But since I left you that day, I swore I wouldn’t fall again.
It doesn’t mean I love you less.
PV Adrian - Jour 6 (nuit)

L'envie était venue aussi soudaine qu'obsédante.

Ces derniers jours avaient été d'une intensité dévorante et Noâ avait brillé par son absence sur le territoire. Les ordres demeuraient, mais ils étaient transmis au clan par Roxanne, la Chef restant enfermée dans la salle de réunion à longueur de temps. Depuis sa rencontre fracassante avec Adrian, elle n'était plus tout à fait la même. Le revoir l'avait bouleversée et elle avait détesté tous les sentiments qui étaient nés en elle à cause de sa simple présence. Depuis le retour de la Troupe, elle appréhendait ce moment, mais il s'était avéré bien pire qu'elle ne l'avait imaginé. Adrian n'avait pas changé. Ce constat avait été presque effrayant au vu des neuf années qui s'étaient écoulées depuis leur dernière rencontre. Dans ses yeux, Noâ avait revu sa propre faiblesse. Elle avait retrouvé les craintes et le malaise de ses quinze ans. La sensation était affreuse et tout son être se révoltait encore contre cette peur primale de retomber dans l'abysse de la fragilité. Durant des années, elle avait lutté pour devenir ce qu'elle était aujourd'hui. Elle s'était battue corps et âme pour son clan, pour sa famille, pour elle-même, mais il suffisait que Adrian revienne pour que tous ses efforts lui donnent l'impression d'avoir été vains. Oh, Adrian n'était bien sûr pas le seul coupable. La rébellion aussi avait fait beaucoup de dégâts tout comme les conséquences qu'elle avait engendrée. Noâ n'avait pas été capable de protéger les Jaguars et cet échec restait brûlant dans son esprit. Les réactions de certains des siens restaient aussi des plaies béantes dans son cœur déjà meurtri par la trahison. Même si elle avait feint la force, elle se sentait faible. La présence de Zeke avait bien aidé un peu, mais elle restait coupable et peinait à accepter de le laisser trop s'approcher. Elle ne voulait pas l'abimer. Il était trop lumineux et elle bien trop sombre. Sa fragilité faisait naître de vieux sentiments qu'elle croyait profondément enfouis. Ils agitaient des démons qu'elle s'était appliquée à enterrer à la mort de Joshua, mais en le tuant, c'était un peu de sa noirceur qu'elle avait récoltée. On ne détruisait pas un monstre sans en subir les conséquences. Il y avait toujours un prix à payer. Toujours. Elle le constatait seulement maintenant, au pire moment bien sûr. Pourtant, Noâ avait cru suite à la rébellion qu'elle pourrait tenir le coup. Innocemment, elle avait pensé que rien ne changerait pour elle. C'était en quelque sorte vrai. Elle n'était pas et ne deviendrait pas une Chef différente, mais celle qui se trouvait derrière cette fonction, sous cette couronne parfois lourde à porter, n'était pas ressortie indemne.

La nuit avait déjà étendue son obscurité sur la ville depuis des heures lorsqu'elle pénétra dans le campement de la Troupe. Rien n'avait vraiment changé depuis son départ. Les habitudes étaient restées les mêmes et le brassard qu'elle portait autour du bras lui avait assuré une certaine tranquillité. Elle avait replacé le sien, l'ancienne emblème de cette liberté amère, pour mieux se glisser au cœur de cet endroit qu'elle avait un jour considéré comme sa maison, mais que le territoire des Jaguars avait vite eu fait de remplacer. L'ombre lui procurait aussi un certain anonymat. Sans trop de mal, elle repéra la tente d'Adrian. Celle qu'ils avaient partagés. Une main fermée autour du manche de sa dague, elle souleva la toile et jeta un coup d’œil à l'intérieur pour vérifier qu'elle lui appartenait toujours et fut soulagée de le découvrir allongé à l'intérieur. Silencieusement, elle se glissa dans l'abri et quitta le contact rassurant de son arme pour accrocher le bord de son capuchon et le faire tomber.

L'envie était venue aussi soudaine qu'obsédante. Elle avait ressenti le besoin impérieux de changer quelque chose. D'une façon ou d'une autre, il fallait que cette ombre qui la dévorait sorte. Que cette faiblesse qu'elle pensait tatouée sur sa peau s'efface grâce à un autre élément plus voyant. Le blond doré de ses cheveux n'était plus. Il avait été remplacé par un colorant acheté à prix d'or à Madame qui avait teinté cette crinière emblématique de noir. Le geste n'avait pas été particulièrement facile à exécuter, mais elle s'était sentie soulagée de ne plus se reconnaître totalement dans le miroir. C'était comme si cette coloration lui offrait une bouffée d'air frais. Une autorisation d'agir librement. Elle pouvait désormais aussi mieux assumer ce qu'il se passait sous sa peau. C'était une façon tacite, mais libératrice de le faire.

- Adrian ?

Sa voix n'avait été qu'un murmure alors qu'elle s'agenouillait au côté du brun. Elle ne savait pas exactement ce qu'elle était venue faire ici. Ses sentiments à propos d'Adrian n'avaient rien de simples. Ils n'étaient que confusion. Et, d'une façon ou d'une autre, il fallait que cette confusion disparaisse.

Ces derniers jours se sont écoulés sans que tu ne les vois réellement passer. Tu as passé le plus clair de ton temps allongé sur ta paillasse, passant de la conscience au sommeil sans vraiment t'en rendre compte. Plus rien n'a réellement d'importance. Noâ t'a rejetée. Purement et simplement. C'est le seul détail qui est vraiment clair dans ton esprit. Le reste de cette journée maudite est comme un cauchemar flou que tu refoules à chaque réveil. Virgo a bien essayé de te parler mais pour la première fois tu l'as rejeté. C'est à cause de lui que tu es brisé. Il t'a tendu un piège pour lequel tu n'étais pas préparé. Alors tu n'es pas prêt d'accepter ses attentions et sa gentillesse coupable. Tu veux juste qu'on te fiche la paix. Tu veux te laisser crever dans cette foutue tente. Si tu ne te réveilles jamais tu pourras peut-être retrouver tes rêves. Dans tes rêves vous étiez heureux. Ensemble. Mais tu as l'impression que même là tu ne pourras plus la considérer comme tienne. L'a-t-elle seulement été un jour ? Lorsque tu perçois les bruissements de la toile tu es plongé dans un demi-sommeil. Tu es plus prudent en temps normal mais tu te fiches bien de qui il s'agit. Sûrement Virgo ou quelqu'un d'autre de la Troupe qui vient essayer de te faire avaler un peu d'eau. Il y a un silence trop lourd sous le toit de la tente. Tu ne réagis pas immédiatement mais tu sens que quelque chose ne va pas.

NOÂ – Adrian ?

Tu te pétrifies. Cette voix. Tu sens la chaleur augmentée quand elle se place à tes côtés. Elle est trop loin et à la fois trop près. Un frisson monte le long de ton échine. Tu ne sais pas si tu rêves encore ou si c'est la réalité mais tu te fiches bien de ce détail. Noâ est là et c'est tout ce qui compte pour toi. Avec un peu d'appréhension tu te retournes, craignant presque qu'elle ait disparu mais ce que tu vois en lui faisant face est presque plus choquant que son absence. Tu te redresses doucement en l'observant, les yeux peut-être un peu trop arrondis par la surprise.

ADRIAN – Qu'est-ce que... ?

La question reste bloquée dans ta gorge. Tu ne comprends pas ce soudain changement. D'une main tremblante tu saisis l'une de ses mèches que tu observes. La texture de ses cheveux est toujours la même. Seule la couleur a changée. Tu as en face de toi une femme qui est Noâ sans vraiment l'être. Comme si tu étais pris en flagrant délit tu lâches la mèche prisonnière et tu recules légèrement.

ADRIAN – Qu'est-ce que tu fais là ?

Tu fais comme s'il s'agissait de ta première interrogation. Comme si c'était tout ce qui comptait. Au final tu te fiches un peu de sa réponse. Tu veux juste qu'elle reste avec toi qu'importe les raisons. Mais tu sais bien qu'elle n'est pas là pour une visite de courtoisie. Malgré tout tu t'inquiètes. Elle t'a déchiré le cœur mais tu es soucieux de tout lorsqu'il s'agit d'elle et qu'importe qu'elle te rejette. Qu'elle te batte à froid, qu'elle te réduise au silence. Sa seule présence efface des jours de souffrance. Quoi qu'elle fasse, tu resteras là. A ses pieds, les yeux levés vers elle.

L'air de la tente était lourd et Noâ peinait à le respirer. Il se frayait un chemin par paquet dans ses poumons, imposant un rythme anarchique à chacune de ses inspirations. Les mouvements d'Adrian n'arrangèrent rien au stress qui montait graduellement en elle. Maintenant qu'elle se trouvait à ses côtés, qu'elle voyait la douleur dans ses yeux bleus, elle n'était plus aussi fière. Sa fragilité reprenait le dessus. Elle était faible pour lui. A cause de lui plutôt. Cette facette d'elle était particulièrement difficile à accepter. Des faiblesses, elle en avait déjà beaucoup trop et elle sentait qu'il était temps désormais d'en effacer certaines. Effacer n'était pas le terme exact pourtant. Elle ne voulait pas effacer Adrian, elle ne l'aurait jamais pu. Elle voulait combler le trou béant laissé dans sa poitrine le jour où elle l'avait rejetée. Elle avait besoin de mettre un point au bout de la phrase, de placer le mot fin à la suite de leur histoire. Peut-être pour en écrire une autre, elle n'en savait trop rien au final, mais cette relation malsaine dans laquelle ils étaient entravés depuis des années devait s'arrêter. Cette nuit de préférence. C'était important autant pour elle que pour lui, elle en avait la quasi certitude.

Le geste que Adrian esquissa la paralysa. Noâ retient son souffle, mais elle ne chercha pas à s'éloigner. Il venait de se saisir de l'une de ses mèches et semblait pris au dépourvu par ce soudain changement. Ses yeux évitaient celui du Libre alors qu'elle fixait délibérément ses mains nouées sur ses genoux. Elle devait parler, elle le savait, mais elle ne savait pas vraiment par quoi commencer. Ses cheveux détenus entre les doigts du brun furent lâchés et il posa une question complète cette fois-ci. Elle était légitime et elle s'y était attendue. Pourtant, elle n'était pas sûre de détenir la réponse. Elle pouvait en avancer plusieurs, mais quelle était la vrai ? Les mots s'échappèrent de sa bouche avant qu'elle ne puisse comprendre pourquoi et comment. Ils étaient juste sortis, suivant le cours tortueux de ses pensées.

- Je suis venue pour rompre.

C'était ridicule dit comme ça. Pourtant, cela ne manquait pas de sens. Ils n'avaient jamais vraiment rompus. Les circonstances les avaient séparés, mais jamais les mots et c'était peut-être tout ce qu'il fallait pour pouvoir enfin avancer.

Cette situation et le comportement de Noâ te rappellent douloureusement un autre moment bien des années plus tôt qui n'avait rien de douloureux pourtant. Tu avais été saisi de voir cette étrangère lors de ton test d'admission raté chez les Jaguars ainsi qu'aux frontières il y a quelques jours mais celle que tu as toujours considéré comme tienne semble être un peu plus présente à tes côtés désormais. Moins fière. Blessée. Hésitante. Bien plus humaine en quelque sorte pour toi qui l'a toujours connue au travers de ses facettes les moins exposées. La constatation de cette apparition n'a pourtant rien de plaisante. Cette fille n'est pas réelle. Elle l'a été mais ne le sera plus jamais car Noâ a changée et toi peut-être pas assez. Ce changement avait déjà commencé un peu avant son départ mais tu es certain que tu aurais pu t'adapter s'il n'y avait pas eu ce grand chamboulement. Si elle n'avait pas rejoint les Jaguars vous auriez pu être quelque chose. Seulement il est impossible de revenir sur le passé alors en cet instant vous ne pouvez rien être. Tu le sens au plus profond de toi et ça fait beaucoup trop mal parce que tu l'aimes. Désespérément semble être le bon terme désormais.

NOÂ – Je suis venue pour rompre.

Pour la première fois depuis trop longtemps vous êtes sur la même longueur d'onde. Elle est venue à la même conclusion que toi et ça t'arrache un sourire triste. Au moins Noâ te fait aujourd'hui face. Elle ne repousse plus l'échéance. Tu ramasses le peu de courage que tu as en toi pour glisser l'index sous son menton et la forcer à relever la tête. Tu veux voir ses yeux. Tu en as besoin pour marquer cet instant de l'emprunte de la réalité. Croiser son regard est douloureux et tu repousses difficilement les assauts du chagrin en toi mais tu en as besoin. Peut-être qu'elle aussi au fond.

ADRIAN – J'aurais préféré que tu dises autre chose. Je t'ai attendue pendant si longtemps.

Ta voix est à peine un murmure mais le reproche n'y est pas présent. Tu lui confies juste ce que tu as sur le cœur dans un besoin de laisser sortir les choses sans qu'elles ne soient pourries par les émotions négatives. Oui tu es déçu. Tu es blessé même. A vrai dire tu t'étonnes de ne pas voir du sang s'écouler de ta poitrine. Mais le plus important ce n'est pas cette douleur parce qu'elle est enfin là. Elle t'est revenue. Ta deuxième main se pose doucement sur sa joue que tu presses légèrement du bout de tes doigts en sentant les larmes qui débordent de tes yeux.

ADRIAN – Je t'aimerais toujours.

Tes sentiments sont trop ancrés pour que tu puisses les oublier et tu veux qu'elle le sache. Mais tu ne dis pas non à cette rupture. Tu ne refuses pas le point final qu'elle cherche à poser car tu espères qu'elle restera alors dans ta vie. Tu peux accepter qu'elle repousse cet amour mais pas qu'elle te jette une nouvelle fois de son existence. Tu veux la découvrir aussi cette femme nouvelle que tu commences seulement à entrevoir.