Just a little bit disturbed

Jour 6 - midi.

J’étais encore perplexe. Sûrement bien paumée par la nouvelle que venait de m’annoncer Eli. Oli ne semblait pas certain que ce soit une bonne décision, je l’avais bien remarqué quand il nous avait regardés, l’un après l’autre. A vrai dire, je n’étais pas certaine moi-même que ce soit idéal. Est-ce qu’un privilège – parce que c’était exactement comme ça que je voyais un tel geste – ne risquait pas d’engendrer des questions, pire encore, des réactions vives à cause d’un sentiment d’injustice que ce soit de la part des Membres comme des Soumis et Soumises ? J’avais un peu peur pour le Chef temporaire que je ne connaissais pas trop bien mais aussi pour ma propre peau. La jalousie conduit à des actions souvent puériles et blessantes. Je n’avais clairement pas envie que ça se sache tout de suite ni que ça se sache tout court, à vrai dire. Je connaissais la jalousie. Je l’avais ressentie envers tous ceux et celles qui avaient leur père. Je l’avais ressentie envers toutes celles, d’autres clans, qui pouvaient se rendre vraiment utiles. J’avais pu être vraiment odieuse dans ces cas-là. Que pourrait me faire un Membre qui ne comprendrait pas l’idée étrange d’Eli ?

J’essayais de mettre de l’ordre dans mes idées tandis que je me perdais sur le territoire. J’avais quartiers libres pour la journée. Il me laissait au moins atterrir avant de commencer à ce nouveau poste. Je n’étais pas certaine que ce soit suffisant, malgré tout. Une journée ce n’est jamais que vingt-quatre heures dont plusieurs à dormir au final. Et là, c’était déjà presque midi. Comment je pouvais encaisser tout ça en si peu de temps ? Comment je pouvais me faire à l’idée que je n’étais pas punie à proprement parler ? Devais-je vraiment voir ça comme une opportunité ou être plus méfiante que ça ? N’y avait-il pas le moindre piège ou un petit quelque chose écrit en tout petit dans ce contrat inexistant ? J’étais perdue. J’avais un peu peur. Finalement, j’aurais peut-être préféré être coincée entre quatre murs dans un cachot du quartier général. Ça aurait été beaucoup plus normal, beaucoup moins stressant parce que ça aurait été la procédure la plus habituelle qui soit, surtout après un tel affront.

J’avançais, me faisant particulièrement petite, les mains dans les poches de pantalon. Je n’étais pas encore au mieux de ma forme mais je faisais avec ces petits couacs depuis un bon nombre de jours maintenant. Encore avant la rébellion. « Pardon. » Ce mot sortit spontanément quand je bousculai quelqu’un sur ma route. Je ne faisais pas attention à ce qui m’entourait et je n’avais pas réalisé, à cause de ça, que je bousculais une amie, une confidente, une fille de confiance. Ça me tracassait.

Les rêves formaient un monde à part du nôtre. La majorité d’entre-nous ne s’y attardait déjà plus, l’aube venu. Pour les rares y accordant de l’intérêt, les origines de ces étranges histoires oniriques étaient diverses. Pour certains, il ne s’agissait que d’imagination un peu délirante qu’il était amusant ou terrifiant d’expliquer à ses proches, au réveil. Selon quelques livres dont nous disposions, chez les Aigles, il était plutôt question de messages que les divinités ou les entités nous laissaient. C’était du moins ce que j’en avais conclu; la plupart des pages étaient trop endommagées pour tirer en tirer un message parfaitement clair. Pour ma part, toutefois, j’étais convaincue que certains rêves -les plus puissants d’entre eux, ceux nous laissant pantois une fois réveillé- symbolisaient le passé ou l’avenir. Comme une réminiscence de ce qui fût, ou une projection de ce qui pourrait être. Peut-être était-ce uniquement les plus sensibles qui parvenaient à décoder ces songes, ou alors il s’agissait d’un don, celui de les comprendre, mais toujours est-il que j’avais la certitude que certains de mes rêves tenaient de la prédiction. Depuis la rébellion, j’étais assaillie d’images étranges et perturbantes, dans mes rêves, et d’impressions diffuses, le jour venu. Il y avait eu cet étrange garçon sans ombre et, désormais, il y avait ce sentiment oppressant et perpétuel de danger.

Méditer me faisait toujours un très grand bien, lorsque j’étais tourmentée à ce point. À la recherche d’un lieu paisible et en retrait, je laissais mon esprit formuler mille et une possibilités à cette étrange impression. J’étais tellement prise par mes pensées que je ne l’avais même pas remarquée, jusqu’au moment fatidique où elle me percuta. Ou peut-être était-ce moi qui la frappa? Je portai instinctivement une main à mon épaule meurtrie, la mine néanmoins ravie de la voir là, devant moi, manifestation soudaine de mon amitié la plus précieuse.

- Oh… Je t’ai blessée?

Je détaillai rapidement Swann pour m’assurer que son état n’était pas plus dramatique que le mien. Elle semblait tout aussi surprise de me voir là, dans la réalité, et je devinai qu’elle fût, elle aussi, plongée dans une quelconque rêverie diurne. La seule différence entre Swann et moi  était qu’elle gardait les pieds sur terre, alors que j’avais la tête dans les nuages. Il était donc inhabituel de la voir aussi distraite. Naturellement, j’abandonnai momentanément mon étrange impression pour me concentrer sur mon amie.

Je connaissais Swann depuis longtemps. À mon arrivée dans la ville, la petite fille perdue que j'étais avait vite trouvé réconfortant de traîner avec la brunette rigolote que représentait Swann. Elle parlait fort et savait où elle allait, alors que je peinais à simplement comprendre la simplicité de la vie des Aigles. Je n’avais plus qu'à me laisser bercer par ses humeurs et la suivre, le temps que je me sente à mon tour chez-moi. Malheureusement, comme plusieurs, la vie l’avait usée un peu trop. Swann avait changé, elle avait été blessée. Je la supportais de mon mieux mais ce n'était pas toujours simple de se montrer utile.

Elle semblait reprendre ses esprits et tenter de comprendre ce qu’il lui était arrivée. Ses explications tardèrent un peu trop pour ne pas me faire sourciller. Trop distraite pour me voir arriver, trop soucieuse pour dénicher une explication valable. Ce n’était, selon elle, que de la fatigue.

- N’est-ce pas toujours ce que l’on dit pour éviter de donner une vraie raison?

Mes prunelles sombres cherchaient à croiser les siennes alors qu’un sourire doux fleurissait à mes lèvres. Je tentais de ne pas me faire menaçante ni inquisitrice avec ma question. Je voulais seulement aller au-delà des apparences pour mieux comprendre son comportement. Pour l’aider, aussi, bien sûr. Je ne voulais pas qu’elle souffre encore, je devais donc prévenir. C’était probablement mon instinct maternel qui me l’intimait, lorsque Swann était au centre du sujet. Ma petite question ouvrait la porte sur mes doutes; je n'étais pas dupe et j'étais suffisamment sensible pour reconnaître une tentative de diversion lorsque j’en voyais une, surtout provenant de Swann.

- Je te raccompagne? Où te rendais-tu?

Je tentais de chasser mes propres démons loin, très loin, dans mon esprit. M’occuper de Swann était naturel chez-moi, mais cette fois-ci, je le faisais aussi pour moi. Me changer les idées et fuir cette impression de danger constant me feraient le plus grand bien. Je rebroussais donc chemin, toute prête à la suivre jusqu’au bout du territoire, s’il le fallait. Il ne restait plus qu’à espérer qu’elle s’ouvre facilement et que je n’ai pas à la forcer à coup de question.

Lorsque Swann se retranchait derrière ses derniers arguments, devant mon insistance, en plaidant le fait qu’il serait plus simple pour elle que je ne sois pas moi, un sourire effleura mes lèvres. Je glissai l’une de ses mèches de miel derrière son oreille, avec la douceur d’une mère, avant de lui répondre, d’une voix teintée d’amusement :

- Et il serait plus simple de ne pas insister si tu n’étais pas toi.

Mon bras sur son épaule, je l'entraînais un peu en retrait de la route afin que nous puissions parler calmement, sans oreille indiscrète et sans gêner les membres et soumis qui s’affairaient. Le soleil était fort, presque agressant, c’est pourquoi je nous avais déniché un coin d’ombres où nous poser. J’enjambais un muret afin de le chevaucher, tournée vers mon amie, pour écouter religieusement tout ce qu’elle avait à me dire sur sa drôle de journée. Il y avait quelque chose de purement égoïste à me dédiée corps et âme à elle, en m’oubliant, j’en oubliais mes soucis, mes impressions et mes craintes. C’est donc très réceptive et réactive que je recueillis ses aveux. En quelques mots, à peine, elle avait révéler un problème dense où plusieurs doutes se superposaient afin de l’inquiéter totalement.

- Swann, Swann..

Je me permis de mettre fin à ses explications pour couper son énumération d’angoisse. Déjà, mes mains revenaient sur elle, sur ses joues rondes, encadrant son minois pour forcer ses yeux clairs à croiser les miens. Je lui souriais toujours, sans joie débordante, mais plutôt pour la calmer, la rassurer.

- Ferme les yeux et imagine un monde où tes détracteurs n’existent pas. Il n’y a, dans ce monde, personne pour nous juger, pour critiquer nos tâches, pour murmurer dans notre dos. Tu y arrives? Tu l’imagines? Alors dis-moi comment tu ressens cette nouvelle tâche, à présent?

Il y avait bien peu à lui dire; elle le découvrirait elle-même. Au-delà d’un prétexte pour la surveiller, ce changement de tâche était une montée en grade, pour une soumise. Mon amie était désormais l’assistante d’un gradé, elle aidait quelqu’un d’important à gérer le clan, notre clan, ce qui la rendait plus importante encore qu’elle ne l’était déjà. Je gardais ma jubilation pour moi, toute sérieuse, le temps que Swann découvre d’elle-même combien sa situation n’était ni catastrophique, ni punitive, ni rien, en fait. Elle avait été récompensée pour ses faits et gestes, purement et simplement, et j’espérais bien que les soumises comprennent que notre rôle ne tenait pas à servir des beignets au déjeuner, mais bien d’être active, à notre manière, selon nos compétences. Je l’aurais embrassée, là, maintenant, mais je doutais que mon amie comprenne la portée et la symbolique de ce baiser. À la place, je lovais mon front contre le sien, mes mains caressant toujours ses joues. D’un murmure, je résumais ma pensée et mon état d’esprit:

- Félicitation, ma chérie.