Le voyage jusqu'au territoire a été affreusement long. Tirer le cadavre de Chad s'est avéré être une épreuve de taille mais vous ne pouviez pas le laisser là-bas. Même si tu n'es pas prête de l'avouer tu éprouves de la reconnaissance pour Thalia. Elle t'a suivie et t'a aidée à le transporter comme si c'était la chose la plus naturelle du monde. Tes larmes avaient fini par s'assécher sans qu'elle ne fasse le moindre commentaire. Lorsque vous arrivez à proximité de la vigie, tu as la sensation d'être redevenue la Violette normale. Avec peut-être un peu de tristesse au fond des yeux. Tu te voiles la face. Difficile de ne pas voir à quel point tu es ébranlée. Les sentinelles ont été averties et vous attendent de pieds fermes. Elles récupèrent le corps de ton ami que tu leur laisses de mauvais gré. C'est une vraie déchirure pour toi de te séparer de lui. Immobile à proximité des frontières, tu les regardes l'emmener sans ciller. Tu dois lutter contre les pleurs qui menacent de recommencer mais t'acharner sur ta lèvre inférieure t'aide. Lorsqu'ils ne sont plus visibles à l'horizon, tu prends le chemin qui te ramènera chez toi. Tu marches assez rapidement sans vraiment te soucier de Thalia. Quelques larmes réussissent encore à s'échapper de tes yeux mais tu les chasses d'un geste rapide. Tu ne veux plus pleurer. Ca ne te ressemble vraiment pas.

J'avais découvert une nouvelle Violette cette nuit. Elle était humaine, elle avait montré sa faiblesse à travers ses émotions. Étrangement, cela me fit me sentir un peu plus proche d'elle, alors que nous ne nous parlions pas forcément beaucoup avant. Les évènements de cette nuit y étaient pour quelque chose. Lorsqu'elle décida de ramener le corps de Chad sur notre territoire, je n'hésitai pas un instant à l'aider. Nous étions fatiguées, mais peu importait : nous le ramènerions coûte que coûte.

Petit à petit, alors que nous approchions de notre chez nous, les larmes de Violette cessèrent de couler. Je ne prononçais pas un mot, je savais qu'il valait mieux que je reste silencieuse. Elle n'avait pas besoin de bavardages inutiles. À notre arrivée, les Sentinelles vinrent récupérer le corps du Second. Je remarquai que Violette ne voulait pas le laisser, mais elle n'eut pas le choix. Je détournai un instant les yeux du spectacle. Ce cadavre était déjà froid, plus aucune vie ne s'en échappait.

Les Sentinelles l'emmenèrent loin de nous. Je restai aux côtés de la Dragonne jusqu'à ce qu'ils disparaissent. À ce moment-là, elle partit, sans plus se soucier de moi. Je réfléchis quelques instants à ce que j'allais faire à présent. Rentrer chez moi ? Aller dormir ? Faire un rapport ? Observant la silhouette de Violette s'éloigner de moi, une pensée me traversa soudainement l'esprit : et si elle faisait une bêtise ? Si elle ne rentrait pas chez elle ? J'avais déjà assisté à des scènes du genre lorsque j'espionnais ici et là, et souvent cela se terminait mal...

- Violette, attends ! criai-je alors que je la rejoignais en courant. Je vais te raccompagner.

Sans doute avait-elle besoin d'être seule, c'était possible. Mais peut-être aussi avait-elle simplement besoin que quelqu'un lui montre qu'elle n'était justement pas seule malgré tout.

La solitude te semble être la meilleure des défenses face à ce chagrin. Tu ne veux pas apparaître affaiblie. Si ça doit se produire, tu ne donnes pas cher de ta peau. Ils sont nombreux sur le territoire à attendre de dénicher tes faiblesses pour te traîner au sol. Tu ne veux pas leur donner cette satisfaction. Pas après tout ce que tu as fait. Tu le dois aussi un peu à Chad. Pour qu'il ne soit pas mort pour rien tu dois continuer à servir le clan. Les Dragons doivent devenir ce qu'il voulait qu'ils soient.

THALIA – Violette, attends ! Je vais te raccompagner.

Une des choses que tu crains se produit soudain. Thalia s'engage à ta suite et t'interpelle. En l'entendant tu ne ralentis pas ton allure. Tu ne tiens vraiment pas à ce qu'elle te tienne compagnie. Seulement elle te rattrape.

VIOLETTE – Je n'ai pas besoin d'une baby-sitter.

Tu ne la regardes pas. Tu marches en fixant un point droit devant toi.

VIOLETTE – N'as-tu pas quelque chose de mieux à faire Thalia ?

Tu ne comprends pas son besoin de te raccompagner. C'est inutile et elle perd son temps. En plus tu te méfies de ce genre de gentillesse d'apparence gratuite.

Lorsque j'eus rejoint Violette, elle m'asséna un « je n'ai pas besoin d'une baby-sitter ». Elle ne me regarda même pas, elle continuait de marcher. Je crus même déceler une petite accélération. Je savais que nous n'étions pas amies et qu'avant cette nuit, nous n'avions jamais vraiment discuté ensemble. Mais je ne comptais pas la laisser seule, pas tant qu'elle ne serait pas arrivée saine et sauve jusqu'à chez elle.

- Non, je n'ai rien de mieux à faire, Violette, répondis-je à sa question qui visait visiblement à me faire partir. Je me calai sur son rythme et repris : Avec ce qu'il s'est passé cette nuit, je crois qu'on peut dire que nous sommes en congé jusqu'à demain. Alors je tiens à te raccompagner jusqu'à chez toi.

Même si je ne le disais pas de cette manière, mes paroles ne voulaient dire qu'une unique chose : tu n'es pas seule, et si tu as envie de parler, je suis là.

- On n'est pas obligées de parler, mais je viens avec toi. Que tu le veuilles ou non.

THALIA – Non, je n'ai rien de mieux à faire, Violette.

Bien sûr, elle n'abandonne pas. Tu pousses un soupir discret. Tu n'as jamais vu Thalia comme une fille sympa mais elle a visiblement plus de choses en commun que tu ne le pensais avec son frère.

THALIA – Avec ce qu'il s'est passé cette nuit, je crois qu'on peut dire que nous sommes en congé jusqu'à demain. Alors je tiens à te raccompagner jusqu'à chez toi.

Justement qu'elle profite de son congé pour s'occuper de ses affaires. Tu le penses très fort mais tu ne le dis pas. C'est idiot tu n'hésites pas franchement à dire ce que tu penses habituellement dans ce genre de situation. Seulement ce n'est définitivement pas une nuit comme les autres.

THALIA – On n'est pas obligées de parler, mais je viens avec toi. Que tu le veuilles ou non.

Elle semble déterminée à t'accompagner et toi tu n'es pas assez déterminée à la chasser. Alors tu la laisses simplement te suivre. Elle t'agace avec son insistance mais tu lui es au moins reconnaissante de ne pas t'imposer un discours débile sur la perte d'un être cher. Tu n'es vraiment pas en état d'écouter ce genre de conneries. Vous marchez un moment dans un silence que tu ne trouves pas forcément inconfortable mais que tu finis quand même par briser.

VIOLETTE – Pourquoi tu fais ça ?

Tu es vraiment curieuse et ça te tue. Mais tu sais aussi que si tu t'intéresses à elle c'est pour ne pas repenser à Chad et à la façon dont tu as trouvé son corps. D'un clignement de paupières tu chasses les images de son visage et du trou d'un rouge profond au milieu de son front.

VIOLETTE – C'est pas le truc d'Icare d'être gentil ?

Tu sais que son jumeau est un sujet houleux. Le pire c'est que tu n'en parles même pas pour te débarrasser d'elle. C'est juste venu comme ça.

VIOLETTE – Et puis sérieusement qu'est-ce que tu crois qu'il va m'arriver sur le chemin de la maison ? Ce n'est pas parce que c'est une nuit bizarre que je vais soudainement perdre ma capacité à m'occuper de moi.

Nous marchâmes en silence pendant un certain temps, Violette n'ayant finalement pas rejeté ma présence. Ce fut d'ailleurs elle qui brisa le silence en me demandant pourquoi je faisais ça. Si le fait qu'elle se pose la question ne m'étonnait pas, le fait qu'elle me la pose le fit. Alors que j'allais répondre, elle parla d'Icare. C'était son truc d'être gentil. Le fait qu'elle aborde le sujet me fit tiquer intérieurement : je ne me considérais pas comme méchante, mais il était vrai qu'Icare était plus gentil que moi. Trop gentil, en vérité. Trop ci, trop ça. Il m'agaçait. Il m'énervait. Et notre relation n'était pas prête de s'améliorer...

Sa voix me sortit de mes pensées, et je remarquai que je ne lui avais toujours pas répondu. Je pris une grande inspiration et répliquai.

- Tu as raison, c'est une nuit bizarre. Qui aurait pu prédire que je me retrouverais à raccompagner la fameuse Violette chez elle à une heure aussi tardive ?

Et qui aurait pu prédire que les Dragons se feraient démolir sur le territoire des Jaguars en plein milieu d'une rébellion ? Mais je gardai cette question pour moi, il ne servait à rien de remettre les évènements de cette nuit sur le tapis.

- Honnêtement, je ne sais pas vraiment pourquoi je fais ça. Je suppose que c'est de la solidarité féminine, ou un truc du genre. Ou peut-être que ça fait longtemps que je veux te connaître et que je n'ose pas m'approcher de toi de peur de me faire mordre... ou transpercer par ta lance.

Ce n'était pas tout à fait faux, elle m'intriguait, surtout depuis que je l'avais observée à plusieurs reprises lors de mes entraînements, ou simplement parce qu'elle-même s’entraînait parfois avec Icare, qu'il m'arrivait d'espionner. Et je n'avais jamais vraiment cherché à l'approcher. Mais ce n'était pas pour ça que j'avais vraiment peur d'elle, ça c'était plutôt de l'humour. Pourtant, après l'avoir observée pendant un certain temps, j'avais comme qui dirait l'impression de la connaître un peu. Et puis, je n'étais pas sans cœur, j'éprouvais même de l'empathie, parfois. Et c'était le cas. D'autant plus que j'avais vécu tous ces évènements avec elle.

- Ou alors c'est simplement le fait d'avoir vécu cette nuit bizarre avec toi. J'ai l'impression que si je t'accompagne jusqu'au bout et qu'ensuite je vais me coucher, ce ne sera plus qu'un mauvais rêve...

Après mûre réflexion, cette sensation m'avait frôlée, et je ne trouvais aucun inconvénient à me confier à elle sur ce point. Pour ce qui était de sa question avec Icare par contre, j'avais préféré l'éluder, tout simplement.

Silence. Hum, parler ne te réussis vraiment pas Violette. Ce n'est pas pour rien que tu ne fais généralement pas la conversation. Tu as en quelque sorte le don de mettre les pieds dans le plat parce que tu ne t'intéresses pas assez aux conséquences que tes paroles auront sur les autres. Enfin si en l’occurrence ici tu le savais. Quand tu as mis Icare sur le tapis, tu savais que le sujet n'était pas neutre. Mais tu l'as fait quand même et tu te retrouves maintenant confronté au silence de la blonde. Elle continue à marcher à tes côtés preuve que tout n'est peut-être pas perdu. Mais qu'est-ce qui pourrait bien être perdu ? C'est juste une Dragonne que tu croises à l'occasion et avec qui tu as partagé une mission, rien de plus. Comme ça ça paraît simple mais la situation est plus compliquée qu'il n'y paraît. Ce n'était pas qu'une mission comme les autres, Chad est mort. Tu secoues brièvement tes mèches brunes, chassant toutes les pensées parasites à nouveau qui menacent de faire couler les larmes que tu détestes tant.

THALIA – Tu as raison, c'est une nuit bizarre. Qui aurait pu prédire que je me retrouverais à raccompagner la fameuse Violette chez elle à une heure aussi tardive ?

Tu es heureuse de l'entendre parler et ça c'est nouveau. Sa voix te change les idées. Tu prends une rapide inspiration pour chasser la boule serrée dans ton ventre tout en te concentrant sur ce qu'elle dit. Tu soupçonnes qu'il s'agisse d'une gentille moquerie. En quelque sorte. La fameuse Violette. Tu n'as pas la sensation d'être elle en cet instant.

THALIA – Honnêtement, je ne sais pas vraiment pourquoi je fais ça. Je suppose que c'est de la solidarité féminine, ou un truc du genre. Ou peut-être que ça fait longtemps que je veux te connaître et que je n'ose pas m'approcher de toi de peur de me faire mordre... ou transpercer par ta lance.

Tu ne peux t'empêcher de hausser un sourcil. Solidarité féminine ? C'est bien la première fois que tu as droit à une telle sympathie. Les autres femmes sont les plus pénibles avec toi à cause de tes méthodes. Jalousie ou dégoût, ça dépends d'une à l'autre mais une réelle sympathie désintéressée jamais. Tu es aussi surprise qu'elle souhaite te connaître et une part de toi ne peut s'empêcher de se demander pourquoi. Tu ne vois pas quel intérêt elle peut te trouver.

VIOLETTE – Je ne transperce pas les Spécialistes c'est trop d'emmerdes.

La tentative d'humour est maigre et repose sur une base véridique. Dégommer un Aspirant trop collant est une chose mais les Spécialistes sont plus précieux. Surtout quand ils sont bien numérotés comme l'est Thalia. De façon générale tu évites aussi de t'en prendre à toute personne qui s'avère être bénéfique pour le clan.

THALIA – Ou alors c'est simplement le fait d'avoir vécu cette nuit bizarre avec toi. J'ai l'impression que si je t'accompagne jusqu'au bout et qu'ensuite je vais me coucher, ce ne sera plus qu'un mauvais rêve...
VIOLETTE – On est enfoncées dans la réalité jusqu'au cou. Je doute que dormir la transformera en mauvais rêve. Tout ce que ça apportera c'est une nouvelle confirmation que tout est devenu cauchemardesque en quelques heures à peine.

Tu comprends néanmoins la nécessité de finir le chemin comme il avait été commencé. C'est une sale nuit pour tout le monde. Vous ne savez même pas si Chad est le seul à avoir péri dans la mission. Après tout vous n'avez vu que Michael et Samuel sur le territoire des Jaguars mais vous étiez bien plus.

VIOLETTE – Pourquoi est-ce qu'on nous a choisis nous ?

Les lèvres pincées tu jettes un bref regard à Thalia. La question te trotte en tête depuis votre départ. L'équipe constituée n'était pas équilibrée. Un Lieutenant, deux Fines Lames, deux Espionnes, une Tireuse, un Second et le Chef. Même au niveau des positions dans le classement, il y avait un fossé énorme. Tu te doutes que ce n'est pas Chad qui a sélectionné ce groupe. Il n'aurait sûrement pas pris Jayden et Loukas avec lui. Innocemment tu te dis aussi qu'il ne t'aurait pas choisie toi car cette histoire n'aurait pu avoir que de mauvaises répercussions sur ta montée en grade.

VIOLETTE – Ou plutôt pourquoi Samuel nous a choisis.

Dès que les mots sortent, la réponse t'apparaît.

VIOLETTE – Parce qu'il est idiot. Juste.

Généralement tu évites de dire quoi que ce soit de négatif sur les gradés mais aujourd'hui tu as la langue plus déliée. Tu n'as jamais réellement apprécié Samuel et c'est pour lui que cette mission a été orchestrée. Tu lui en veux c'est indéniable. Il ne s'agit que d'un ressentiment en toi pour le moment car tu n'as pas complètement intégré le fait que tu ne reverras plus jamais Chad mais il ne fait aucun doute qu'il sera un jour le coupable tout désigné pour expliquer la mort du Second. Un jour qui n'est pas encore aujourd'hui.