce que le ciel laissait présager. Les Aigles sauraient bien assez tôt que quelque chose n’allait pas et ils auraient tout le loisir de s’inquiéter dès le matin.

C’est bien avancé dans le centre neutre que nous avons aperçu une silhouette fine, doigt dans les airs en direction de la lumière. Comme souvent, je me suis avancée seule. Je craignais qu’Elijah l’effraie. Aussi, je laissais mes pas lourds annoncer ma présence, jusqu’à me poser non loin d’elle, mains en évidence.

- Il y a tant d’histoires… Tant de légendes. Est-ce la fin ou le début du monde?

Je regardais cette lueur, non pas ma voisine de contemplation. Il y avait pourtant la lune, en évidence. Ça ne pouvait tout de même pas être elle qui fuyait vers la terre… Si?

Something's coming
Année 41 - saison tempérée 1 (nuit 13)

Si quelque chose arrive, c'est aussi le cas de quelqu'un. Beaucoup plus rapidement que cette lumière annonciatrice. Tu te tend avec la force de l'habitude et du regard tu cherches l'intrus. Il fait sombre alors bien sûr tu ne peux pas te faire une idée très précise mais c'est certain, c'est une femme. Elle ne semble pas particulièrement farouche pendant qu'elle se rapproche. Toi tu l'es un peu plus. Tu la détailles avec attention - avec une pointe de curiosité aussi peut-être - en attendant de savoir ce qu'elle te veut. « Il y a tant d’histoires… Tant de légendes. Est-ce la fin ou le début du monde? » Visiblement tu n'es pas la seule à te poser des questions et vos esprits sont plus ou moins sur la même longueur d'onde. Tu ne penses pas qu'elle te veuille du mal, cette fille semble plutôt en quête de discussion donc tu décides de descendre de ton perchoir pour occuper une position plus proche. Tu ne t'assieds pas, tu restes juste là avec les mains croisées sous ta poitrine alors que tu continues la contemplation de ce ciel si spécial. Éventuellement, tu lui réponds aussi. « Je pensais que nous avions déjà affronté la fin du monde. Enfin celle de l'ancien monde. N'est-il pas un peu tôt pour voir celui-ci s'achever ? » Il n'est jamais trop tôt. Néanmoins, tu es presque certaine que l'ancien monde a été détruit car il était trop vicié, pourri jusqu'à la moelle. Le vôtre, même s'il est un peu tordu, ne mérite peut-être pas un tel sort tout de suite. Vous avez eu si peu de temps pour vous reconstruire après le chaos. La preuve, c'est comme si ce chaos existait encore, suivant chacun comme une ombre dangereuse. « Et si c'était le début... Il y aurait un sacré retard. » Tu lui glisses ça avec un sourire comme une semi-plaisanterie. « Tu as d'autres théories à ce propos ? »

La première chose que l’étrangère m’offrit fut l’impression qu’elle était un animal à l'affût, à guetter mon approche. Je ne connaissais pas beaucoup de choses sur les guerres et les batailles, mais je connaissais assez le monde pour le savoir hostile. Elle me donnait ce sentiment qu’elle le savait, elle aussi. Ainsi, je ne m’aventurai pas trop près d’elle et la laissai plutôt m’approcher à son bon vouloir, ce qui ne tarda pas d’arriver à la suite de notre échange. La seconde chose qu’elle m’offrit fut le regard le plus particulier qu’il m’ait été donné de voir, dans la ville en ruine. Des yeux immenses et vagues, des yeux qui semblaient voir l’ailleurs, deux portes donnant sur une âme fatiguée et lasse. Sous un sourire pâle, je m’efforçais de le quitter pour inspecter le point lumineux et lointain, tout en écoutant ses questionnements.

Il n’était jamais trop tard. Et nous ne serons jamais assez préparés à affronter le déclin de nos repaires. Même si l’envie de le lui dire me prit, je m’emmurai dans un silence poli mais songeur. J’y voyais là une rhétorique, le prolongement d’un questionnement interne, et je n’avais pas l’autorité ni la légitimité nécessaire pour m’y immiscer. Son second commentaire, sur le retard du début d’un nouveau monde, m’arracha un sourire plus senti, cette fois. Sa plaisanterie tomba à point, avant de me positionner face à mes croyances.

- Il y a bien cette histoire…

Les yeux plissés en direction de la lune, je la lui pointai, index tendu.

- Il y a bien cette histoire... Notre histoire, à nous toutes. Celle de toutes les femmes, celle qui est vieille comme le monde. Peut-être la connais-tu? C’est le récit de celle qui appelle notre sang à chaque mois, celle qui saurait faire valser les eaux, à chacune de ses respirations. L’histoire d’une déesse trop belle et trop aimée, qui fut pourchassée par les ardeurs de son propre frère. Elle, couverte de cendre pour lui échapper, Lui, flambeau à la main pour la retrouver, ils s’envolèrent dans le ciel pour former la Lune et le Soleil. ...C’est naïf, d’y avoir songé, mais j’ai d’abord cru que c’était Elle qui fuyait vers la terre.

Monologue. Tu parles trop, Ayana. Pour m’empêcher de poursuivre éternellement sur ce mythe fondateur, j’ai mordillé ma lèvre inférieure. J’avais parlé sans gêne, sans honte: l’idée me tiraillait depuis le lit d’Elijah, depuis que j’avais vu la sphère lumineuse dans la nuit noire. Peut-être allait-elle me juger, rire, se moquer, ou reculer de quelques pas prudents, comme on le fait avec une âme embrassée par la folie. Il y avait toujours cette facilité à se confier à un étranger.