Bridgit. Elle s’appelait Bridgit. C’est ce qu’elle nous avait dit avant que la lourde pierre ne s’effondre là, précisément où la Jaguar se trouvait avant mon arrivée. J’avais poussé un cri de surprise, semblable à celui d’un oiseau blessé. C’est que je l’avais pressenti. C’est que je savais que quelqu'un serait en danger. La jolie et très blonde féline s’était mise à trembler devant ce qu’aurait pu être son destin, sans moi. J’en faisais tout autant: le fracas de la pierre sur la terre battue avait résonné violemment jusque dans mon ventre. Je ressentais encore les moindres vibrations dans mes ossements.

Ma précédente nuit m’avait épuisée. Un trouble diffus m'empêchait de fermer les yeux et de trouver un repos dont j’avais pourtant terriblement besoin. Mon insomnie, la nuit, se transformait en sursaut, le jour venu. Distraite, je peinais à être moi-même. Depuis quelques jours, lorsque j’arrivais enfin à m’assoupir, quelques minutes suffisaient pour laisser les cauchemars les plus sordides s’infiltrer à son esprit. C’était le coeur battant que je me réveillais, comme si une menace imminente allait survenir à tout moment. J’avais l’impression étrange que la vie souhaitait me mettre en garde. Si mes prédictions étaient habituellement dirigées par un vague sentiment, une impression diffuse, cette fois-ci, c’était plus violent. Petit à petit, inexorablement, mes visions -ou ma sensibilité- me rendaient malade. C’est en m’éveillant d’une nuit trop longue que j’en avais eu la certitude. C’était aujourd’hui que ce quelque chose d’horrible qui me harcelait depuis quelque temps allait se produire. J’avais conscience de l’inexactitude de cette impression; je ne savais pas quoi, je ne savais pas où et je ne savais pas précisément quand.

Pourtant, Axel m’avait accompagnée dans mon errance matinale, oubliant volontiers ses entraînements et ses tâches pour suivre mon intuition. La confiance qu’il me portait était immense, et plus que jamais, j’avais espéré que mon pressentiment soit utile. Non seulement pour éviter un désastre, mais également pour ne pas faire perdre de temps à mon ami. Debout devant la muraille des Jaguars, nous inspections en silence le paysage paisible. C’était là où mes pas m’avaient menée. J’ignorais encore s’il s’agissait du bon endroit, lorsque la sentinelle quitta son poste pour nous interroger sur nos intentions, Axel et moi. C’est à ce moment que le drame s’est produit, et en un battement de cils, plusieurs jaguars s’étaient groupés près de la muraille, alertés par le bruit sourd et mon cri strident. Si certains enserraient Bridgit pour la rassurer, quelques regards incertains se posèrent sur nous. Les étrangers. Les Aigles.

- Ça va, tous les deux? Vous vouliez quoi?

Je n’avais rien à cacher. J’étais même soulagée que mon don soit réellement utile, pour une fois. Je levai donc le museau avec dignité, prête à expliquer la raison de notre présente en dépit des tremblements qui secouaient encore mes épaules. Comme si Axel pressentait mon intention, il cercla mes épaules de son bras et s’adressa au Jaguar avant que je puisse prononcer la moindre syllabe.

- Elle voulait voir le quartier des jeux, on passait par là.

Le petit air buté de mon ami suffit à faire hausser les épaules du curieux. Après nous avoir indiqué de ne pas longer la muraille -comme si nous en avions envie après cette chute violente-, il nous désigna d’un mouvement de main la route à suivre. Ni Axel, ni moi avions prononcé le moindre mot, sur le chemin du retour. Je savais qu’il avait parlé à ma place pour me protéger, et c’était bien son rôle. Au-delà de celui du membre protégeant la soumise, au-delà de l’homme pour la femme, il y avait un ami qui s’inquiétait pour moi. Je respectais cela. Je n’avais pas honte de mon don, mais à chacun des pas nous éloignant des Jaguars, je comprenais un peu plus le danger dans lequel j’aurais pu me plonger en parlant ouvertement de mes croyances. Il s’agissait d’un danger qu’Axel avait pressenti bien avant moi. Comment une femme pouvait-elle prévoir ce qui allait se produire, hormis si elle avait quelque chose à voir dans toute cette histoire? Aussi bien ne pas faire de vague. Je n’avais pas besoin d’être reconnue à ce point.

À l’approche du quartier de l’Est, une question me taraudait. Si leurs murailles s’effritaient ainsi, forcément, l’entretient ne se faisait pas. Et nos murs, à nous, les Aigles, qui s’en occupait? Ce matin-là, je cherchais activement un homme suffisamment important chez les Aigles pour faire entendre ma voix et mes inquiétudes tout en haut du nid, là où nichait paisiblement l’usurpateur. Je ne connaissais que trop peu les nouveaux dirigeants pour oser leur offrir moi-même l’histoire. Il me fallait un membre connu et, surtout, en qui j’avais confiance.

Enzo. Ce serait lui, ou ça ne serait pas.