Année 39, Saison Aride
Centre neutre
Tu replaces correctement le sac sur ton dos et bifurques à gauche. Tu enlèves ensuite ta casquette, ramènes tous tes cheveux vers l'arrière et la remets pour te protéger du soleil brûlant qui tape depuis l'aube. Il faudra plusieurs heures à l'astre pour être à son zénith mais l'air est déjà étouffant. Tu attrapes la gourde qui pend à ton ceinturon et en boit une petite gorgée. L'eau est chaude mais c'est suffisant pour hydrater momentanément tes lèvres et ton corps.
Tu dois te rendre au quartier commerçant pour échanger quelques denrées contre d'autres qui manquent à Octavia, ta tante. La saison est compliquée en terme de stockage de nourriture et ta famille est assez nombreuse. Avec un peu de chance tu pourras trouver du blé et de la viande séchée, vu l'heure peu tardive – il faut dire que ce genre d'échoppes est vite
assiégée ces temps-ci. Si non, tu retenteras ta chance dès demain, plus tôt encore.
Tu traverses actuellement le labyrinthe de construction qu'est le Centre, preneur dès qu'un coin d'ombre se profile dans ton champ de vision.
Tu arrives sous peu à l'une des places qui permet d'accéder à une ruelle commerçante. Des petits groupes sont formés ci et là, immobiles ou non. Tu en contournes un, en dépasses un autre et lèves la tête pour tomber nez-à-nez avec quelqu'un qui fait presque sortir ton cœur de ta poitrine. Tu écarquilles instantanément les yeux et ta gorge s'assèche à une vitesse phénoménale. Tu ouvres la bouche et...
… trébuches sur un bout de ciment cassé qui traîne par là.
Tu t'étales de tout ton long vers l'avant et te rattrapes de justesse de tes bras. Tu n'as pas pu éviter que tes genoux et tes mains se rappent sur le sol granuleux et poussiéreux. Cependant, tu ne prêtes aucune attention à la douleur ou au fait que tu viens de chuter devant une bonne vingtaine de personnes un peu trop attentives.
Non, toi, tout ce que tu te dis, c'est :
Bordel, Orion ?«
Faut regarder où tu mets les pieds, mec. Ça va aller ? »
Tu te redresses péniblement, le cœur battant la chamade, l'angoisse nichée dans le ventre et la stupeur
vibrant dans toutes tes terminaisons nerveuses. Tu tournes la tête vers la voix quand tu es à moitié à genoux et réalises que c'est l'homme qui ressemble étrangement au Orion de tes souvenirs qui s'est adressé à toi. Il te fixe, les sourcils arqués sous la surprise, une vague inquiétude dessinée sur ses traits. Celle qu'on adresse à un inconnu.
Si c'est réellement ton ami d'enfance, il ne t'a pas reconnu.
Comme tu ne réponds pas et que tu le fixes de manière appuyée, ses sourcils se froncent et il finit par s'accroupir à côté de toi. Il possède un visage doux, des traits harmonieux et sa voix donne envie de s'arrêter pour l'écouter. «
Tu t'es cogné la tête ? » L'amusement est audible dans sa voix mais pas que. Tu crois bien entendre une légère pointe moquerie ? Peut-être de taquinerie ? Tu aurais pu en sourire ou t'en offusquer, peut-être, mais tu as autre chose à penser, là de suite.
La honte de s'affaler au sol et de le fixer avec un regard de merlan frit n'est pas suffisante, il faut qu'en plus une rougeur apparaisse sur tes pommettes et se répande au reste de tes joues. «
Je- » Son sourire s'agrandit et se fait un brin fier, un brin narquois. Comme s'il savait l'effet qu'il avait sur toi, comme si ça le divertissait, le sale gosse.
Tu te prends à souhaiter que ce soit réellement Orion, l'espace d'un instant.
Tu fermes les yeux tout en tournant la tête sur le côté rapidement avant de te passer une main sur le visage. Tu te relèves brusquement et « Orion » suit ton mouvement d'un geste souple. Tu fais mine d'enlever la poussière sur tes vêtements et réponds enfin, sans le regarder dans les yeux : «
Je- Ça va, oui. Rien de cassé. » Tu relèves le regard vers lui et tu remarques que son regard ne t'a pas quitté. Tu frisonnes malgré les températures. «
Merci. » Il hoche la tête, un sourire en coin. «
Pas de souci. Fais gaffe au bloc de ciment la prochaine fois. » Tu hausses un sourcil et son sourire s'agrandit, comme s'il répondait à un challenge implicite. «
Je savais pas que se laisser distraire par les passants pouvait être dangereux. » Tu te racles la gorge de gêne, l'ombre d'un sourire aux lèvres. «
La surprise est dangereuse, nuance. » Il hoche la tête et lâche un «
humhum » qui signifie clairement
je suis pas dupe. Cependant, il est loin d'imaginer le réel choc que ça a été pour toi.
Il te tend une main tout en se présentant et ouvre la bouche. Il la referme aussitôt pour la rouvrir immédiatement après. Le tout ne dure même pas une demi-seconde. «
Zael des Vipères de l'Ouest. » Tu notes l'hésitation et tu y aurais réfléchi si ta déception qu'il ne soit pas Orion n'avait pas été si grande. Tu sais que, s'il s'était agi de ton ami d'enfance, la suite des choses auraient été très compliquées mais... tu ne peux empêcher ces pics douloureux dans ta poitrine et dans ton ventre à la constatation que les retrouvailles avec ton meilleur ami d'enfance ne sont pas pour l'heure. Tu offres malgré tout un sourire à Zael et attrapes son poignet avant de le serrer brièvement une fois. Il en fait de même avec le tien – tu notes sa poigne forte et sans chichi – mais son sourire s'efface un peu : il a dû sentir le changement dans ton humeur, dans ton attitude.
Pour le coup, l'angoisse et le choc ont disparu, remplacé par la déception et le soulagement. C'est paradoxal mais d'une logique imparable pour toi. Orion est la parfaite représentation de ton passé, celui que tu as été contraint de laisser derrière mais que tu n'as pas eu le courage de recontacter une fois que tu as grandi. C'est la preuve de tes origines et de la tragédie de ton enfance.
Orion, c'est surtout la premier qui a fait battre ton cœur. C'est le béguin qui a changé ta vie, pour le meilleur et pour le pire. Malgré tout ce qui en a découlé, tu ne regrettes pas ce qui s'est passé. Ton cœur et ton corps non plus, apparemment. Il a suffi que tu crois retrouver ton ami d'enfance pour qu'ils s'animent d'un seul homme et te mettent dans tous tes états – tu as rougi bon sang ! Il a aussi suffi que tu saches qu'il ne s'agissait pas d'Orion pour qu'ils ralentissent et deviennent méfiants. Malgré tous les bons points que semble rassembler Zael des Vipères de L'ouest, ton corps est encore et toujours incapable de passer à autre chose. Tu sais que ce n'est pas une histoire d'attirance pour l'homme qu'a pu devenir ton ami – tu ne sais même pas à quoi il ressemble, physiquement et moralement – mais un quelque chose t'empêche d'aller de l'avant et d'accepter que d'autres te plaisent. C'est foutrement agaçant.
Tu lâches sa main, moins à l'aise que précédemment. Le contact te paraît moins naturel que tu ne l'aurais souhaité ou, en tout cas, soudainement étranger. C'est illogique mais tu ne t'attardes pas dessus. Ça ne changera rien au fait que l'homme n'est pas Orion et que tu as une mission pour ce matin. C'est donc sur un ton un peu précipité que tu réponds : «
Giovanni en route pour les échoppes sous peine de me faire étriper par ma tante si je ne m'y rends pas rapidement. » Tu souris légèrement et Zael hoche la tête, son sourire en coin de retour, même si la compréhension de la situation se lit sur son visage. «
Je m'en voudrais de te mettre en retard alors. »
La légère pointe d'ironie ne t'échappe pas mais à quoi bon s'y attarder ? Vous ne vous reverrez probablement jamais. T'excuser n'aurait pas de sens. Vous ne vous connaissez pas et tu n'as aucune idée de comment expliquer ce blocage qui te pourrit la vie. Tu hoches donc sobrement la tête et réprimes le pincement au cœur qui menace de te submerger. Tu as beau rencontrer des gens intéressants, ton cœur et ton esprit ne semblent jamais satisfaits, comme si tu avais besoin de clore un certain chapitre de ta vie pour avoir le droit d'avancer.
Zael commence à s'éloigner puis se tourne en continuant à reculons. «
Je traîne pas mal dans le coin. Tu sais où me trouver si tu changes d'avis, Giovanni en route pour les échoppes. » Encore cette moquerie un peu suffisante dans sa voix. Tu la trouverais presque charmante, tiens. D'ailleurs, le sourire qu'il t'offre juste ensuite est séduisant, bon sang, tu le sais objectivement, mais il n'est pas suffisant pour l'instant. Alors tu te contentes de rire légèrement en secouant la tête puis de lui adresser un salut avec deux doigts. Il se retourne à nouveau, le sourire aux lèvres, et toi tu fixes son dos alors qu'il s'éloigne. Tu regardes ensuite ses fesses mais ton corps te fait comprendre que non, que ça n'amènerait que des ennuis.
Tu soupires.
C'est presque dommage, franchement.