Année 40

Depuis qu'il était officiellement à la retraite, Micah était comme une pile électrique. Sa captivité chez les dragons lui avait fait beaucoup de mal, mais être occupé lui avait permis de tenir le coup. Dès qu'il avait été rétabli, il avait commencé à entraîner son successeur. Maintenant son successeur était désormais officiellement espion et lui n'était plus qu'un ancien. Et depuis, plus rien n'allait. Son esprit était régulièrement envahi par des images qui le laissaient en sueur ou enragé. Ses nuits n'étaient guère meilleures. Il trouvait à peiner le sommeil et chaque lever de soleil le trouvait plus aigri que la veille. Non, l'inactivité ne le réussissait vraiment pas. Plus le temps avançait plus il avait la sensation d'avoir raté sa vie de membre. Il se sentait honteux de s'être fait attraper au lieu d'être fier d'avoir survécu. L'obscurité venait progressivement envahir sa vie et ça ne l'aidait vraiment pas.

Micah était à un tournant de sa vie qu'il ne parvenait pas à prendre correctement. Alors il tournait. Littéralement. Pour essayer de se retrouver, il multipliait les séances d’exercices. Il traversait le territoire au pas de course, cherchant à s'épuiser avant la nuit. Cela n'arrangeait rien bien sûr. Il était toujours sous tension et en plus ses muscles en devenaient douloureux. C'était comme si les épreuves qu'il avait traversé lui avait fait oublier tout ce qu'il avait appris.

En vérité, Micah était comme une roue emballée qui ne parvenait pas à s'arrêter. Mais peut-être quelqu'un d'autre le pourrait-il ?

Mon Micah n’allait pas bien. C’était son âme qui était blessée depuis les événements avec les Dragons du Nord, non pas son corps qu’il tentait pourtant de briser. Il était de plus en plus fréquent de le voir courser dès le petit matin. Je le voyais régulièrement sprinter devant ma fenêtre, désormais, lorsque je me préparais pour rejoindre les petits. Ma mère et moi échangions alors un long regard. Nous savions que, tôt ou tard, je devrais bouger, jouer mon rôle d’amie, de soeur de coeur. Nous étions sensibles, peut-être est-ce pour cela que nous avions si aisément perçu le mal-être de Micah? Ou nous étions habituées d’observer les hommes pour survivre. J’ignorais encore quoi lui dire ou quoi faire pour lui venir en aide. Je me doutais que l’inactivité le tuait, qu’il cherchait à s’occuper pour fuir je ne sais quel monstre. Je craignais aussi, au moins un peu sinon beaucoup, qu’il se referme aux autres, à moi y compris, comme après son séjour chez les Dragons. Déjà, je le sentais s’éloigner.

Je devais agir.

J’avais pris soin de glisser l’une des bouteilles vides qui jonchaient le sol de ma chambre dans mon sac et d’y suspendre ma plume striée. Mon intervention serait probablement intuitive et maladroite, mais elle se déroulerait aujourd'hui et aurait le mérite d’être sincère et sentie. Je savourais les dernières gorgées de mon infusion sucrée lorsque ma mère agita la main pour signaler le passage quotidien de Micah, pleine allure, devant notre logement. Je ressentais déjà les élans de la nervosité et de l’appréhension s’insinuer dans mon bas-ventre. Mais je n’avais pas peur. Je craignais de ne pas réussir à lui venir convenablement en aide, mais je n’avais pas peur que Micah m’en veuille d’avoir essayé. Il m’était précieux autant que je pouvais lui être précieuse. C’était ainsi.

J’étais sortie en trombe, de peur de le manquer. Il s’en était fallu de peu. Mon joli aigle avait visiblement pris son envol plus tôt que d’ordinaire, et déjà, il tournait le coin pour s’enfoncer dans l’une des ruelles du lotissement. Je m'élançais à sa suite en espérant le rattraper, comme si j’avais réellement une chance; moi, petite chose éthérée entre deux monde, aucunement préparée à la dureté du monde physique, contre lui, façonné depuis son enfance à braver la cruauté de dame nature. Il était une flèche, acérée, rapide, mortelle. J’étais une plume, aérienne, voletant ici et là à la moindre brise.

- Micah!

Je l’avais appelé d’une voix forte mais tremblante, le souffle déjà court. Il m’échappait sans se rendre compte que je tentais de suivre le rythme.

Courir lui donnait l'illusion d'être en contrôle de quelque chose. Il ne pouvait rien contre les cauchemars et les angoisses, mais quand il courrait c'était une autre histoire. Il pouvait contrôler sa respiration, ses foulées et la distance qu'il parcourait. Il pouvait choisir d'ignorer la douleur dans ses muscles car il forçait trop. Courir était devenue une façon de respirer pour Micah. Pour autant, durant ses courses, il ne se trouvait pas complètement coupé du monde. Malgré lui, il restait conscient de son environnement et même s'il cherchait à se perdre, d'autres finissaient toujours par réussir à le trouver. Aussi quand la voix de Ayana se fit entendre, elle retentit clairement dans son esprit. Il s'arrêta net, dérapant un peu dans la poussière, et il lui fallut un instant pour retrouver son équilibre. Il avait bien failli être emporté au sol par son poids à cause de ce stop trop brusque. Un peu confus, il se tordit le cou pour chercher tout autour de lui la présence de la jeune soumise. Quand il la repéra, il commença aussitôt à combler la distance. Même dans son état haletant, Micah ne pouvait pas s'empêcher de penser immédiatement à la sécurité d'Ayana. Il était trop en alerte pour imaginer qu'elle puisse le voir pour simplement lui parler, une partie de son esprit tentait vicieusement de le convaincre qu'un danger était là.

— Qu'est-ce- tenta-t-il de dire, mais sa voix était trop brisée par ses fortes inspirations. Tout va bien ?

Il s'était intimé le calme, mais la notion de calme lui était vraiment étrangère désormais. Pour autant, il fallait qu'il se récupère. Sa course ne l'avait pas tellement fatigué, il n'était pas parti depuis longtemps, mais le changement de rythme avait été comme un étau qui l'avait pris à la gorge. Sa peau était moite de sueur et il l'essuya avec le col de son t-shirt, pas vraiment fier de l'état dans lequel il s'affichait.

J’avais pris mon appui contre le mur d’un bâtiment, après avoir appelé Micah. Je n’avais couru que quelques dizaines de mètres, mais déjà je sentais mon souffle s’emballer et mes cheveux s’emmêler à ma nuque. Je ne m’étais jamais entraînée, ou du moins, jamais pour la course. Apprendre quelques prises était tout autre chose, et plus que jamais j’estimais les guerriers de mon clan. J’avais beaucoup de chance qu’ils souffrent ainsi pour ma quiétude personnelle. Vraiment, le hasard ou la fatalité avait été bien doux avec moi, en me faisant croiser la route de ce clan.

- Oui… Tout va bien.

Les joues rosées sous l’effort, je me redressai pour lui faire face. J’avais déposé une main sous ma gorge pour sentir pulser les battements de mon coeur. Ainsi, j’arrivais aussi à le sentir s’apaiser peu à peu. Il me rejoignit en quelques pas souples, malgré sa carrure, alors que je n’avais pas même songé à quitter le mur, de la main. Il semblait inquiet, à l’affût, et je m’empressai de le rassurer. Il me semblait improbable que l’on puisse s’en prendre à moi, en plein jour, ici même, au sein du quartier des Aigles et à l’intérieur des murailles de la ville. Micah avait toujours pris son rôle de protecteur très au sérieux. Je ne m’inquiétais donc pas de le voir analyser l’endroit, comme si un danger était imminent.

- Je voulais te parler, simplement.  Mais tu cours très vite, ces temps-ci. Si tu as le temps…

Prise d’incertitude, je revenais inspecter l’allée dans laquelle il comptait s’engager, quelques secondes plus tôt. Un muret défoncé retenait un amas de terre sableuse où une âme optimiste avait jugé bon de tenter de faire pousser quelque chose. Des fouets de verdures peinaient à survivre, ici et là, entre le soleil brûlant, le manque d’eau et les nuits de plus en plus fraîches. Naturellement, je m’y dirigeai tout en glissant ma main sur son bras musculeux et étincelant d'une fine pellicule de sueur. De ma main libre, je venais m’assurer que ma plume striée avait tenu le coup, lors de ma petite course improvisée. Une fois chose faite, j’extirpai ma gourde de mon sac et je m’arrêtai tout près du muret de pierre.

- Mon ami me manque, Micah. Et j’ai peur qu’il ne s’éloigne et se referme, comme il l’a déjà fait.

Je laissais la précieuse eau humidifier la terre, mes yeux sombres braqués sur la plante. Je n’osais pas croiser le regard de Micah. Je n’avais pas honte de ma crainte de le voir s’éloigner de moi, mais parler aussi franchement, lui avouer en si peu de mots combien il m’était cher, me rendait étrangement pudique.