Aujourd'hui, c'était le jour de sortie. C'était mon jour de congé, j'étais donc suffisamment libre. J'avais promis à Ayana de sortir du territoire en sa compagnie puisqu'elle y tenait et qu'elle ne voulait, apparemment, pas y aller seule. Je connaissais déjà relativement bien le centre neutre puisque je m'étais entraîné dans celui-ci niveau camouflage. Oui, j'avais toujours eu une affinité certaine pour le camouflage, le repérage et les informations à récolter d'une manière ou d'une autre. Ça coulait de source chez moi. J'avais toujours désiré devenir Espion, dans le fond, même si je ne le criais pas sur tous les toits. C'était une ambition personnelle et mes parents étaient au courant. Lizzie aussi, en fait, mais depuis son départ, on ne se parlait plus vraiment. J'étais toujours remonté même si je comprenais son désir de devenir Membre. C'était plus fort que moi ; le contrôlé fraternel, je suppose. J'avais peur pour elle, c'était on ne peut plus simple que ça. Ça se résumait à ça, même. Elle pouvait comprendre ou ne pas comprendre, tout ce que je voulais, c'était pouvoir la surveiller, l'avoir dans mon champ de vision, rien de plus, rien de moins. J'étais peut-être un poil étouffant mais c'était comme ça. De toute façon, désormais, je ne pouvais plus être étouffant. Elle n'était plus là. Peut-être était-ce pour ça que je me rabattais sur cette Ayana ? Elle n'était pas native du clan et même si cela faisait maintenant un moment qu'elle avait rejoint le clan, elle m'avait toujours semblé fragile, quelque part. Elle pourrait éventuellement devenir ma sœur de substitution, qui sait ? Surtout, ne pas commencer comme ça ! Je vais finir par la faire fuir, elle aussi... Et puis, depuis quand j'étais aussi maladivement à la recherche d'une sœur à protéger, moi ? Je ne tournais certainement pas rond.

J'avais donné rendez-vous à l'entrée du territoire, entrée interne, à Ayana. J'étais en avance, comme toujours. J'avais tendance à prendre mes rendez-vous au sérieux, peu importe que ce soit pour une tâche ou pour un moment de détente. Enfin, détente relative, bien évidemment. J'attendais donc sagement à l'entrée mais elle ne tarda pas à faire son entrée, si je puis dire. Cette fille était intrigante et extravagante. Si j'avais besoin d'en savoir plus pour le compte du clan, de mes supérieurs, de tous les aigles en général, j'avais surtout envie d'en savoir plus pour ma propre curiosité. Les rumeurs circulaient à son sujet et même si je n'étais pas encore un Membre avec énormément d'importance, je prenais à cœur d'en savoir plus pour éviter un drame ou une arnaque. Mais là, comme je le disais, c'était surtout la curiosité qui me piquait. Elle avait créé, je crois bien, toute seule toute cette aura de mystère autour d'elle et c'était à son avantage. Quand on intrigue de la sorte, on peut se faire payer pour son « don », pour peu qu'elle en ait vraiment un. En plus, quand on intrigue, le Chef sait directement qu'on existe et plus encore, il lui arrive d'aller jusqu'à la source. De mon côté, je voulais surtout en savoir beaucoup pour extirper le vrai du faux, le réalisme du superflu et du déguisement. J'étais un expert en déguisements physique et psychologique, alors, forcément. « Comme toujours, pile à l'heure. », lui dis-je pour l'accueillir. « Prête à t'échapper du clan, Ayana ? », elle voulait d'une petite escapade, elle allait l'avoir.

Des vêtements colorés tapissaient le sol de la petite chambre lumineuse. Entre deux débardeurs et un châle fin, quelques bouteilles vides semblaient se faire compétition dans un concours informel des excès de ma jeunesse chaotique. Elles étaient la preuve incriminante que, malgré mes efforts pour préserver mon corps de toute corruption, le besoin de m’évader était puissant. Si puissant, que j’en oubliais parfois mes principes. Je soulevai l’une d’elles en tentant de me rappeler combien cette petite déchéance m’avait coûtée. Plusieurs jours de famine pour quelques onces de bonheur liquide. Une eau-de-vie, peut-être. La première que je n’ai jamais bue. Je levai un peu plus la bouteille pour en humer le goulot : des relents désormais bien faibles d’illégalité. De rareté, aussi. Un rayon solaire lécha ma main qui retenait la bouteille, la réchauffant par le fait même. Ici, le soleil empruntait des lueurs dorées incroyables. Je m’empressai de fourguer la bouteille vide à mon sac, de me désintéresser de mon bordel pour admirer la descente lente mais inexorable du jour. Comme hypnotisée, je laissais les pensées et les souvenirs m’envahir, sans chercher à les retenir. Maman qui vieillissait. Mes tâches encore incertaines. Mon don incompris.

La beauté du crépuscule m’avait happée de plein fouet. Je n’avais pas prévu me perdre en contemplation. J’avais oublié où je me trouvais, ce que je devais faire. J’avais oublié Enzo. Zut. Je tendis la main pour empoigner mon châle, tout en filant vers la sortie. Les nuits étaient plus fraiches qu’on le croyait, surtout loin des bâtiments. Même si la brise était rare, bien plus à Paris que dans les landes environnantes, la présence de la lune me faisait toujours frissonner. Je jetai le tissu délicat sur mes épaules et libérai mes cheveux du vêtement alors que je traversais la ville à pas légers, aériens et rapides.

Bientôt, il était là, solide et enraciné, à la sortie de notre nid. Mes pas ralentirent peu à peu pour me laisser la chance de contempler sa droiture et son sérieux, malgré son âge si près du mien. À ce moment précis, moi sur le bout des pieds, éthérée, lui bien ancré au sol et le regard acéré, j’ai eu la conviction que nous étions le parfait opposé l’un de l’autre. Il était la terre stable et j’étais l’air et le vent. Nous allions peut-être devenir notre propre lien tenu mais incassable, nous permettant de naviguer entre la réalité et les songes sans risque de nous perdre. Je décidai de laisser cette pensée dans mon cœur, et d’y revenir seulement au lac, pour y méditer. Je tentai d’amenuiser cette impression, de ne pas la laisser m’emballer. Surtout, ne pas commencer comme ça.

D’une voix adoucie par l’émotion de ma vision, je lui glissai une réponse. Mon sourire ne tarda pas à se profiler, sur mes lèvres pleines.

- Enzo. ...Les aigles sont pourtant libres. Ils n’ont pas à s’échapper.

Ayana semblait toujours ailleurs quand on se retrouvait. Cette fois plus encore que d’habitude : en effet, ses cheveux étaient encore un peu en bataille et je remarquais bien qu’elle devait tout juste s’être levée et habillée. C’était drôle, dans le fond. Drôle et léger. Ces mots la résumaient. Depuis qu’elle est une Aigle, je l’ai toujours trouvée très drôle, très légère, en plus d’être incroyablement attirante de par ce don très étrange. Au fond, j’avais bien du mal à lui en vouloir d’arriver en retard, comme souvent. Pourquoi ? Parce qu’elle ne semblait vraiment pas être méchante. Elle ne le faisait sans doute pas exprès non plus. C’était un phénomène en soi. Une jeune fille pétillante, joyeuse et qui communiquait très facilement cette joie de vivre, cet enthousiasme. Comment lui en tenir rigueur dès lors ? Dans sa manière de bouger, elle avait également cette allure majestueuse et typique d’un oiseau. J’aurais pu m’imaginer des ailes à la place de ses bras. Si bien que je me perdis dans ces pensées un peu romantiques l’espace d’un instant. Mauvaise idée ! J’allais la faire attendre à mon tour et la perdre, sans aucun doute.

Sa remarque, bien placée, m’extirpa hors de tout cela et je me concentrai à nouveau sur mon invitée du jour. « Tu joues sur les mots, là, Ayana. » Je lui dis ses mots sans la moindre sévérité. On pouvait même déceler une touche d’humour, même si je n’étais pas le plus doué à ce sujet. Je m’étais un peu refroidi suite à cette foutue séparation et même avant, je n’étais pas franchement fait pour ça. Gentil, bon gars et celui qui remonte les troupes, - les petites troupes, pas le clan, je n’ai pas suffisamment d’énergie pour ça et c’est pas le genre du clan ! – sûrement, mais pas le bon farceur. « Je sais bien qu’on est particulièrement libres de nos mouvements mais je te parlais d’une évasion plus fantastique. » Après tout, si je désirais en apprendre davantage sur ses « pouvoirs », il allait falloir parler d’une évasion beaucoup plus psychique que physique. « Mais soit ! Où allons-nous ma chère ? » J’y mettais du mien, tant qu’à faire. Je ne voulais pas que ça tourne en simple interrogatoire et puis, ce n’est pas de mon ressort. Je voulais que ce soit amusant tout en étant lucratif, c’est tout. « Je serai ton guide et ton humble serviteur pour cette journée. Profites-en. » Je crois que je ne m’étais pas autant lâcher depuis mes 10 ans. L’adolescence n’avait pas aidé. Même avec Kim, j’étais différent. On s’entendait bien, mais c’était autre chose. Ayana, c’est autre chose. Ayana, c’est… Ayana. Une fille indéfinissable. Une relation tout aussi indéfinissable, d’ailleurs. Qu’étions-nous au fond, tous les deux ?

En entendant Enzo réagir avec pragmatisme à mes paroles chargées de symboles, un petit air joueur vint illuminer mon visage. Je le contournai, le frôlant de mon épaule, au passage, comme font si fréquemment les jeunes gens de notre âge lorsqu’ils se lancent boutade sur boutade. Je m’étais moquée, un peu seulement et sans méchanceté aucune, de sa question. Elle me semblait pleine d’humour, compte tenu mon passé de libre. Enzo avait raison. Je jouais sur les mots. Bonne joueuse, toutefois, j’inclinai le visage pour l’aviser que je ne comptais pas poursuivre dans cette direction et que je cessais donc les taquineries. J’avais parfaitement conscience qu’il prenait de son temps de repos pour m’accompagner jusque là où je le souhaitais. Je préférais donc déjà marquer la sortie par une ambiance légère. Il devait s’amuser; m’accompagner ne devait pas être une corvée supplémentaire pour lui.

- J’aimerais rejoindre le lac. C’est là où mon âme veut s’évader… La tienne aussi, peut-être?

Je levai le museau en sa direction pour le jauger. J’ignorais s’il méditait régulièrement ou s’il préférait vivre le moment présent, sans se remettre en question. Enzo me semblait être bien dans sa peau, et en ce moment précis, il me semblait très terre à terre. Peut-être était-ce une mauvaise idée de vouloir l'entraîner par là..? Je me laissais distraire non seulement par mes questionnements, mais également les yeux de mon accompagnateur. Un regard incroyable. Une couleur irréelle. En plissant finement les yeux, j’arrivais à percevoir quelques nuances de gris, comme un ciel d’orage si rare, par ici. Une fois encore, je me perdais en contemplation, jusqu’à ce que la voix joueuse d’Enzo me ramène à la réalité. Serviteur. Humble. Oui… Oui.

- Je compte bien en profiter, oui. Et… Enzo. Merci, pour la sortie.  

Je lui emboîtai le pas, le temps de m’envelopper plus étroitement dans mon châle. Le tissu était fin, beaucoup trop pour réellement me protéger de la morsure du froid, mais suffisamment opaque pour préserver ma pudeur et éloigner le regard des curieux que nous pourrions croiser. J'accélérai le pas de quelques enjambées légères afin de me poser à sa hauteur, puis, minois incliné en sa direction, le regard brillant et le sourire sincère, je repris parole. La promenade n’allait pas être silencieuse. Pas ce soir.

- Tes occupations de membre doivent t’occuper. C’est généreux de m’accompagner...

Ayana dégageait vraiment quelque chose de déroutant, c’était indiscutable. Je ne parvenais pas encore à discerner ce que c’était exactement mais le fait était que j’étais malgré moi obnubilé par tout cela. Plus je passais du temps avec elle, plus je la trouvais spéciale. Pas étrange, ce serait trop péjoratif. Et je ne pensais pas de mal la concernant. J’étais tout simplement perturbé. Tout chez elle dénotait. On n’avait jamais vu pareil cas au sein des Aigles de l’Est, je dirais même au sein de Paris entier. Bon, je ne connaissais pas tous les résidents de Paris, Libres comme membres de clans. Pourtant, je remarquais bien les regards insistants et souvent interrogateurs qu’on lui lançait tout le long du chemin. Il n’y avait qu’à voir les sentinelles alors qu’on s’écartait un peu plus encore du territoire. Quand ce n’était pas ses mouvements et sa façon de parler, c’était les mots qu’elle employait. Vraiment, cette Soumise avec un petit quelque chose qui nous manipulait, j’en étais certain. Je ne parvenais cependant pas à comprendre si c’était volontaire ou si elle vivait vraiment au-dessus de la mêlée, dans un monde à part, dans un monde de sensibilité supérieure. C’était vraiment particulier comme sensation. J’avais peur de ce que je risquais de dévoiler malgré moi. Je ne m’étais jamais senti comme ça, moi qui manipulais aisément mes faits et gestes et mes sentiments en mission en tout cas. « Je… Euh… Je suppose que le lac m’ira aussi. » Je faisais tout de suite moins le fier. Bon dieu, j’étais d’un an son aîné et elle semblait me mater sans la moindre difficulté. C’était déstabilisant.

C’était encore plus surprenant ce regard insistant, ce moment où elle me fixait droit dans les yeux. J’ai bien cru que j’allais m’écrouler tellement je me sentais épié et presque examiné, totalement nu face à une Soumise que je ne connaissais pas encore parfaitement. C’était semblable à la sensation que l’on peut ressentir quand on se fait déposséder de tout ce qu’on a, complètement vidé par ce qui est presque un inconnu pour soi. « Ce n’est pas grand-chose, je te l’assure. » Il fallait que je me reprenne. De quoi aurais-je l’air sinon ? Je toussotai, histoire de marquer la transition. Cette fille avait vraiment un drôle d’effet sur moi. J’espérais sincèrement que je n’étais pas le seul paumé du territoire face à un tel élément, un bout de femme plutôt extraordinaire. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle me faisait un petit quelque chose. Heureusement qu’elle parlait pour deux parce que, actuellement, je ne serais pas capable de quoi que ce soit. Quand elle se posa devant moi, habillée de ce châle, arquant ce merveilleux et sublime sourire, je me décontractai déjà un peu. « Parfois ça fait du bien de sortir un peu et en compagnie plutôt que de se coucher directement, surtout quand on n’est pas fatigués. » C’était la vérité mais pas exacte. « Et puis, je dois t’avouer que je suis curieux d’en apprendre davantage à ton sujet. Je veux me faire ma propre opinion. » Au moins, je l’avouais très clairement, sans être brusque. J’y allais toujours sans froisser les autres.

Bientôt, il ferait noir. La nuit avait quelque chose de mystérieux et d’intime, et j’étais heureuse de partager ce moment avec Enzo. Loin du soleil et de sa lumière, nous nous permettions souvent d’abaisser notre garde et d’aiguiser une certaine complicité avec les autres. J’ignorais encore si mon compagnon de promenade serait de cette trempe, ou s’il garderait une distance avec moi. Dans tous les cas, je marchais toujours à ses côtés en le laissant guider la promenade sous une parfaite confiance. Je ne connaissais pas très loin les détours labyrinthiques du centre-neutre, encore moins le chemin exacte pour nous endre à l’endroit voulu. Mais Enzo avait dû sortir du territoire bien souvent, du moins, plus souvent que moi, car son pas était décidé et il ne semblait pas chercher réellement le Nord, alors que nous nous distancions des frontières de l’Est.

Le lac lui allait donc. Sa brève hésitation me laissa douter de ma crédibilité, à ses yeux. Ils étaient rares à considérer mes croyances. Plus rares encore à se questionner sur l’intérêt d’une âme et de la portée de celle-ci. Pendant un instant, je m’en suis voulue d’avoir abordé si rapidement ce sujet. Il était possible que ce sujet le déstabilise, mais il était plus probable qu’un jeune membre comme lui me croit étrange. Une petite année nous séparait. Une petite année, seulement. Mais elle faisait de lui un jeune homme, et moi une grande adolescente. Je resserrai plus étroitement le châle contre moi, m’y drapant avoir dignité pour essuyer l’affront que je m’infligeais moi-même, avec mes insécurités. Je m’en suis voulue d’avoir pensé à mal, car quelques pas plus loin, Enzo me rassurait déjà. Il appréciait la promenade, selon ses dires. Un échappatoire au monde onirique qui s’imposait à lui nuit après nuit. C’est la suite de sa phrase qui me fit sourciller d’intérêt. En apprendre plus sur moi et se faire sa propre opinion? Il ne désirait donc pas se ranger si facilement à l’avis des autres. Une vague de sympathie pour Enzo se gonfla en moi. Même s’il était la terre et moi la brise, nous avions cet intérêt commun pour la liberté. Non pas la liberté physique, mais celle de l’esprit. Nous étions les seuls juges de notre vie. Se soumettre aux idées reçues étaient une prison pour l’âme. Ma mine lumineuse devait sans doute parler pour moi; je le regardais avec des yeux nouveaux, sous le ravissement.

-  C’est sage, de ne pas croire les rumeurs. Et c’est te respecter beaucoup que de faire confiance en ton propre jugement. ..Mais que dit-on, sur moi?

Sa phrase avait piqué ma curiosité, bien sûr. Il supposait qu’il ne désirait pas écouter les autres, mais c’était précisément ce que je souhaitais connaître, les petits murmures qui se disaient sur moi, dans mon dos. Les Aigles étaient pour moi une terre d’accueil, un nid douillet, et la simple idée de me faire poignarder par des jugements hâtifs me blessait déjà. La petite boule d'orgueil, au fond de ma poitrine, palpitait faiblement, toute prête à s’éveiller si les potins se montraient trop cruels. Heureusement, Enzo n’était pas de ceux-là. Pour le récompenser de ne pas juger si hâtivement, peut-être bien, je tendis le cou en sa direction afin de laisser croire à une confidence :

- Je te dirai tout ce que tu veux savoir, lorsque nous serons au lac. Tu pourras te faire ta propre idée.

Nous avancions encore et encore. En temps normal, même ce chemin me semblait moins long. Là, ça me paraissait tout simplement interminable. Je ne détestais pas sa présence, non, j’étais juste un peu paumé. Cette aura qu’elle dégageait encore me perturbait. J’avais vraiment l’impression de n’être qu’un petit garçon à côté d’une fille grande, immense, comme si elle était sur des échasses. C’était donc ça que d’être sondé et d’être lu comme un livre si facile à déchiffrer ? J’aurais pu, je voulais même la voir comme une fille normale, une fille ordinaire mais elle n’était rien de tout ça. Oh, non, pas un monstre de foire, pas un être surnaturel, rien de tout ça. Rien non plus d’une créature difforme. Elle avait vraiment un don que je ne percevais qu’en surface pour le moment, un don que j’effleurais à peine depuis qu’on marchait ensemble. Peut-être était-ce ce qui effrayait les autres ? Je ne savais pas encore. J’avais beau être surpris, j’étais beaucoup plus intrigué qu’effrayé par elle et part tout ce qu’elle pouvait dégager. Pour ne pas perdre pied, je me concentrais sur le chemin. Ça, au moins, je connaissais. J’étais certain de ce que je faisais et je maîtrisais la situation. Peut-être était-ce ça aussi ? Face à cette Soumise, j’avais le sentiment de perdre pied, de ne plus rien maîtriser alors qu’un Espion maîtrise la moindre parcelle de son comportement pour réussir sa tâche.

Toutes ses réactions m’avaient l’air disproportionné en raison de tout ça. Elle était légère, elle était à part. Son regard, dès lors, me toucha profondément. Je ne saurais dire précisément pourquoi ça résonnait tant en moi, mais c’était le cas. Elle me fit louper un pas et je trébuchai, sans tomber. Elle avait l’art de prendre les autres au dépourvu. Ou alors, c’était juste moi. « Ce qu’on dit sur toi ? Rien en particulier. Certains disent que tu vois des choses qu’on ne voit pas, d’autres que tu mens et d’autres encore que c’est bizarre ou même que ça fait peur mais que ce que tu dis est juste. Vraiment de tout. Il y a des jaloux également. Je suppose que tant qu’on n’a pas accès à toutes les subtilités, on juge facilement. Par peur, parfois même, tout simplement. » Je n’allais pas cacher ce qui m’était arrivé aux oreilles, ça ne servirait à rien. J’espérais simplement ne pas l’avoir blessée. Je faisais attention à la façon donc je le disais mais je ne la connaissais pas encore suffisamment pour connaître ses limites. « Ça doit être ça que d’être différente. La différence fait peur. » Je ne montrais pas de la pitié parce qu’elle n’en avait pas besoin, clairement, mais je n’y allais pas non plus platement.

J’avais bien envie de lui dire que j’étais là, qu’elle pouvait se confier et que je n’avais aucune appréhension au départ mais ce serait mentir. Cela dit, je ne la détestais pas. Je ne détestais pas les gens d’avance. Je me tâtais encore, tout simplement. « Merci de jouer le jeu. Si j’avais été à ta place, je ne sais pas comment j’aurais réagi. » J’étais sincère et franc, comme toujours. Pas de raison d’être hypocrite. Qui aurait encore accepté de s’expliquer si on venait avec des questions, le besoin de se faire une opinion, ce qui supposait que plusieurs choses se disaient à son sujet ? Peu serait aussi sûr d’eux, il me semble. Oui, j’admirais vraiment cette fille qui pourtant me créait à chaque fois des frissons inexpliqués.

Les paroles qu’Enzo me reportaient ne me surprenaient pas. Il s’agissait des messes basses habituelles qu’on tenait à mon sujet et que certains avaient osé me dire directement, sans détour. Ceux-là, je ne les regardais plus. Ils étaient derrière moi, et moi, je regardais devant. Ils étaient déjà oubliés et il n’y avait pas de retour possible. Tant pis pour eux. Je leur souhaitais de ne jamais me voir gagner en influence, de ne jamais me voir haute perchée, non loin des têtes dirigeantes des Aigles, car j’avais la rancune tenace. Ma mère me disait que j’agissais ainsi parce que je n’aimais pas montrer mes blessures: je me braquais, je haïssais à mon tour pour contrôler le conflit. Une réaction d'adolescente. Je croyais plutôt qu’il était légitime de faire la guerre à ceux qui nous ont blessé volontairement. Dans tous les cas, Enzo n’était que le messager et il avait eu la franchise de répondre à ma requête même si les mots auraient pu me blesser.

- Tu me diras que je joues encore sur les mots, mais…!

Je lui offris un coup d’oeil complice tout en poursuivant. Mon sourire était fragile, bien malgré moi. Même si je m’attendais à entendre de tels propos, même si je les avais déjà entendus, il ne m’était jamais agréable de savoir qu’on me croyait menteuse. Néanmoins, je m’étais promis de lui changer les idées. Il n’allait pas supporter mes états d’âmes alors qu’il n’avait pourtant rien à se reprocher.

- Nous sommes tous différents. Toi aussi. Je n’aurais pas cru que tu me répondes franchement, pour les ragots à mon sujet. Tu dois bien être le seul à ne pas avoir peur de ma réaction! Ou d’un mauvais sort…

Les yeux plissés, je lâchais bientôt un petit rire. Pas de ceux que nous associons habituellement aux mauvais sorts à l’instar d’une vilaine sorcière, mais bien un rire frais. Il fut bref et s’arrêta dès que le lac se profila enfin sous mes yeux. Je repris mon sérieux pour admirer les derniers reflets solaires sur les eaux. Le lac m’impressionnait toujours autant. Je ne me lassais pas de voir autant d’eau en un seul endroit, même s’il était nocif pour nous d’en boire. Mon pas ralentissait considérablement pour me permettre d’inspecter chaque parcelle solaire étincelante, comme s’il s’agissait d’un couverture pailletée.

- Tu sais, Enzo, je ne sais pas si ce que j’ai est un don. Je me dis, parfois, que je suis seulement plus sensible à ce qui m’entoure, consciente de ma propre personne et des autres. ..Comment t’expliquer? Nous sommes de passage, ici, il n’y aura pas de deuxième chance. Alors il faut se gorger de ce qui nous entoure.

Je le laissais assimiler mes paroles alors que je me posais sur un muret effrité. Je ne les croyais pas particulièrement difficiles à comprendre, mais peut-être un peu surprenantes. Enzo avait été franc avec moi, je me permettais d’être franche à mon tour dans mes doutes. Moi-même, je ne comprenais pas réellement ces impressions ou ces prédictions. Entre le don, la volonté divine, l'hypersensibilité ou la folie, les pistes de réponses étaient vagues et diversifiées. Ma mère croyait qu’il s’agissait d’un don. J’avais plutôt tendance à le croire moi-même. Mais la sensibilité était rare; peut-être était-ce ce que nous appelions “don”, le fait de comprendre aisément les autres? Les prédictions ne s’expliquaient toutefois pas, avec cette définition.

Il n’y a rien à faire, cette fille dégageait un quelque chose que je ne parvenais pas encore à nommer, quelque chose que je ne parvenais pas à saisir totalement non plus. J’avais bien eu peur de la blesser en lui disant tout ça et l’espace d’un instant, j’avais bien vu son visage s’assombrir. Disons qu’elle n’avait plus le même sourire, un sourire beaucoup moins franc, beaucoup moins illuminé. Même moi qui n’avais pas sa sensibilité, je remarquais ce genre de détails. J’aurais peut-être dû me montrer moins franc, cette fois. Je n’avais pas pensé à mal, pourtant. Je venais de faire une bonne boulette. En tout cas, c’est comme ça que je le ressentais. J’étais particulièrement mal à l’aise. Cette fille s’ouvrait à moi, osant alors que je lui disais ouvertement que j’avais bien envie d’en apprendre plus sur elle : sous-entendu que j’étais sceptique. J’étais sceptique mais véritablement disposé à l’écouter et à ne pas rester sur les idées et les avis des autres. Sa réflexion quant à mon courage qui était plus finalement de la maladresse qu’autre chose, je me pinçai l’avant-bras gauche. Elle avait un pouvoir que je ne m’expliquais pas. C’était déstabilisant mais je ne parvenais pas à m’éloigner même pour ma propre sécurité mentale. « Je suis désolé. J’ai tendance à être franc, peut-être un peu trop, et j’en oublie que ça doit être un sujet particulièrement sensible. » Même sa petite blague que j’avais comprise et qui aurait pu détendre l’atmosphère n’aida pas. Et pourtant, en général, je sautais sur ce genre d’occasions. Là, pour le coup, je m’en voulais vraiment. Elle faisait les fortes mais elle me semblait très fragile. Elle osait se dévoiler et je faisais l’imbécile.

Quand elle fixa le lac, le visage perdu dans celui-ci, tout en m’expliquant ce qu’elle avait sur le cœur, apparemment. Un moment pareil, ça ne se brise pas. C’est bien trop précieux. Alors, toujours un peu paumé, je l’écoutais, un sourire discret aux lèvres. Il n’y a rien à faire, cette fille était différente, ailleurs mais magique. Même la touche un peu triste de tout ce qu’elle racontait ne réussissait pas à me déprimer. Non, c’était quelque chose de plus profond que ça. Je me perdais d’ailleurs un peu dans sa chevelure et dans son regard lui-même plongé dans le reflet de l’eau. « Je ne pourrai sans doute jamais répondre à ta question, à cette question, mais en tout cas, je parviens enfin à saisir les prémices de ce que représente la vie d’Ayana. » Ce n’était pas en mal, cette fois. « C’est plus profond que ce qu’il n’y paraît. Tu n’es pas une menteuse. » Je l’avais compris. Il fallait être buté ou stupide pour ne pas le réaliser. « Je suis content d’avoir pu en apprendre un peu plus. Merci de ta confiance. »