Does love make you crazy? ...Probably.

Quelqu’un se tenait au-dessus de moi, je le ressentais jusque dans mon sommeil. J’émergeais difficilement de mes songes, la tête dans un épais brouillard, pour percevoir les cheveux désordonnés d’Elijah. Il ne me semblait pas m’être invitée chez-lui depuis six mois, peut-être plus. Et la douceur du matelas sur lequel je reposais ne me rappelait en rien la dureté et l’inconfort des ressorts du lit de mon ami. Je battis des cils un moment pour capter la faible luminosité filtrée par la fenêtre. Ma fenêtre. J’étais donc bien chez-moi. De mon vivant, je n’avais jamais invité un homme dans ma chambre. Sans m’en rendre compte, j’étais parfaitement assise dans mon lit à dévisager Elijah qui me souriait sans raison, les mains prises dans un plateau improvisé. Si l’odeur de pain grillé et d’infusion aux herbes faisaient gronder d’impatience mon estomac, ma tête, pour sa part, était d’une lourdeur incroyable et peinait à réaliser la totalité de la scène. Toute la nuit, j’avais dû entendre les ébats de Sora et de son coup d’un soir. Ça ne s’était jamais produit auparavant. Maman était discrète sur ses amours. Probablement prise dans l’excitation du moment, elle avait oublié de verrouiller la porte d’entrée, d’où la présence d’Elijah jusqu’ici. Mais pourquoi se serait-il invité...?

- Qu’est-ce que… Sors. Elijah.

Penaud, il voûta les épaules comme un enfant fautif. Je n’arrivais pas à culpabiliser de le rejeter aussi directement, tant la scène me semblait surréaliste. Je repoussai le plateau plus loin, sur mon lit, puis me trainai jusqu’à la fenêtre, pain entre les mains. Mon ami s’éloignait d’un pas lent, languissant, frappant de temps à autre sur un caillou avec dépit. Tout son être inspirait l’âme en peine et je pouvais ressentir sa tristesse du haut de ma fenêtre. Je dévora mon petit déjeuner jusqu’à ce que mon ami disparaisse au détour d’une ruelle, puis sauta dans une robe légère avant de quitter, à mon tour, aussi discrètement qu’une souris. Sora devait avoir besoin de dormir; il était humainement impossible de ne pas avoir besoin de repos après une nuit semblable. Perturbant.

Les étrangetés ne s’arrêtèrent pas là, malheureusement. Si la journée s’annonçait douce et le soleil peu agressif, je n’avais pas su profiter de la tiédeur des rares beaux jours. Rapidement, l’un des membres que je côtoyais régulièrement au centre éducatif m’apostropha, main sur l’épaule. Je le connaissais surtout car il escortait son petit matin et soir, lors de ses journées de corvées. Il désirait parler des problèmes de son garçon, problème que je ne comprenais pas vraiment puisque l’enfant était particulièrement curieux et adorable. Mais le bien-être de ce petit, comme celui de tout les autres, me tenait à coeur. Nous nous sommes posés à l’ombre de l’arène. Le bruit ambiant nous donnait un semblant d’intimité et couvrait notre échange des oreilles indiscrètes.

La conversation s’étirait anormalement depuis quelques minutes. Il tournait en rond, revenant sur les mêmes points pourtant discutés et argumentés. Son enfant était curieux, brillant, même, pour son âge. Il était gentil. Il était drôle. Il était parfait. Mais son père refusait de me laisser partir, me retenant encore et encore par une question de plus en plus futile. Lorsque j’ai voulu mettre fin à l’étrange scène en me redressant, l’Aigle me retint fermement d’une main sur mon poignet, m’obligeant à m'asseoir en m’extirpant un rictus de douleur et d’incompréhension. J’allais lui ordonner de me libérer lorsque des cris ont explosé, derrière nous. Quelque chose se produisait à l’arène. Quelque chose de grave. Bientôt, les hurlements, derrière moi, furent le dernier de mes soucis. Je sentais sa main libre, calleuse et rêche, s’aventurer sur ma chaire, bien à l'abri sous le tissu léger de ma robe.

Tétanisée.

La scène me semblait partielle, décousue, sectionnée. Je me souviens l’avoir poussé, puis repoussé encore lorsqu’il s’est lancé sur moi, avant de le frapper de toutes mes forces. Une gifle admirable. Axel aurait été fier de moi. Abasourdi à son tour, l’Aigle m’a laissé partir sans me retenir, cette fois. Mon premier réflexe fut d’approcher l’arène. De ne pas être seule. Mais des gens, là aussi, semblaient excités, comme plongés dans un état chaotique dangereux. De loin, je percevais des membres se battre ici et là, dans la petite foule rassemblée. J’ai donc fuit le territoire au pas de course, sans regarder derrière moi, traçant en ligne droite jusqu’au centre neutre.

Pour la première fois de ma vie, je me sentais plus en sécurité de l’autre côté des frontières de l’Est.

Aussi étrange que cela puisse paraître, Zayne était capable de faire preuve de retenue. Lorsqu'on le voyait combattre, c'était difficile à imaginer, mais il savait s'arrêter en dehors des duels où seul son katana faisait la loi. Même s'il détestait ça, il filait donc doux depuis la rébellion. Ses entraînements en compagnie d'Asha étaient moins nombreux et il prenait le temps d'offrir à son corps le repos dont il avait besoin. Bien sûr, il n'était pas en convalescence. Du moins, pas totalement. Il maniait toujours son arme de sa main gauche, son bras droit restant quand à lui en retrait. La blessure laissée par la balle restait douloureuse, mais guérissait et c'était le principal. S'il n'y avait pas eu le risque de faire sauter les sutures ou d'aller vers une infection, il n'aurait pas écouté le mal, mais étonnement, il tenait à son bras alors il faisait attention. Pas au point de conserver cette stupide écharpe qui le paralysait par contre, ça aurait été une marque de faiblesse trop claire. A la place, il portait toujours ce bandage épais que Charly refaisait deux fois par jour après avoir appliqué un baume spécial qui aiderait la cicatrisation et empêchait l'infection. Il sortait d'ailleurs de l'infirmerie quand un étrange sentiment d'euphorie le submergea. La sensation était montée avec lenteur, le faisant blâmer dans un premier temps le cachet verdâtre que l'Infirmier lui avait fait avalé sous prétexte qu'il trouvait la blessure un peu enflammée, mais il oublia bien vite tout ça. Pourquoi penserait-il à des médicaments alors qu'il y avait autour de lui autant de gens merveilleux ? Sur un coup de tête, il emboîta le pas d'Anya qui passait par-là et drapa son bras valide sur ses épaules.

» Quel temps magnifique aujourd'hui.

S'il sentit nettement le tremblement qui était remonté le long de la colonne vertébrale de l'Ancienne, il ne chercha pas à l'expliquer. Encore une fois, c'était un détail. Il ne pouvait absolument pas envisager que son attitude soit inquiétante. Pourtant, elle l'était. Elle était même terrifiante pour Anya qui avait partagé avec lui quelques années de service, mais à qui il n'avait jamais adressé la parole. Elle l'observa du coin de l’œil avec angoisse en cherchant une porte de sortie, mais, finalement, n'en voyant pas, elle décida de rentrer dans son jeu. Sûrement serait-elle sauve si elle ne le contrariait pas. C'est ainsi qu'ils marchèrent tous les deux pendant une très longue période. Zayne faisait de temps en temps quelques commentaires auxquels elle répondait du bout des lèvres. Lorsqu'ils avaient quittés le territoire, Anya s'était franchement mise à paniquer à la pensée qu'il l'emmenait peut-être à l'écart pour la tuer. Elle avait néanmoins vite oublié tout ça parce qu'il n'avait visiblement aucune pulsion violente. Il était juste ailleurs, comme sur un petit nuage. Quand il cessa de regarder le ciel d'un joli bleu, il se détacha soudainement et tourbillonna une seconde sur lui-même pour faire le tour de son environnement. Le centre neutre ! C'était un endroit dans lequel il venait peu car il y avait souvent trop de monde. Aujourd'hui, il faisait pourtant plutôt calme. Le sang colorait encore quelques endroits sur le sol et au niveau des murs, créant des peintures abstraites qui le firent pouffer de rire. Il s'approcha même d'un mur à moitié détruit sur lequel une giclure d'hémoglobine avait formé un arc surmonté d'une sorte de forme de couronne. Un autre rire étrange quitta sa bouche et il se tourna en faisant un commentaire.

» Tu crois que c'est l’œuvre des Dragons ? Ils se prennent pour les rois, ces idiots.

Il avait pensé parler à Anya, mais la blonde n'était plus dans les parages. Visiblement, elle avait profité du fait qu'il ne lui prête plus attention pour fuir. A la place, il se trouva à proximité d'une fille inconnue au bataillon. Une très jolie fille, mais elle avait l'âge d'Asha. Cette réflexion le fit loucher une seconde parce que, sérieusement, pourquoi venait-il de penser ça, mais il passa vite à la suite. Elle ferait l'affaire pour remplacer cette chère Anya.

J’avais emprunté quelques dédales de ruines parsemant le centre neutre, jusqu’à tomber sur un couple des plus disparates. La femme, d’une blondeur chaude, semblait autant soucieuse que l’homme sombre pouvait être exalté. Tout en ralentissant l’allure, j’observais la toute blonde s’évaporer du champ de vision de l’homme en me lançant un regard ambigu. Je l’ai laissé partir sans un mot, me rapprochant plutôt de son confrère qui ne semblait pas prêt à déguerpir, bien au contraire. Il semblait plus vieux, plus âgé, et ce simple fait me réconfortait. Les hommes plus matures m’avaient toujours apaisée et m’inspiraient souvent une grande quiétude. C’est donc avec un certain soulagement que je me posai à ses côtés, non loin du muret ensanglanté. J’ai froncé légèrement les sourcils en entendant son gloussement, et ses paroles ont achevé mon illusion de réconfort. Euphorique, l’homme avait un rire indescriptible alors qu’il s’amusait des giclées de sang sur la pierre.

- Tu crois que c'est l’œuvre des Dragons ? Ils se prennent pour les rois, ces idiots.

- Et pourtant… Ils sont vides et froids comme un tombeau.

J’avais parlé d’une voix blanche, tant j’étais frappée par son état. Il ne me semblait pas particulièrement mauvais, non… C’était autre chose. Un sentiment puissant mais diffus me prenait toute entière, annonciateur d’un danger imminent. Quelque chose ne tournait pas rond, et il était maintenant trop tard pour l’éviter. L’homme, un jaguar, probablement, m’observa un instant en silence, plongé dans ses pensées. Je profitai de ce court répit pour me remémorer ce qu’on m’avait appris dans les rares entraînements que j’avais reçus : Coude dans les côtes, genou dans l’entre-jambe, poing sur la mâchoire. D’un simple coup d’oeil, toutefois, je savais que si un combat s’amorçait, j’allais être la grande perdante de cette triste histoire. Musclé, l’oeil acéré, il me donnait l’impression d’avoir appris à survivre mieux que quiconque sur ces terres. Il avait sans doute participé à ce massacre, d’une manière ou d’une autre. Par ruse, ou par dépit, je lui ai offert un demi sourire. Je ne souhaitais pas, en aucun cas, être celle qui le retirerait de son état de joie immense. Après tout, peut-être n’était-ce qu’une simple mauvaise impression? Peut-être était-il simplement excentrique à sa façon? Pour une rare fois, l'adage "Il vaut mieux être seul que mal accompagné" me semblait futile. Une petite partie de mon âme désirait malgré tout rester aux côtés de cet homme étrange, plutôt que de me retrouver seule.

- Je suis Ayana. Et je ne suis absolument pas des Dragons du Nord.

Je m’efforçais d’avoir un petit air amusé, un peu coquin, alors que je maintenais mon demi sourire. Je souhaitais avoir l’air normal, sûre de moi et détendue, alors que des sueurs froides parcouraient encore mon échine. Mes mains se croisèrent également à mon dos en soustrayant de son regard mon symbole de soumission mais également les tremblements discrets qui me traversaient depuis le territoire de l’Est. Depuis qu’un Aigle avait tenté l'innommable sur moi.

Je devais me reprendre, je n’étais et ne serais jamais une victime.

Les mots de celle qui n'était pas Anya poussèrent Zayne à froncer les sourcils. Vides et froids comme un tombeau ? C'était la première fois qu'il entendait ça et il n'aurait jamais eu l'idée de décrire les Dragons de cette façon. Pour beaucoup, ils étaient tout le contraire et même si on les trouvait cruels, ils avaient quelque chose de flamboyant. Bien trop pris par cet état étrange qui avait transformé son cerveau en gelée, le brun ne se rendit pas compte de ce qu'il inspirait à la fille. Il avait l'habitude de déclencher des réactions que beaucoup n'auraient pas trouvées agréables, mais qui pour lui étaient plaisantes. Sa réputation était réelle après tout et il aimait qu'on soit conscient de ce qu'il était. Habituellement en tout cas. Aujourd'hui, il était juste ailleurs et la jeune fille faisait partie de son monde sans réellement être là. Elle était comme une présence dont il se souvenait par moment. Comme maintenant quand elle reprit la parole et qu'il se força à concentrer son attention sur elle. Ayana, c'était un nom vigoureux qu'il n'avait jamais entendu. Il rigola à sa plaisanterie et décida d'enchainer. Lui aussi pouvait révéler des informations sur lui-même.

» Zayne, absolument pas des Dragons non plus fort heureusement, mais très originaire des Jaguars du Sud.

Il aurait dû lui demander d'où elle venait si elle n'était pas une Dragonne, mais l'idée ne lui vint pas à l'esprit. Il savait déjà plus ou moins qu'elle n'était pas une Jaguar, ça laissait donc deux choix. Deux choix sans importance. Qu'elle soit Vipère ou Aigle, c'était du pareil au même. Cela signifiait juste qu'elle n'était pas Jaguar, le seul clan qui valait le coup à ses yeux.

» Tu ne pouvais pas être une Dragonne de toute façon. Un Dragon, ça ne sort pas beaucoup. C'est trop smart pour le centre neutre, tu sais.

Cet homme était malsain. Ça se sentait. C’était à la fois inquiétant, car le danger était latent, mais fascinant puisque je ne me sentais pas vraiment comme une proie, devant lui. Son regard absent puis soudainement plus noir qu’une nuit sans lune relevait plus d’une bête atteinte de folie que d’un homme. Si je n’étais pas une femme, si j’étais un combattant, j’aurais pu l’observer vivre pendant des heures, hypnotisée. Pour le moment, avec mes maigres connaissances du combat, je l’avouais, je n’étais pas à très à l’aise. L’entendre me parler, même vaguement, le voir entretenir la conversation décousue que nous avions, me rassurait tout de même un peu. Il ne semblait pas prompt à attaquer. Il divaguait, simplement, entre la réalité et ses pensées.

Zayne… Des jaguars du sud. Le clan me fit sourciller, à peine. Un clan amical et faible, où les hommes s’y retrouvaient par hasard ou par dépit. Et pourtant, son regard de fauve était la preuve vivante que je me trompais. Chaque clan possédait des spécimens remarquables. Nous avions Tom, chez les Aigles, qui était le mal personnifié. Zayne était peut-être son l’équivalant Jaguar? Zayne, celui qui est habité par la folie.

Lorsqu’il s’est s'esclaffé à nouveau, j’ai décidé d’abaisser ma garde. Il ne m’avait rien fait, même si je m’étais incrustée à ses côtés depuis quelques minutes, et ne semblait pas s’intéresser à moi, d’une manière ou d’une autre. J’ai esquissé un sourire petit, du coin des lèvres, mais plus détendu, cette fois. Il était possible que ma rencontre matinale avec cet aigle insistant ait embrouillé mon esprit, si bien que je voyais désormais le mal partout. Mais le départ précipité de cette fille, tout de même... J'enchaînais à mon tour sur les Dragons. Nous avions au moins un point commun, un sujet à partager, une dépréciation de ce clan du Nord.

- Tu ne pouvais pas être une Dragonne de toute façon. Un Dragon, ça ne sort pas beaucoup. C'est trop smart pour le centre neutre, tu sais.

- J’ai longtemps cru que les murailles sur leur territoire étaient là pour les empêcher de sortir.

La folie n’était pas toujours mauvaise ou néfaste. Souvent, elle était douce ou amusante. Peut-être était-ce le cas de la sienne? Toujours à quelques pas prudents de distance, je m'aventurais inexorablement vers les étrangetés du jour. Il n'y avait peut-être pas que mon clan qui était un peu perturbé, ce matin.

- … Tu n’as pas remarqué des choses étranges, aujourd'hui? Comme la fille qui t’a quitté, quand je suis arrivée.

Le commentaire de cette fille le prit au dépourvu, mais d'une façon délicieuse. Zayne se mit à rigoler, rigoler vraiment comme lorsque l'on entendait une bonne blague et qu'on était suffisamment détendu pour en rire à pleines dents. Ce genre de moments ne lui était plus arrivé depuis extrêmement longtemps. Quand il riait, c'était toujours avec cette touche de moquerie ou de sadisme. Il s'amusait de la souffrance qui allait être engendré ou de la peur, mais sûrement pas de ça.

» L'explication serait parfaite. Peut-être que ce ne sont pas eux qui les ont construites ces murailles, mais les autres clans. Ou même si c'est un choix de leur hiérarchie... Pas étonnant qu'ils soient si dragons.

Être dragon, c'était toute une histoire. Et pourtant, Zayne ne pouvait pas se vanter de n'avoir aucune connaissance au Nord. Il y avait Hedwige, mère de l'adorable rejeton sous sa garde, et puis aussi Elle. Cette fille qui pourtant à ses yeux n'était pas vraiment une dragonne, mais surtout une belle Jaguar qui s'était perdue en chemin. Quand le sujet d'une fille fut mis sur le tapis, il resta confus durant une seconde. Il pensait à Beck et elle se retrouvait draguée dans la conversation ? Impossible. Et puis, il eut une illumination.

» Oh. Anya. Je crois qu'elle avait quelque chose à faire dans le centre neutre. C'est pour ça que je suis là. Je crois.

Il fronça les sourcils, désormais particulièrement désorienté. Pourquoi avait-il décidé de suivre Anya encore ? Cela semblait important comme question, mais son cerveau la zappa presque immédiatement.

» Quel genre de choses étranges ? Anya n'est pas vraiment étrange. C'est une Ancienne avec qui j'ai servi. Ah, la nostalgie. Tu la connais ? Elle t'a semblé bizarre ? Tu peux me le dire si tu as des doutes, je voudrais pas qu'une autre rebelle puisse se développer dans nos rangs.

Et voilà qu'il jouait les conspirateurs avec une inconnue...

Quelque part, je savais que cette dénommée Anya risquait beaucoup s’il advenait que je parle d’elle négativement ou que je conforte Zayne dans ses craintes. Pendant un instant, je me demandais pourquoi je restais là à supporter cette situation douteuse. J’étais une soumise de l’Est, un trésor protégé par les Aigles, et je jouais les entremetteuses pour les Jaguars. L’instant ne dura pas, bien sûr. Le chaos de l’arène et les gestes du membre à mon endroit, plus tôt ce matin, me rappelaient pourquoi je préférais encore la compagnie de Zayne. J’étais, en quelque sorte, la Anya des Aigles. Je fuyais un traumatisme pour en trouver un autre.

- Je ne la connais pas du tout. Mais tu sais, une ancienne doit forcément être dévouée à son clan. Je doute que les Jaguars risquent quoi que ce soit venant d’elle. Et puis, tu l’as connais bien et tu sembles lucide; une trahison ne t’aurait pas échappé.

Je lui offris un sourire pour camoufler mon petit mensonge au sujet de sa lucidité. Il semblait toujours un peu à l’Ouest, surtout avec ce rire totalement décomplexé. Il pouvait ne pas être dangereux, tout compte fait, simplement sous l’emprise d’une drogue quelconque. Même si la curiosité me démangeait l’esprit, concernant cette fameuse rebelle, je pris soin de ne pas aller dans cette direction. Ce n’était pas mon rôle d’en apprendre plus sur les Jaguars; qu’aurais-je à faire d’informations sur un clan allié au mien? Je me doutais aussi qu’en savoir un peu trop pouvait être dangereux. Et je préférais encore fuir le danger.

- Je parlais plutôt de comportements qui sortent de l’ordinaire.

Je n’avais aucun exemple à lui offrir. Ce qui m’était arrivé ne se racontait pas. Du moins, ça ne se racontait pas à un étranger. Il était difficile d’expliquer une guerre ouverte en pleine arène chez les Aigles sans laisser croire une totale incohérence chez nos membres. Je ne me voyais pas non plus lui raconter que j’avais trouvé un homme épiant mon sommeil, à mon réveil, au pied de mon lit. Je pris un moment pour y réfléchir avant de hausser les épaules pour chasser cette conversation.

- Je dois avoir trop d’imagination. ...Ainsi donc tu es ancien. Ce doit être gratifiant d’être un modèle pour la relève.

J’espérais au moins lui faire oublier Anya, la potentielle rebelle.

En entendant sa théorie, il hocha vigoureusement la tête. Ce n'était pas faux du tout ce qu'elle disait. Anya était une Ancienne, elle avait prouvé sa valeur comme lui l'avait fait. Bon peut-être d'une façon moins nette, moins tranchante, mais elle avait ses propres qualités. D'un autre côté, il ne pouvait pas s'empêcher de penser aux traîtres qui avaient eux aussi servis les Jaguars avant de rejoindre le côté d'Abel. Rien n'était certain et encore moins en ce jour où sa tête était comme habitée par de la barbe à papa. Enfin si, il y avait bien une chose certaine : les tentatives d'Ayana pour le brosser dans le sens du poil n'étaient pas vraiment victorieuses. Zayne n'avait jamais été un homme orgueilleux dans la vie quotidienne et s'entendre complimenter ne lui donnait pas forcément envie de bomber le torse. Il le savait bien par contre que la trahison d'Anya ne lui aurait pas échappé. Seulement, il en avait loupé tellement d'autres. Cette pensée le fit se rembrunir un instant.

» Les traîtres se cachent bien. Il y en avait tellement que personne n'aurait pu soupçonner. De quoi devenir complètement parano.

Et peut-être que Ayana aussi l'était, un peu parano. Il haussa les épaules sans grande énergie en réponse parce qu'il ne savait au final pas vraiment ce qui ne sortait pas de l'ordinaire. Parfois, il était un peu déphasé face aux comportements de certaines personnes. Faire le lien avec ses semblables était loin d'être aisé et c'était aussi de là que lui était venu sa réputation. En toute petite partie. Il pensa directement à autre chose quand elle mit sur le tapis son rôle. Si seulement elle savait ! Il rit un peu et s'accroupit pour attraper un bâton avec lequel il commença à dessiner dans la poussière. Une corde suspendue, une potence, quelque chose de bien morbide comme à son habitude.

» Parfois. J'aime bien m'occuper des jeunes, mais pas de tous. Il y a des profils plus...intéressants disons. Le plus gros de la masse, c'est une autre histoire. D'une génération à l'autre, il y a parfois beaucoup de déchets donc je préfère qu'ils ne me prennent pas comme modèle. Être le modèle de l'échec, c'est pas très valorisant, tu comprends.

De ce que je savais, les Aigles n’avaient pas de traîtres bien affirmés. J’étais consciente de ne pas être dans les petits secrets des hautes sphères du clan, et qu’il était plus que possible qu’un délateur ou un espion se soit infiltré parmi nous, mais j’étais toutefois convaincue qu’il n’y avait rien de semblable à ce que pouvaient vivre les autres clans. Je n’avais pas l’impression que les Aigles étaient détestés comme les vipères, ou encourageaient la haine comme les Dragons. Tout au plus, nous étions discrets et sous-estimés. À quoi bon venir espionner? Cela dit, les Jaguars aussi, étaient discrets, et cela n’empêchait visiblement pas les traîtres de parsemer leurs rangs. Ils se cachaient bien… Zayne avait raison.

Il laissa tomber la conversation au sujet des comportements étranges et aléatoires des hommes sans y démontrer le moindre intérêt. Ce qui m’arrangeait. Je suivais son mouvement, lorsqu’il s’est accroupi non loin de moi, brindille entre les mains. C’est en voyant le dessin qu’il grattait à même le sol, du bout de son bâton, que j’ai compris pourquoi cette pauvre Anya désirait fuir à toutes jambes. Son regard n’était pas étrange : il tentait très certainement de me mettre en garde. Zayne n’allait pas bien. Il était morbide. C’était ça, le petit quelque chose de glaçant dans son rire. Un rire morbide. Un regard morbide. Une âme morbide.

J’ignorais encore s’il était dangereux ou non, mais mon instinct me hurlait que oui. Qu’il fallait le quitter, lui aussi. S’il était un ancien ayant servi, forcément, il y avait un danger. Plus encore s’il s’efforçait de ne s’occuper que de l’élite des Jaguars - quelle étrange formulation, alors que nous parlions du clan le moins puissant de la ville, qualifié de clan poubelle. Évidemment, je ne comprenais absolument pas ce qu’il tentait de me dire. Chaque individu, à mes yeux, était libre de son destin. Aucun homme n’était assez important pour symboliser l’échec ou la réussite d’un autre. Tout en reculant de quelques pas, je cherchais les mots pour lui offrir une réponse diplomate sans trahir le fond de ma pensée.

- Tu es le modèle de leur ambition, de leurs rêves, non pas de leurs échecs. Ils en sont les seuls responsables. Tout comme les plus doués sont les seuls responsables de leur acharnement et de leur réussite.

J’avais franchi plusieurs pas, déjà, à reculons, sans le quitter des yeux. S’il ne montrait aucun signe d’hostilité, j’étais fin prête à lancer une dernière salutation d’usage avant de détaler.

Avoir quelqu'un pour l'observer dessiner ne le dérangeait pas. Ce n'était pas comme s'il était vraiment conscient qu'il gribouillait dans la poussière, ce genre d'attitude ne lui rassemblant pas. Les seules choses qu'il dessinait, c'était des plans pour des attaques ou encore quelques positions lorsqu'il expliquait à un groupe de recrues qu'il était bien forcé d'entraîner le principe de l'exercice suivant. Il était donc bien inconscient de l'état psychologique dans lequel tout ça avait plongé la jeune femme. Une potence n'était pas vraiment le plus heureux des gribouillages et ce n'était probablement pas un bon présage venant de lui. Machinalement, il releva les yeux quand elle reprit. Elle avait visiblement beaucoup à dire à propos de son statut de mentor même si elle ne semblait pas saisir correctement sa vision. Il n'était pas vraiment ce qu'on pouvait appeler un modèle et ça ne le dérangeait pas tellement. Il préférait inspirer la crainte plutôt qu'une rêverie aveugle de gamins qui finiraient probablement par échouer lamentablement leurs carrières. Des personnes qui le voyaient réellement comme un but à atteindre étaient généralement ses élèves, alors bien sûr, c'était une autre histoire. Néanmoins, il devait bien avouer qu'il y avait du vrai dans ce qu'elle disait. Au moins, elle n'avait pas un point de vue complètement niais sur le mentorat.

» Peut-être...

Il avait fini par dire ça d'une façon absente tout en grattant ses quelques poils de barbe. Il retourna ensuite à son dessin presque terminé, bien plus intéressé par ça que par cette conversation qu'il aurait normalement quitté depuis bien longtemps. Communiquer n'était vraiment pas son fort.