Elle avait seize ans et l'impression qu'un panneau peu flatteur trônait sur son front. Laideron. Imbécile. Pouilleuse. Seize ans et toujours aucun copain à l'horizon. Pas qu'elle voulait en avoir un. A vrai dire, elle se voyait très bien s'en passer. C'était plutôt une histoire d'égo. Pourquoi les autres et pas moi ? Même les soumises avaient plus de succès qu'elle. Elle ne comprenait pas. Peut-être parce que les autres ne traînent pas la menace de l'ombre de leur père derrière eux ? Son titre d'intouchable, elle ne l'avait pas choisi. Elle n'avait pas le talent de Violette. Il y avait quelque chose qui faisait fuir chaque mâle du clan et elle ne comprenait vraiment pas. Elle avait même fait l'effort de baisser ses standards. Juste pour tester. Et même un vulgaire soumis n'avait pas voulu d'elle. Alors, elle se retrouvait à avoir seize ans et toujours pas de premier baiser. Et avec ça l'impression que quelque chose clochait chez elle. Il fallait qu'elle fasse bouger les choses. Qu'un dragon ne veuille pas d'elle, passe encore....peut-être aurait-elle plus de chance avec le reste. Pas très glorieux. Dans son malheur, elle avait au moins la chance d'être une membre, aspirante qui plus est (et certainement plus si son père daignait la laisser faire). Elle pouvait donc quitter le territoire plus facilement. Et sa tâche de ravitailleuse lui permettait d'avoir un contact plus facile avec les autres clans et ce, même avec sa grande gueule. D'ailleurs, elle commençait à en avoir marre d'attendre entre les allées de l'entrepôt. Les soumis pouvaient être vraiment lents quand il s'agissait de faire leur boulot mais pour se plaindre, là, ils étaient présents. Adossée à une étagère, elle surveillait le travail en jetant de temps à autres des coups d'œil discrets vers le petit groupe qui s'afférait de faire le plein. C'était ennuyant. Une fois dans l'entrepôt, mot de passe donné, le danger était moindre. Et ils étaient des dragons...autant dire les soumis n'oseraient probablement jamais voler de la nourriture pour leur compte personnel. Ils étaient bien trop conscients de ce qu'ils risquaient. Jackson soupira, s'étira et joua avec la corde de son arc. Mortel, souffla-t-elle en levant les yeux au ciel. Décidée à se dégourdir les jambes, elle se mit à marcher entre les allées sans grand espoir d'animation, malheureusement. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'elle comprit qu'une délégation adverse partageait le même espace que son clan. Profitant du fait qu'ils ne l'aient pas encore remarquée, elle les observa par les trous des étagères. Jaguars, elle en était sûre et certaine. Ils étaient bruyants, avec cette bonne humeur qui leur donnait un air niais. Changement d'ambiance totale entre le silence tendu et les ordres claqués de son petit groupe. Et puis, il y avait ce membre qu'elle reconnaissait. Il s'appelait Syd, si ses oreilles ne lui faisaient pas défaut. Elle se souvenait de lui parce qu'il avait en quelque sorte été la preuve finale des différences qui opposaient Jaguars et Dragons. Elle l'avait vu aider un soumis qui avait chuté en portant une caisse trop lourde. Et ça l'avait choquée. Contrairement à lui, et probablement comme tout bon dragon qui se respecte (sans compter Maxine qui avait l'esprit trop bon), elle l'aurait sûrement incendié pour être empoté de la sorte. Peut-être était-ce un signe ? Un signe qui la poussait à tenter sa chance. Elle fut tentée de l'interpeller de sa "cachette" mais elle se retint de justesse. Elle aurait l'air maligne à lui parler de l'autre côté de l'étagère. Maligne et sacrément tordue aussi. Elle fit donc l'effort de contourner l'obstacle et vint se poster sur une caisse jambes croisées, elle fit mine d'admirer la scène banale qui s'y déroulait. Besoin d'aide les sacs à puces ?, lança-t-elle...parce qu'une petite insulte était une très bonne idée pour ouvrir une conversation qui se voulait courtoise. Salut, Syd, continua-t-elle en y ajoutant un petit salut de la main...et connaître le prénom d'inconnu n'avait absolument rien d'effrayant. On t'a jamais dit que tes yeux étaient magnifiques ? Ils me font penser à un torrent de boue.

Jackson attendait la réaction de Syd avec impatience. Ce n'était pas tous les jours qu'une Dragonne faisait un compliment à un Jaguar. Il pouvait s'estimer chanceux et honoré d'avoir attiré ainsi l'intention de l'aspirante. Mais il sembla plus perturbé que reconnaissant. La blonde plissa les yeux. Elle s'était attendue à une réaction plus...expressive et pas à ça. Se rassurant quelque peu, elle décida de mettre cet écart sur le dos de la surprise. Parce que comme elle le pensait, ce n'était vraiment pas tous les jours que le loup accordait de l'attention au chien gâleux. Il était intimidé, voilà tout. La preuve étant qu'il finit même par la remercier. Non, Jackson n'interprétait absolument pas son hésitation comme une véritable hésitation. Il devait simplement reprendre ses esprits. De rien, c'est assez rare pour les jaguars. On m'a souvent dit qu'ils louchaient ou qu'ils avaient un air idiot. Elle voulut répondre plus, ajouter qu'elle trouvait que son prénom était agréable à prononcer quand un idiot vint l'interrompre, lui adressant la parole alors qu'elle ne lui avait pas donné l'autorisation ou manifesté le moindre intérêt à son existence. Il sembla lui reprocher son oisiveté et elle s'apprêta à répliquer qu'elle n'avait pas à se salir les mains pour ça, que les soumis devaient bien se montrer utiles au clan parfois mais il retira la caisse et elle chuta brutalement au niveau inférieur. Retenant de lui offrir satisfaction en grognant, elle fut tentée de l'achever sur place. L'espace d'un instant, elle porta sa main derrière son dos, ses doigts effleurèrent à la fois la crosse de son pistolet et le manche de son couteau pour finalement se refermer sur du vide. Elle l'insulta de tous les noms mais fit de son mieux pour contenir sa colère, se mordillant l'intérieur de la joue pour être certaine qu'aucun sobriquet réellement insultant ne franchisse la barrière de ses lèvres. Ce qu'on disait était donc vrai, les pires s'offusquaient toujours de la vérité. D'autant plus qu'elle n'estimait nullement l'avoir insulté de quelconque manière que ce soit. Ah, ces moins-que-rien, toujours à défendre un honneur qu'ils n'avaient pas. Alors qu'elle s'apprêtait à se relever, Syd lui proposa son aide en lui tendant la main. Elle hésita une fraction de seconde. Il restait un jaguar tout de même. Quand même bien s'agissait-il de Syd. Elle balaya cette pensée et accepta son aide, se redressant rapidement, s'époussetant légèrement. Elle répondit naturellement au sourire de Syd, ne lâchant sa main que lorsqu'elle se rendit compte qu'elle la tenait depuis trop longtemps. Elle ne résista néanmoins pas à répondre, tenant à se justifier, pour une fois qu'elle venait en paix, on interprétait mal ses intentions. D'autant plus quand elle proposait son aide...quand bien même était-ce de façon totalement rhétorique. Elle commença donc à énumérer les surnoms des clans en les comptant sur ses doigts. Ce n'était pas une insulte. Les jaguars, ce sont des sacs à puces. Les aigles, des pigeons. Les vipères, des vers de terre. Et les dragons sont des légendes......et non pas des lézards comme se plaisaient à dire les clans inférieurs.

Quand la voix de l'inconscient résonna, Jackson leva les yeux au ciel. Sans même accorder le moindre intérêt à l'autre Jaguar, la blonde plongea son regard dans celui de Syd. Elle le fixait le plus sérieusement du monde et sur un ton tout aussi grave, elle se contenta de dire. A cette distance, mon couteau passerait son crâne et ressortirait par son œil sans aucun problème. Elle se tut, laissa le silence s'installer quelques secondes avant d'ajouter. Une main derrière le dos et les yeux fermés même. Comme c'est arrivé à ce crétin d'Uriel. L'idée la fit éclater de rire. Et si l'histoire était vraie, il s'agissait plus d'une tentative maladroite de détendre l'atmosphère à sa façon. Un humour dragon qu'elle avait hérité de son père et du clan, en général. Mais elle n'en oubliait pas pour autant l'affront qui lui avait été fait. Ce crétin avait tout intérêt à ne jamais se balader seul. Et si elle le reprenait à agir une nouvelle fois de la sorte, il pouvait certainement s'attendre à un retour de flamme désagréable.

Jackson attendait. Elle attendait un sourire, un début de rire et elle avait même la prétention d'attendre un éclat de rire. Elle avait toujours été très drôle. Tout du moins, l'était-elle dans son clan. Elle ne comptait plus le nombre de fois où ses coéquipiers s'étaient esclaffé à l'une ou l'autre de ses blagues ou de ses remarques acerbes, le nombre de fois où ils avaient du se tenir les côtes suite à l'une de ses répliques. Oui, Jackson était une dragonne drôle, son sens de l'humour rattrapait son petit caractère. Et ça, aucun Dragon ne pouvait le nier. Elle était brute de décoffrage, franchement orgueilleuse mais elle avait de l'humour. Mais Syd ne riait pas. Rien du tout, pas même l'ombre d'un sourire. Pire ! Il restait là, figé, sans rien dire. Si Jackson n'avait pas été si sûre d'elle, elle aurait douté de sa plaisanterie. Parce que Syd avait l'air choqué. Choqué était bien le mot. Peut-être qu'il n'avait pas compris. Il n'était qu'un jaguar après tout, elle ne pouvait pas trop lui en demander, il ne devait pas avoir la même vivacité d'esprit qu'un dragon. Alors elle s'apprêta à répéter sa blague. Chose qu'elle ne faisait jamais, les blagues étaient toujours moins drôles la deuxième fois. Quand Syd finit par s'agiter. Jackson ne manqua pas le regard qu'il lança en direction de son ami. C'est sur un ton légèrement soupçonneux qu'elle lui répondit. Oui. La dragonne lança à son tour un regard derrière elle, dans la direction du fameux "ami". Par miracle, elle eut un regain de conscience et elle lâcha un rire nerveux. Mais Syd ! Bien sûr que c'était une blague. Je ne vais pas le tuer, voyons !, ajouta-t-elle en le gratifiant d'une tape amicale mais un peu bourrue sur l'épaule. Parce qu'elle était peut-être fougueuse mais elle n'était pas idiote. Elle n'allait tout de même pas assassiner un membre ennemi en plein entrepôt avec plusieurs témoins sur le dos ! Son père lui aurait fait la peau, sans parler des répercussions que cela aurait eu sur les relations déjà tendues que partageaient les deux clans. Jackson ne savait plus quoi faire. Son humour n'était pas passé, elle risquait de gâcher son plan lamentablement. Il fallait qu'elle se rattrape et qu'elle fasse patte blanche. Tu veux que je te donne mon couteau pour être sûr ?, murmura-t-elle rapidement. Elle mentait évidemment. Elle comptait pas se séparer de son couteau. Elle ne l'avait plus quitté depuis la fin de son test et elle venait tout juste de l’aiguiser. Elle reprit une nouvelle fois, tout sourire. Et puis, je t'aime bien, je ne vais pas tuer un des tes amis. Il a de la chance. Elle ne comptait pas le tuer en temps de paix. Mais si la moindre chance se présentait de lui faire la peau, elle n'hésiterait pas à la saisir.

Les sirènes d'alarme s'allumèrent dans le cerveau perturbée de Jackson. Abandonner la mission, abandonner la mission, répétait-il en boucle. Oui, il fallait abandonner la mission. Tout partait en vrille, elle avait tout gâché. Et ça, malgré toute son inconscience, sa naïveté perturbante, elle ne pourrait continuer à le nier plus longtemps. Échec cuisant. Une nouvelle défaite à ajouter sur une liste qui comptait déjà tant de noms et qui, à partir d'aujourd'hui, compterait également le nom de Syd. Et elle ne l'aurait pas mal pris en temps normal. Enfin, elle ne l'aurait pas mal pris de cette façon. Son ego n'aurait pas été frappé si fort. Mais Syd était un enfoiré de jaguar (et son cerveau nota clairement la nouvelle insulte dont le jeune homme était à présent gratifié). Un putain de jaguar, bordel. C'était assez étrange parce que son ego prenait toujours la voix de son père, ce qui rendait les choses encore bien moins confortables. On parle d'un putain de jaguar, Jack. Même avec un enfoiré de jaguar, t'y arrives pas. Et elle grogna sans s'en rendre compte, ajoutant du malaise à la situation. Les engrenages de son cerveau s'ébranlèrent. A la voix de l'ego, s'ajouta celle de la colère. La colère prenait tout le temps la voix de Hedwige, là aussi, la raison lui échappait. Elle était en colère parce qu'après tous ses efforts, elle n'obtenait rien. Elle faisait de son mieux et cet enfoiré de jaguar marchait sur sa patience, sur ses espoirs, sur tout le mal qu'elle s'était donné. Oui, la voix de la colère aimait ajouter du drame dans chaque situation. Ce qu'elle aurait aimé lui faire ravaler son sourire en coin là, ce sourire qui lui donnait un air de constipé. Jackson ne brisa pas le silence qui s'en suivit. Elle se mura dans un mutisme puéril. Laissant Kaiden, la voix du mépris (parce que, qui d'autre que lui pouvait si bien personnifier le mépris ?) s'en donnait à cœur joie. C'est qu'un bâtard à poil, Jack. Regarde-le d'un peu plus près, tu verras. Et elle le fit, elle le détailla sous un nouveau jour, le jour de la mauvaise foi. Tu vois bien qu'il louche un peu. Je t'avais dit que les jaguars louchaient tous un peu. Théoriquement, ce n'était pas Kaiden qui le lui avait dit mais elle tut cette information. En plus, il a pas compris ta blague. Il doit pas être très dégourdi du cerveau. T'as failli répéter ta blague, Jack. Tu répètes jamais tes blagues. Elle acquiesça mentalement. Et puis franchement, matte-moi ça !? On dirait même pas un sac à puce, on dirait un asticot avec des bras. Et Syd reprit la parole. Ça l'était, j'essayais vraiment d'être gentille, je fais des efforts, lui rétorqua-t-elle sèchement. D'un point de vue extérieur, la scène devait être assez cocasse. Jackson venait de passer d'enthousiaste à rigide en moins de temps qu'il n'en faut pour dire dragon. Aussi, quand il osa la questionner, elle fit volte-face pour s'en aller, essayant de se draper dans une dignité qui lui filait entre les doigts. Elle faillit trébucher mais elle se rattrapa finement. Hors de question de mêler la honte à ça. La voix de la honte sonnait comme Hunter. Et ça, elle comprenait pourquoi. Finalement, elle se tourna à nouveau vers Syd. Je voulais simplement discuter parce que tu avais l'air sympa, pour un jaguar. Mais visiblement, je dérange. Et avant que l'autre matou mal léché de Victor ne l'ouvre, elle ajouta. Et je te parle pas à toi. Parce quand Jackson creuse, elle creuse profond, toujours plus profond dans le ridicule.

Jackson estimait être dans son droit. Elle avait toutes les raisons d'être vexée. Syd, lui ? Pas vraiment ! La jeune femme avait fait des efforts, elle croyait en avoir fait du moins. Visiblement, ce n'était pas assez. Visiblement, elle crachait trop de feu pour se faire comprendre par un jaguar. Le ravitailleur semblait au bout de sa patience. Comme ça, ils avaient au moins un point en commun. Exaspérée, elle ne cherchait même plus à le cacher. La mâchoire serrée, le regard vrillé sur le jaguar, elle le laissa approcher sans crainte. La colère bouillonnait dans ses prunelles émeraudes. C'est ce que je fais depuis tout à l'heure ! Excuse-moi de ta lenteur d'esprit !, répliqua-t-elle directement, toujours aussi sèchement mais sans hausser la voix. Je te faisais des compliments ! C'est si difficile à comprendre ?!, continua-t-elle. Il en fallait vraiment peu pour froisser un jaguar, c'était ce qu'elle retiendrait de cette altercation. Elle ne comprenait pas, elle ne se pensait absolument pas vexante, bien au contraire, elle croyait sincèrement être aimable face à lui. Pas face à son ami, ça, elle ne le nierait pas. Ce Victor, elle ne l'appréciait pas. Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Tu veux que je m'excuse d'avoir "menacer" ton ami ?, le questionna-t-elle faussement sans lui laisser le temps de répondre. Bah compte pas là-dessus. Parce que c'était une blague. Ce n'est pas de ma faute si tu manques d'humour ! Elle croisa les bras sur sa poitrine, excédée. J'y crois pas ! On vante partout leur exubérance. En vrai, ils ne sont que des limaces !, marmonna-t-elle plus à sa propre intention qu'à celle de Syd. La suite n'alla pas en s'arrangeant. Son problème ? Quel était son problème. Jackson grogna, se passa rageusement la main dans les cheveux. Elle devait se faire violence pour ne pas lui mettre un coup de tête, là, tout de suite. Mon problème ?, commença-t-elle, son débit de parole gagnant en vitesse à chaque mot.  Mon problème, c'est que je pensais que tu étais quelqu'un de cool. Je me disais bêtement que t'avais l'air sympa, et gentil et...et même drôle. Mon problème, c'est que je t'aimais bien ! Je voulais juste être ton amie, continua-t-elle en appuyant chacun de ses propos d'un coup de doigt sur le torse du jaguar. J'avais tort. Vraiment tort. T'es pas plus sympa que ton pote. T'es même pire. Lui au moins, il fait pas semblant !