Jamais je n'avais vécu une situation aussi humiliante. Après avoir rendu sa sentence, Noâ m'avait faite escortée jusqu'aux frontières. J'avais donc été conduite hors du territoire par Grey et Shinichi, tout deux solidement armés. Dans mon malheur, j'avais eu de la chance que la mission leur soit confiée à eux, ils étaient tout deux suffisamment neutres pour me ficher la paix. D'ailleurs, nous n'avions pas échangés un seul mot de tout le trajet. Dès lors que je fus dans les alentours, ils s'arrêtèrent et je fus donc forcée d'en faire de même. C'est alors qu'il se produisit quelque chose d'étonnant. Après m'avoir toisée durant quelques instants, le brun soupira et tira un pistolet de son holster pour me le tendre. Sans comprendre, je passais de l'arme au visage vide d'émotion du jeune homme. Pourquoi faisait-il ça ? Un moment, je fus tentée de lui poser la question, mais finalement je décidais d'attraper le flingue. D'un bref hochement de la tête, je le remerciais avant de tourner les talons. Avec ce fusil glissé à ma ceinture, je me sentais un peu moins nue, mais il pourrait jamais remplacer mon précieux arc que ma Chef m'avait pris devant tous les Membres réunis. Rien que de penser à cette scène, je ne pu m'empêcher de serrer les dents. Une part de moi ne pouvait s'empêcher de détester Noâ pour ce bannissement. Certes, si tôt que j'avais été m'asseoir au côté d'Eli, j'avais compris que je le payerais, mais sûrement pas comme ça. Elle me reniait et putain ce que ça faisait mal. Le pire, c'est qu'elle ne m'avait pas dit pour combien de temps je serais considérée comme une exilée. En plus d'avoir été destituée de mon poste de Seconde, je n'avais même plus le droit de mettre un pied chez les Jaguars, c'était dégueulasse !

Une fois cet endroit que j'appelais ma maison quitté, je marchais un peu pour me trouver un abri. Le soleil tapait fort et dans mon état, je ne tiendrais pas longtemps sous ses feux. Plus tard, je devrais me soucier de trouver de l'eau et de la nourriture. Comme une Libre. Relevant ma manche, je jetais un œil à ma marque de soumission. Elle était bien là, mais ne représentait plus rien jusqu'à nouvel ordre. Qu'allais-je bien pouvoir faire ?

Bon, ici ce sera bon...

Deux façades en brique et un bout de toit suffiraient amplement en guise d'abri. Épuisée, je m'installais contre cette ancienne bâtisse et expirait bruyamment. J'étais désespérée, mais pourtant je me sentais bien plus vivante que ces derniers jours. Comme si ce coup de poing psychologique donné par Noâ avait fait remonter les émotions que j'avais conservé au fond de moi depuis ce jour fatidique où l'aventure que j'entretenais avec Eli avait été découverte. Eli... J'aurais tellement aimé qu'il soit avec moi en cet instant. Avec cette pensée en tête, je finis par m'assoupir, la crosse du pistolet au creux de la main.

Lorsque la voix tendre d'Eli résonna à mes oreilles, je cru d'abord à un rêve. Trop fatiguée pour réagir, je m'étais d'abord contentée de l'écouter et d'apprécier la caresse sur ma joue, mais un détail m'avait troublé : il avait l'air inquiet. M'accrochant au fait que je ne voulais pas le voir malmené par ce genre d'émotion, je fis un effort pour sortir des brumes et ouvris les yeux. Il faisait désormais nuit noire, mais il était tellement proche que je pu facilement discerner son visage. Le voir me réchauffa le cœur, mais fit naître aussi de nombreuses questions dans ma tête. Comment avait-il su pour le bannissement ? Comment m'avait-il même retrouvée ? Je ne savais pas quoi dire, pas quoi faire, aussi me contentais-je de sourire pour le rassurer. Avant de finalement souffler quelques mots.

Salut... Je ne sais pas comment tu as fais, mais je suis heureuse de te voir.

Glissant une main derrière sa nuque, l'autre maintenant toujours le pistolet, je me rapprochais un peu de lui pour l'embrasser. Juste un baiser court et léger parce qu'il m'avait manqué. La dernière fois que nous avions échangés ce genre de gestes, c'était juste avant que cette petite peste de Johanne nous découvre et qu'elle aille tout cafter à Noâ. C'était le tout début des ennuis à cette époque, autant dire que c'était il y a très, très, longtemps. Je me redressais ensuite un peu et enroulais mon index contre la crosse de l'arme pour éviter tout problème. Une fois fait, j'écartais la main du jeune homme pour glisser ce cadeau inattendu de Grey à ma ceinture. Je ne savais pas combien de temps j'avais dormi, mais une chose était sûre : cela m'avait fait du bien. Je ne pouvais pas dire que j'étais en forme, cette Saison Aride ayant laissée des traces qui ne disparaîtraient pas avant un moment, mais j'avais la sensation d'être un peu plus maîtresse de moi. Comme si le brouillard qui couvrait mon esprit depuis des mois commençait enfin à se dissiper.

Tu n'es vraiment pas prudent, si Kim apprends que tu m'as revue, pendant un bannissement en plus, il risque de t'en faire baver encore plus...

Les punitions de Noâ pouvaient être cruelles, mais j'avais encore suffisamment confiance en elle pour savoir que cette punition serait certainement la plus forte qu'elle m'imposerait. Je ne songeais même pas à la Marque, cette honte n'était rien en comparaison du traitement auquel j'avais eu droit ces derniers temps. La dernière étape serait de me tuer et ni elle, ni moi, ne l'avions vraiment envisagé. Du moins, je l'espérais.

L'écouter me fit froncer les sourcils. Il était tellement indifférent à son propre sort. Il disait pouvoir gérer, que c'était moi qui importait, mais j'étais loin d'être convaincue. Il me cachait des choses, fuyait mon regard, et parait avec beaucoup trop de détachement. Qui était ce type ? J'avais la sensation de me retrouver en face de l'ancien Eli, bien qu'il était légèrement différent. C'était désagréable, voir frustrant, et son comportement en vient vite à me taper sur le système. Croyait-il vraiment pouvoir tout endosser seul ? A l'entendre, il était le seul responsable de cette situation. Comme si c'était uniquement lui qui avait commis les fautes que nous reprochaient nos Chefs respectifs. Mais c'était faux ! J'avais commencer à chuter bien avant cette nuit au lac. Certes, s'il n'était pas entré dans la partie, les fautes auraient certainement été différentes, mais d'un autre côté si moi-même je n'étais pas rentrée dans sa vie, il n'aurait jamais du faire face à tout ça. Je serrais brusquement les poings, appréciant de moins en moins la façon dont il m'écartait de mes propres erreurs.

La ferme !

Tendant la main, je glissais mes doigts sous son menton et le forçait à tourner la tête vers moi.

Arrête de me traiter comme une fille fragile qu'il faut protéger de tout. Okay, je ne suis pas au mieux de ma forme pour le moment, mais je suis la Se...

Le mot que je m'apprêtais à prononcer resta coincé dans ma gorge lorsque je se rendis compte que j'étais dans l'erreur, mais je parvins à reprendre la parole.

Bon, je ne suis plus la Seconde des Jaguars, mais c'est une autre histoire qui ne concerne que Noâ et moi.

J'inspirais profondément avant de continuer d'une voix plus calme.

Écoute Eli... On ne peut pas continuer comme ça. J'apprécie que tu cherches à me préserver, mais... Merde, tu ne me laisses jamais te rendre la pareille ! A force, j'en viens à penser que je suis vraiment nulle, sérieux.

Un profond soupir sortit de mes lèvres alors que je le lâchais.

Je suis autant coupable que toi quand à notre situation actuelle. Mais si nous évoluons ensemble, sur un pied d'égalité, je suis sûre qu'on pourra trouver une solution.

C'était une sensation assez étrange de le voir écouter docilement sans qu'il ne cherche à me couper la parole. Ce comportement ne me satisfit pas plus que le précédent, mais au moins, il m'avait laissé exprimer mon point de vue. Lorsqu'il se mit à son tour à parler après avoir laisser planer un silence, j'avais déjà pris la décision d'en faire de même. Sauf que la pratique fut bien plus difficile que la théorie. Le 'Mais' me resta un peu en travers de la gorge et j'eus bien du mal à l'avaler sans ouvrir la bouche. Comment ça 'Mais' ? Heureusement, le fait qu'il se lève soudainement m'aide à penser à autre chose et je le regardais s'éloigner un peu, ne comprenant décidément plus grand chose. Un léger courant d'air s'infiltra entre les ruines et fit voleter mes cheveux alors que je fermais les yeux pour apprécier cette caresse éphémère. Le fait qu'il reprenne la parole me fit instantanément ouvrir les paupières et je scrutais son dos avec attention pour détailler le moindre détail que l'obscurité acceptait de me livrer. Pourquoi ne voulait-il pas me regarder ? Comme précédemment, sa phrase sembla rester en suspens. C'était de plus en plus frustrant. Des choses voulaient sortir, c'était une certitude que j'avais désormais, mais il les gardait obstinément pour lui. Il revint s'accroupir devant moi, ses yeux ne fuyants plus cette fois, mais je n'y décelais pas grand chose. Ses paroles se voulaient rassurantes, mais sans cette lueur dans ses yeux, je peinais à m'y raccrocher.

Parfois, je me demande ce que ton regard décèle. Quel est le point de vue de Eli ? Et que recherche-t-il ?

Avait-il toujours été si... Je n'osais même pas terminer ma pensée tellement ce détail m'était peu supportable. Non, Eli n'était pas vide. Seulement, je ne le connaissais pas vraiment. Enfin si. Tout s'embrouillait dans mon esprit. J'avais vu qui il était vraiment sans ce masque, mais j'avais comme la sensation que cet artefact avait fini, grâce à l'aide de Kim Dong-Yul, à ronger le vrai Eli qui était demeuré protégé pendant tant d'années. Et si, je dis bien si, le vrai Eli ne demandait en réalité qu'à trouver un endroit pour abriter son cœur blessé. S'il voulait juste chérir quelqu'un qui le chérirait en retour. Cette fois-ci, ce fut moi qui me montra incapable de le regarder. Les yeux déviants légèrement sur le côté, je continuais ma réflexion sans laisser échapper un son. J'étais ailleurs, peut-être ne l'aurais-je même pas entendu s'il avait cherché à me répondre. Lorsque la vérité frappait, elle ne prenait jamais de gants et je m'en trouvais désormais un peu sonnée. A l'intérieur, du moins. C'était moi qui n'avait rien compris.

Pardon. J'étais tellement obnubilée par cette distance qui s'insinuait entre les Jaguars et moi... Je n'ai pas été assez attentive.

Je me sentais ridicule. Relevant un peu la tête, je repoussais mes cheveux en arrière et lâchais un sourire narquois qui m'était pleinement destiné. Comment avais-je fait pour être aussi aveugle ? Ce n'était pas que par rapport à lui, cela concernait toutes les personnes que j'avais côtoyé. J'avais la sensation d'être incomprise, que personne ne me voyait vraiment, mais comment auraient-ils pu ? Je n'étais jamais vraiment là, plaçant tantôt un pied dans la réalité, le rentrant totalement l'instant d'après. Je n'étais que l'ombre de Noâ. Et on ne pouvait même pas dire que j'avais exceller dans ce rôle. Elle m'avait souvent reproché de ne pas prendre assez d'initiatives, de ne pas m'être battue pour m'imposer en tant que Seconde. J'avais reproché à Eli le fait qu'il cherche à me protéger, mais en fait, il n'avait pas tort. J'étais trop fragile pour prendre soin de moi. J'avais tellement peu de substance qu'un souffle de vent aurait pu me détruire. Il suffisait de voir le peu de volonté que j'avais eu pour affronter mes punitions. J'avais attendu que ça passe, que quelque chose se passe même. Mais il n'y avait jamais rien eu. Et pour cause, cela devait venir de moi et de moi seule. Malgré tout, certaines personnes n'avaient jamais cessées de croire en moi. Noâ aurait pu m'abandonner sur le bas-côté pour continuer son chemin, mais elle ne l'avait jamais fait. Depuis cette sinistre nuit, elle n'avait jamais lâchée ma main. Malgré les déceptions, peut-être aussi les souffrances, elle était toujours restée fidèle aux paroles murmurées lorsque j'étais enfant.

J'aurais dû me battre pour toi.

Plongeant mon regard dans le sien, je caressais doucement sa joue.

Je t'aime, Eli.