Esfir tournait en rond. Elle tournait en rond dans sa chambre. Et elle tournait en rond dans le bar. Et elle tournait en rond dans le quartier. Et son esprit tournait en rond. Il était en boucle sur ce qui n'allait pas. Un véritable champ de bataille dans sa petite tête brune. La cause de son état n'était pas difficile à diagnostiquer. La fermeture des frontières, tout simplement. Et si Esfir pouvait être une larve, ce n'était que plus dérangeant quand elle sortait de son état larvaire. Et tout ça, à cause de Yulia. Pour ne pas changer. Et Zorah lui avait dit que ce n'était pas de sa faute, qu'elle avait été désignée pour être une traqueuse, que son avis ne lui avait certainement pas été demandé. Sa troisième mère avait vu son humeur de chien comme une certaine jalousie envers les heureuses élues. Elle n'aurait pas pu être plus loin du compte. Esfir, elle s'en fichait de courir après des libres. Ce dont elle ne s'était pas fichée, c'était que pendant que la bande de traqueurs s'amusaient à chasser, les autres étaient condamnés à rester dans les limites de leurs territoires. Bien sûr, on lui avait dit qu'elle pouvait se poster aux frontières pour refouler les Libres. Et ça avait été un comble. Elle ? Faire du travail en plus pour les vipères ? Elle, se fatiguer à piétiner sur place pour faciliter la tâche aux autres ? Non, bien sûr qu'elle avait refusé. Et puis quoi encore ? Lui proposer le titre de vipère de l'année ? Non, Esfir n'avait pas ressenti un centième de  jalousie, pas cette fois. Parce qu'en plus, en dehors des intouchables, elle appréciait certains libres. Vraiment, ils n'étaient pas tous idiots et suicidaires. Ils lui manqueraient beaucoup. Sauf quand il faudrait ramasser les corps. Parce que ça, elle aurait mis sa main à couper que le fardeau retomberait sur les simples petits membres. Ils ne tuaient pas mais les cadavres, c'était pour eux. Non, vraiment. Tout était de la faute de Yulia. Elle s'était donc levée le lendemain, presque à moitié préparée à tracter des corps. Et finalement, non. Finalement, elle tournait en rond parce que les frontières demeuraient closes. Tout allait pour un jour. Mais deux jours de suite à ne pas lever le petit doigt ? Ca commençait à peser sur patience. Yulia lui gâchait même le plaisir de ne rien faire.  Même l'infime petit espoir qui lui restait avait fini par la quitter. Elle ne pouvait pas aller bombarder la maison de sa cousine si ladite cousine s'y trouvait. Repos du guerrier, elle le lui ferait manger son repos du guerrier.

Alors, elle avait fait le tour du territoire ou presque, ou à moitié. Elle n'en savait rien, elle tournait juste en rond. On lui avait demandé ce qu'elle faisait. On garde la forme, Esfir, on lui avait lancé après son énième passage. Ferme-la, Tyler, elle avait répondu en grognant et en le prenant en chasse. Effrayer les soumis ne l'avait amusée qu'un temps et elle avait fini par aller gaspiller de l'eau en prenant une douche bien méritée. Drapée dans un pyjama propre, elle arpentait à présent les réserves du bar à drogues, laissant traîner ses doigts sur les nombreuses caisses de la pièce. Elle finit par se retrouver derrière le comptoir, accoudée, affalée comme si elle était au bout de sa vie. Sa vie tournait en rond. Tout tournait en rond aujourd'hui. Même les conversations tournaient rond. La Traque, la nouvelle Seconde, la fermeture des frontières. La brune avait donc entrepris une opération sérieuse pour se sortir de cette boucle sans fin. Elle entamait la construction d'un château bâti à base de verres du bar. Il n'y avait personne pour l'en empêcher. Parce qu'elle était Esfir. Parce qu'elle était la fille de la patronne. Et parce que les autres vipères avaient bien mieux à faire, trop occupées pour traîner au bar. La porte s'ouvrit pourtant. C'est fermé, on fait l'inventaire, avait-elle lancé rapidement. Mensonge éhonté, lâché sans même relever les yeux de son château.

Esfir avait cru s'être débarrassé de l'intrus grâce à son excuse habituelle. Mais la porte avait claqué et les bruits de pas s'étaient rapprochés. Elle avait failli sortir une réplique cinglante digne de son cru naturel pour faire comprendre qu'elle ne plaisantait pas. Quelque chose comme une menace physique et une interdiction de remettre les pieds dans le bar. La déranger, ça valait bien une punition pareille. Seulement, elle avait relevé les yeux et son regard était tombée sur sa binôme. Elle aurait du s'en douter un peu. Il n'y avait qu'elle pour avoir ce pas si aérien (quoiqu'un peu forcé aujourd'hui). Elle devait sans doute avoir eu une journée aussi pénible que la sienne. Même si Esfir savait pas expérience que la définition du mot avait un sens différent chez l'une et chez l'autre. Il n'en demeurait qu'écouter les complaintes de Louane pouvait l'aider à oublier les siennes alors elle se fit plus attentive, se redressant légèrement pour se donner une allure un tout petit peu plus présentable. Elle devait bien ça à la princesse qui lui servait de binôme. C'était le privilège que la rousse avait presque tout naturellement gagné. Parce qu'Esfir adorait se plaindre, vraiment c'était comme une seconde peau recouverte par un manteau de pleurnicheries rébarbatives. Un manteau qu'elle avait toujours estimé être la seule à pouvoir porter. Enfin, plutôt Zorah et elle. Il ne restait aux autres que le droit de souffrir en silence et de tout confiner en eux. Et puis, il y avait eu Louane et Louane avait pu emprunter cette veste d'éternelle incomprise. Peut-être parce qu'elle était différente, que sa candeur avait quelque chose de rafraîchissant et de réconfortant. Esfir l'ignorait. C'était sans doute la magie de la vipère qui opérait. Alors elle prit un air grave devant les doléances de sa binôme, suspendant son geste en plein air, concentrée qu'elle était. Elle ne répondit pas à Louane dans un premier temps, la question ne demandant pas de réponse et sachant pertinemment que la suite arrivait. A la place, elle reprit sa construction, déposant le verre qu'elle avait maintenu dans les airs, le posant à la suite des autres dans un petit "crac" percutant. Ses lèvres se fendirent d'un sourire qu'elle voulut discret. Le visage déformé de Louane l'amusait beaucoup. Le reste de son histoire, beaucoup moins. La brune n'avait pas de répugnance particulière envers le sang, ni le sien, ni celui des autres. Ça lui arrivait souvent de se retrouver avec du carmin sur les mains, du carmin qui n'était pas le sien. Mais c'était dans la nature des choses, elle se battait, ce n'était qu'une conséquence. Elle ne mettait jamais volontairement sa patte dans le corps d'autrui. Quand elle brandit sa main souillée, Esfir eut à la fois un geste de recul mais aussi une pulsion de protection envers son château. Hé bas-les-pattes, princesse. Tu vas ruiner mon château !, pesta-t-elle avant de s'accroupir derrière le comptoir continuant à grommeler des explications hâtives. Et ma mère vipère va encore dire que je ne respecte pas l'hygiène de l'établissement. Elle remonta à la surface avec un nouveau récipient. Un verre marqué. Essuie-toi la main sur celui-là. C'est le gobelet de Gloria. Ce sera sa surprise de la semaine, lui avoua-t-elle sans détour. La semaine dernière, elle avait frotté la chope sur la joue d'un client éméché, récoltant un peu de bave. Dégoûtant, oui. Mais Esfir ne connaissait pas de petite revanche. Elle ne comptait que sur La Vengeance, la vraie. Et Gloria s'évertuait chaque semaine à mériter un peu plus le courroux de la brune. Tu dois y retourner plus tard ? Parce que je peux t'amputer la main maintenant, si tu veux, lui proposa-t-elle la mine moqueuse. Et puis ta tâche, c'est pas de comploter et concocter des trucs dans le laboratoire ?, demanda-t-elle, curieuse. Esfir avait du mal à se garder au courant des affaires du clan. Elle savait que Zorah travaillait au laboratoire, elle savait un peu ce qui s'y passait mais elle ignorait que les scientifiques pouvaient être réquisitionnées de la sorte. Ah si elle avait su, Esfir se serait épargnée le trajet jusqu'au clan des jaguars pour recevoir des soins de l'infirmier félin. Elle avait confiance en Charly et en Louane, pas en Charlotte.

Cherchant une solution moins radicale que l'amputation, la vipère fouilla derrière le comptoir, ne pouvant s'empêcher de pouffer une nouvelle fois en entendant sa binôme. Pas besoin de parler la langue des ancêtres pour avoir un vocabulaire fourni. Il suffisait de trouver un bon ancien et le tour était joué. L'attention de Louane fut bien vite dirigée vers sa tenue. Une chemise de nuit. Une chemise large, lâche, beaucoup trop grande pour elle. Une chemise qui avait le mérite de lui remémorer sa famille restée chez les jaguars. Elle ignorait l'identité du propriétaire de base, c'était ailleurs qu'elle avait trouvé son bonheur. Ouais, j'ai misé sur le confort ! Tu aimes ?, lui demanda-t-elle en tenant la dite chemise de nuit du bout des doigts. Elle vient de la maison. Je l'ai piquée lors de ma dernière visite, continua-t-elle à expliquer sans qu'on le lui ait demandé. Finalement, elle versa un peu d'alcool dans un verre propre et sans prendre la peine de prévenir Louane, elle plongea sa main sale dans le liquide sulfureux. L'alcool, ça désinfecte, il parait. C'est toujours mieux que rien.