Dryss ne l'aurait jamais admis, mais il était bel et bien anxieux. La mission qui l'attendait aujourd'hui n'avait rien de commun avec ce qu'il était habitué à faire pour le clan. Enfin, si. On pouvait dire que sa tâche de Formateur allait désormais prendre une nouvelle ampleur à la demande de Noâ. La jeune femme qu'il avait retrouvée évanouie aux frontières du clan allait de mieux en mieux. C'était donc à lui qu'on avait confié la tâche d'accompagner cette inconnue lors de ses premiers pas à l'extérieur. Il ne savait pas grand chose de cette fille, à part ce que Noâ lui avait raconté. le brun savait qu'elle s'appelait Taiga, et qu'elle était extrêmement craintive. Elle semblait n'avoir reçu aucune éducation car elle s'exprimait toujours très laconiquement avec un langage très pauvre. Pour l'instant son comportement était encore trop sauvage, et il faudrait qu'elle fasse des efforts si elle voulait s'intégrer pleinement au clan.

Noâ l'avait déjà approchée et avait pu constater à quel point cette fille était perdue. Elle ne connaissait rien de cette ville ni des clans en général. Bref, elle ignorait totalement dans quoi elle avait mis les pieds et ce serait à lui de tout lui expliquer... Certes, la jeune fille pourrait trouver paix et sécurité chez les Jaguars, mais elle devrait pour cela renoncer à la liberté qu'elle avait connue jusqu'alors. Cela promettait d'être difficile pour elle.

Plus que tout, Dryss se demandait si Taiga le reconnaitrait. Lorsqu'il l'avait prise dans ses bras pour la ramener au QG, elle avait légèrement ouvert les yeux, et avait prononcé des mots qu'il n'avait pas compris. Sans doute l'aura-t-elle oublié, mais il ne l'espérait pas. Affronter un nouvel inconnu serait une épreuve supplémentaire pour elle - et pour lui aussi, par la même occasion.

Au moment où il pénétra dans les geôles du QG, il se demanda soudainement pourquoi Noâ l'avait choisi, lui. Il se dit que quelqu'un de plus communicateur et de plus chaleureux - comme Jude, par exemple - aurait peut-être mieux convenu. Sa chef avait-elle une idée derrière la tête?

Il donna un bref signe de tête à Garrett en guise de salut.
- Je viens voir Taiga.
Le jeune homme acquiesça, apparemment au courant de la situation.
- Je te préviens, elle est très peureuse. Faudra de la patience pour la mater.

Dryss ne releva pas la remarque de Garrett. Apparemment, ce dernier n'appréciait pas le fait de devoir la surveiller. En tout cas, il y avait quelque chose de condescendant dans ses paroles qui ne plaisait pas à l'espion. Mais il n'était pas là pour faire l'éducation de Garrett.

L'espion s'avança doucement avant de s'arrêter dans l'encadrement de la cellule.

Bonjour. Est-ce que je peux entrer?  

Il ne voulait surtout pas être trop brusque en s'imposant dans le seul espace de vie de la jeune Libre.

Voir le monde — PV Dryss
Le temps passait lentement dans la cellule. Taiga avait fini par s'habituer à l'endroit et elle avait fini par réussir à en faire son territoire. Quelques aménagements auraient bien sûr été nécessaires, mais c'était déjà mieux que rien. L'idée de sortir d'ici l'effrayait encore, mais elle aspirait à mettre un jour le nez dehors. Elle voulait retrouver sa liberté, mais une autre part d'elle était curieuse et souhaitait aussi découvrir cet environnement étrange. Ici ce qui lui manquait le plus était de voir le ciel. Elle aimait dormir à l'air libre, avec les étoiles sous les yeux. Dans cette pièce, elle ne faisait jamais que somnoler. Elle dédaignait toujours le lit, le jugeant bien trop mou et s'installait bien souvent sans un coin de la pièce. Par contre, elle ne chassait jamais la couverture à laquelle elle s'était malgré elle attachée. Ce grand morceau de laine était confortable et elle aimait se pelotonner dedans. Elle était d'ailleurs en train de dormir un peu lorsque quelqu'un s'approcha ce qui la réveilla. Elle l'entendit parler avec le type à la voix sèche qui la surveillait souvent. Tout en bâillant, elle se redressa et se frotta les yeux alors qu'il s'avançait. Dans un respect étrange de son territoire, il s'arrêta à la porte et se mit à parler. En plus, il lui demandait son avis.

— Oui.

Taiga ne savait pas trop ce qu'il lui voulait, mais elle supposait que si il était ici c'était qu'il avait une raison. Il avait peut-être même un lien avec la femme blonde. La dominante lui avait déjà envoyé plusieurs personnes, toujours avec des caractères différents, mais ils étaient toujours sympathiques avec elle.

— Qui ? Pourquoi ?

Elle avait pris l'habitude de côtoyer ce qu'elle savait désormais être des Jaguars et elle préférait poser directement les questions qui s'imposaient. Lâchant un dernier bâillement, elle se défit de sa couverture et se mit debout.

Dryss s'était attendu à toutes sortes de réactions. Il ne connaissait pas du tout l'état psychologique de la jeune femme et craignait qu'elle ne fasse une crise de panique en le voyant débarquer dans sa cellule. Mais il n'en fut rien. Il constata qu'il venait de la réveiller. La libre dormait à même le sol dans un coin de la pièce. Cela l'intrigua de constater qu'elle préférait la dureté du sol à la douceur d'un matelas, mais c'était certainement dû à ses habitudes. Sans montrer le moindre signe de panique ou de surprise, elle l'autorisa à entrer dans sa cellule.

Dryss s'exécuta mais resta assez loin d'elle dans un premier temps. Il s'adossa au mur, juste à côté de la porte. La rencontre allait donc se passer dans le calme, du moins c'était ce qu'il espérait. Mais quelque chose lui disait que la jeune femme ne le reconnaissait pas. D'ailleurs elle lui demanda de façon très sommaire qui il était et quel était le motif de sa visite.

Il plaça sa main sur sa poitrine pour se désigner et déclara
Je m'appelle Dryss. Je suis l'ami de Noâ, la chef du clan. Tu l'as déjà rencontrée plusieurs fois je crois. Et puisqu'elle ne semblait pas s'en souvenir, il tenta de lui rafraîchir la mémoire. C'est moi qui t'ai amenée ici. Est-ce que tu t'en souviens?

Si elle avait quelques bribes de souvenirs, cela permettrait au moins de la mettre en confiance. Mieux valait qu'elle sache à qui elle avait affaire.

On m'a chargé d'une mission très spéciale. Il désigna la porte d'un mouvement de la tête. Toi et moi, on va aller faire un tour à l'extérieur. Ca te tente? Tu dois en avoir marre de cette cellule, non?

Cette fille devait vivre constamment au grand air auparavant. Rester enfermée de la sorte ne pouvait qu'être un fardeau, et il était heureux d'être celui qui allait peut-être l'en libérer provisoirement.

L'homme était très différent de Kahlan ou des gardes qui se succédaient à proximité de son lieu de vie. Il donnait à Taiga l'impression d'être plus posé et il semblait être fort respectueux de l'espace vital de l'autre ce qu'elle apprécia d'une certaine façon. Elle appréciait surtout qu'il ne s'approche pas d'elle, lui laissant ainsi la possibilité de faire le premier pas. Et puis, il s'exprimait d'une façon qu'elle comprenait facilement. C'était encore un point pour lui. Il lui apprit qu'il connaissait Noâ, nom qu'elle avait assimilé à la dominante du groupe. Cette information calma les dernières craintes qu'elle étouffait. Jusqu'ici, Noâ n'avait envoyé que des personnes bien à ses côtés et elle ne pensait pas que cela changerait. Dehors, il y aurait peut-être beaucoup de dangers, mais ici elle était actuellement en sécurité ce qui lui permettait de lutter contre son envie de chasser ces murs et ce plafond de son horizon.

La suite s'avéra intrigante et anima un peu son intérêt. Désormais debout, elle fixa plus intensément l'homme et chercha les traits de son visage dans ses souvenirs. En vain. Sa mémoire ne contenait aucune trace de son arrivée dans cette pièce et c'était à peine si elle se souvenait de sa venue dans la ville en elle-même. La faim, la soif et la peur avaient tellement saturé son cerveau qu'elle n'avait conservé que ces sensations.

— Non.

Taiga ne savait pas trop quoi penser du fait qu'il l'avait conduit ici. Elle était bien incapable de dire si c'était une bonne ou une mauvaise chose et affichait donc une certaine neutralité face à lui.

Lorsqu'il lui désigna la porte, un frisson couru le long de son échine. Au début, elle pensa qu'il allait la fermer, mais elle comprit rapidement qu'il voulait qu'elle la passe. Il voulait qu'elle sorte avec lui pour être précis. Cette information l'a mis dans une situation fort embarrassante et elle se tortilla un peu, ses yeux passant de la porte à lui.

— Peux vraiment ?

Elle n'était pas censé partir d'ici, mais puisqu'il était envoyé par Noâ c'était qu'elle devait avoir l'autorisation de mettre le nez dehors. Même si le fait de sortir était effrayant, c'était aussi sacrément tentant. Depuis le temps qu'elle n'avait plus respiré au grand air et qu'elle n'avait plus eu d'espace autour d'elle, elle qui n'avait connu que le monde sauvage durant toute sa vie.

Toujours un peu hésitante, elle s'approcha de l'homme et donc de la porte. Elle obéissait depuis plusieurs jours à l'ordre de ne pas sortir et s'étonnait assez d'en avoir soudainement le droit. Elle ne pouvait ainsi pas s'empêcher de se demander si ce n'était pas un piège. Et puis, il y avait toujours les dangers de l'extérieur qu'elle ne connaissait pas.

— Tu protégeras ?

Elle avait posé son index sur le torse de Dryss pour lui faire comprendre qu'elle parlait de lui. Si elle devait sortir, elle espérait bien qu'il la protégerait de ce monde inconnu dans laquelle elle n'avait aucune arme pour assurer sa propre survie.

Malgré ses espérances, Taiga ne sembla pas se souvenir de lui. Elle semblait vouloir maintenir une expression neutre. Sans doute se demandait-elle dans quel but l'avait-il amenée ici. Elle ignorait tout de ce clan et ne savait exactement ce qu'il allait lui arriver. L'espion pensa un instant à la rassurer à ce sujet, mais se ravisa. Autant en venir tout de suite au fait. Il serait toujours possible d'en discuter une fois à l'extérieur de cette geôle qu'il trouvait atrocement oppressante. Il espérait toutefois que la jeune femme parviendrait un jour ou l'autre à se souvenir de lui.

Un sourire illumina le visage du Dragon lorsque la Libre montra sa surprise. Taiga ne s'attendait pas à pouvoir sortir de sa cellule. Elle semblait s'être accommodée à l'idée de rester enfermée pour l'instant, mais ce n'était pas du tout ce que voulait Noâ. La retenir prisonnière ne servirait à rien ni pour Taiga ni pour le clan. L'objectif de la blonde était clairement que la jeune fille devienne membre. Pour ce faire, il fallait donc la mettre à l'aise et la familiariser avec les lieux assez rapidement pour ne pas qu'elle reste dans une logique carcérale. Elle allait peut-être comprendre d'elle-même que devenir membre des Jaguars était une option plus que probable. La jeune femme pourrait, sait-on jamais, se laisser séduire par ce clan si chaleureux et accueillant. C'était ce que tout le monde ici espérait.

Dryss acquiesça lorsque la Libre demanda s'il était sérieux. Il n'ajouta rien de plus, laissant son interlocutrice digérer cette surprise. Son expression laissait transparaître une certaine méfiance, ainsi qu'une crainte. Mais presque aussitôt, Taiga se montra plus assurée et s'avança vers lui. Elle lui demanda sommairement s'il la protégerait. Dryss fut surpris de voir le doigt de la jeune femme se poser sur son torse. Il s'attendait à ce qu'elle rejette tout contact physique dans un premier temps mais elle n'était pas craintive à ce point apparemment. Une fois de plus il acquiesça en tentant d'afficher un sourire rassurant.

Je serai responsable de toi. Il ne t'arrivera rien. Il tenta de la rassurer du mieux qu'il le put avant de faire le grand saut. Personne ne te fera de mal ici. Nous formons tous une famille.

Et c'était le cas. Le clan était d'ailleurs réputé pour sa bonne ambiance et pour l'entente qui régnait entre ses membres. C'était notamment pour cela qu'il avait tant d'importance aux yeux de l'espion. Et c'était aussi pour cette même raison qu'il avait tant de mal à obéir à Samuel ces derniers temps...

Sans attendre davantage, il tourna les talons et sortit de la cellule. Il resta à proximité de l'entrée et attendit que la jeune femme le suive. Dryss voulait que la jeune femme sorte de son propre chef, et qu'elle aille à son rythme. Le premier choc serait d'affronter l'environnement assez glauque des geôles qui n'inspiraient rien de bon. Une fois cette épreuve passée, il espérait que Taiga se détendrait en découvrant que le reste du QG n'était pas aussi sombre.  

Garrett comprit que désormais, il n'avait plus rien à faire ici. Mais il resta planté devant la cellule, attendant que Taiga sorte. Le jeune homme était sans doute curieux de ce qui allait se passer. Dryss, cependant, le fusilla du regard. Il n'avait pas pour habitude d'être hostile envers ses semblables, mais il savait que la présence de cet énergumène dérangerait Taiga. Et la jeune femme n'avait pas besoin de l'avoir dans les pattes pour sa première sortie. Sans attendre, le garde s'éloigna non sans lancer un regard sombre à l'ancien.  

Lorsque Garrett se fut éloigné, Dryss se tourna à nouveau vers la cellule, attendant que la jeune femme fasse son premier pas vers l'extérieur.

La responsabilité était un concept que Taiga ne comprenait pas, mais dans la bouche de Dryss cela semblait vouloir dire quelque chose. Quelque chose d'important. Il était sûr de lui lorsqu'il parlait et Taiga se suffit de cette conviction. Jusqu'ici tout ce que ces jaguars avaient dit s'était avéré vrai, elle n'avait pas de raison de douter. Dryss ajouta qu'il formait une famille. Encore une fois, cela n'avait pas une valeur particulière aux yeux de Taiga, mais plus elle voyait évoluer ces gens ensemble, plus elle envisageait le fait d'être comme eux. Elle trouvait agréable de pouvoir compter sur quelqu'un. Être prise en charge procurait un sentiment pas désagréable du tout. Le problème c'était qu'elle comprenait moins le principe de la réciprocité. Pour obtenir cette famille, il lui faudrait donner quelque chose en retour, mais ça elle ne l'avait pas encore saisi.

Dryss sorti de la pièce et s'arrêta un peu plus loin. Durant quelques instants, Taiga resta immobile en regardant l'extérieur. Timidement, elle fit deux pas vers l'entrée et s'arrêta une nouvelle fois. Elle passa alors sa tête et jeta quelques coups d’œil autour d'elle. Même si l'homme lui avait dit qu'elle pouvait sortir, elle restait un peu hésitante. Après tout ne pas sortir était la seule règle qu'elle avait dut respecter depuis son réveil dans cet endroit. Sous le regard attentif et bienveillant de Dryss, Taiga osa pourtant faire le premier pas. Il fut particulièrement difficile et elle se sentit fautive lorsqu'elle eut posé le pied hors de l'encadrement de la porte. Cette difficulté lui était totalement inconnue. Elle ne comprenait même pas l'appréhension qu'elle ressentait. Lorsqu'elle eut sorti tout son corps de la cellule, elle s'arrêta devant Dryss et lui lança un regard perdu.

— Pourquoi Taiga se sent bizarre ?

Taiga avait voulu poser la question qui lui trottait dans la tête. Elle ne se rendait pas compte que cette dite question n'était pas facile à comprendre au vu du peu d'informations qu'elle fournissait au jaguar. Pensivement, elle continua heureusement à parler.

— Comme si sortir est pas bien.

Il ne sut si Taiga avait bien saisi tout ce qu'il venait de lui dire, mais Dryss eut l'impression que la jeune Libre était quelque peu rassurée et c'était plutôt encourageant. Il l'attendait à l'extérieur de sa cellule et il fallut quelques instants à la jeune femme pour se diriger vers l’entrebâillement de sa geôle. Elle jeta un regard craintif vers l'extérieur et constata qu'ils étaient seuls. Ensuite, elle sortit doucement de sa petite pièce et se confia alors à l'Ancien. Ce qu'elle lui dit le laissa tout d'abord perplexe. Elle éprouvait une sensation étrange et Dryss ne parvenait pas vraiment à l'expliquer. Mais tout devint plus clair lorsqu'elle ajouta quelques mots pour préciser sa pensée. Elle venait d'enfreindre la seule règle qu'on lui avait demandé de respecter en ces lieux. Cela devait lui procurer un sentiment de culpabilité qu'elle n'avait peut-être encore jamais expérimenté. Dryss tenta de lui expliquer cela en quelques mots.

C'est parce que tu es sortie de ta cellule. Noâ t'a imposé une règle et je t'ai demandé de lui désobéir. Il lui sourit. Rassure-toi ce n'est pas grave, tu as le droit de sortir. Ta liberté t'appartient.

Dans les faits, du moins. Si Taia était désormais Libre de ses mouvements, Noâ ne la laisserait certainement pas repartir de sitôt. Du moins, pas avant d'essayer de la recruter. Le clan avait besoin de nouveaux membres et on pouvait dire qu'elle tombait à pic. Mais l'Ancien ne devait surtout pas lui parler de tout ceci. Une information à la fois. Lorsqu'il se fut assuré que la Libre s'était plus ou moins remise de ses émotions, il l'invita à le suivre.

Viens, je vais te montrer ce qu'il y a en-dessous d'ici.

Il tentait d'employer les mots les plus simples possibles, espérant que Taiga lui signalerait toute incompréhension. Ils se dirigèrent vers un petit escalier au fond des geôles qui menait à la salle d'entraînement. Mais avant de descendre, Dryss attendit que Taiga le rejoigne. Elle devait passer devant des cellules occupées par des prisonniers parfois trop bavards et les lieux étaient assez inquiétants. Il espérait qu'elle ne ferait pas trop attention aux détails : comme aux chaînes ou à la saleté qu'on pouvait trouver dans la totalité des cellules de cette zone.

Il descendit ensuite à la salle d'entraînement où se trouvaient plusieurs membres qui n'avaient pas remarqué leur présence.

C'est ici qu'on vient s'entraîner.

Soudain, un membre tira au fond de la salle. Le bruit assourdissant résonna dans toute la pièce et fit sursauter l'ancien qui ne s'attendait pas à trouver un tireur ici.

L'esprit de Taiga tentait tant bien que mal de s'adapter à ce nouveau monde. S'il se débrouillait plutôt bien avec les personnes et les objets rencontrés, il avait un peu plus de mal avec les notions propres à l'humanité. Il en était de même avec les émotions qu'elles engendraient. Heureusement, Dryss lui vient en aide avec une explication. L'homme comprenait visiblement ce dont elle parlait ce qui était une bonne chose. L'explication de Dryss traça naturellement sa voie dans la tête de Taiga, mais elle ne s'en trouva pas réellement moins confuse. Le concept de règles, de désobéissance et de liberté étaient encore flous pour elle. La seule loi qu'elle connaissait était celle de la survie. Sa survie. Elle laissa néanmoins bien vite tous ces mots de côté. Pour l'heure, Taiga était bien plus attirée par les choses que Dryss voulaient lui faire découvrir. Elle espérait aussi pouvoir sortir, l'air et le ciel lui manquant terriblement. Quand l'homme lui parla de voir l'endroit qui se trouvait en dessous de celui où elle se trouvait, Taiga grimaça légèrement. Plutôt que de se rapprocher du ciel, elle allait encore devoir mettre plus de terre au dessus de sa tête. Taiga emboîta néanmoins le pas de Dryss pour traverser le couloir. Pour se faire, elle dut passer devant des pièces assez similaires à la sienne bien qu'elles étaient beaucoup plus inquiétantes. Elles contenaient des gens que son instinct appréciait bien peu et elle se rapprocha inconsciemment du corps de son guide dès qu'elle l'eut rejoins.

— Eux quoi ? dit-elle en désignant vaguement les autres cellules. Pas jaguars ?

Les jaguars qu'elle avait vu se déplaçaient comme bon leur semblait. Ils n'étaient pas coincés par des portes et des chaînes. Ils étaient aussi gentils, à l'exception de l'homme à la voix sèche qui montait souvent la garde à proximité de sa porte.

Après une brève hésitation, Taiga commença à descendre l'escalier avec précaution. C'était la première fois qu'elle traversait un terrain aussi étrange. Une fois en bas, elle fut rassurée de voir que l'endroit était grand. Il y avait toujours la terre au dessus de sa tête, mais c'était comme une caverne. Ou une version plus grande de son abri dans l'arbre.

Ici tout semblait avoir une raison d'être et Dryss lui expliqua que l'on s'entraînait ici. Taiga était sur le point de lui demander ce qu'était que s'entraîner, mais un bruit fort lui glaça le sang. Après avoir poussé un glapissement de peur, elle se recroquevilla au sol, les mains pressées sur ses oreilles. Elle tremblait et peinait à rester dans sa position accroupie à cause de la peur qui circulait à toute vitesse dans son corps. Son coeur battait trop fort et elle ne pouvait oublier les échos du son dans sa tête.

— Pourquoi le ciel est furieux alors qu'on ne le voit même pas ! finit-elle par dire d'une voix trempée de peur, mais aussi d'un fond de colère.

Elle avait les yeux ouverts, mais elle s'appliquait à laisser ses oreilles bien couvertes. Elle était confuse et frustrée à cause de ce monde trop différent qui ne cessait de lui jouer des tours. Et bien sûr, elle avait peur.

Même si elle n’en dit rien, Taiga ne sembla pas convaincue. L’Espion se doutait que la jeune femme ne comprenait pas tout ce qu’il disait, aussi réalisa-t-il alors que la liberté et les règles étaient des concepts complexes pour quelqu’un de sauvage. Il faudrait qu’il fasse encore plus d’efforts pour se faire comprendre s’il voulait que Taiga apprenne quelque chose de cette rencontre. Elle le suivit craintivement jusqu’à l’escalier qui menait à la salle d’entraînement. Comme Dryss le craignait, elle observa les prisonniers qui se trouvaient dans cette zone. Certains lâchèrent des insultes ou des remarques grivoises dont l’espion ne s’inquiéta pas vraiment : Taiga ne les comprendrait pas, de toute façon. En revanche, la jeune fille chercha à savoir si ces prisonniers étaient des Jaguars. Juste avant de descendre l’escalier, Dryss s’arrêta pour lui faire face et lui répondre au mieux.

Oui et non. Il y a des prisonniers Jaguars et des prisonniers non Jaguars. Tous ont fait quelque chose de mal. C’est pour ça qu’ils sont là. Parce qu’ils ne doivent pas recommencer. Tu comprends ?

Tout en parlant, Dryss se dit que la notion de punition devait aussi être très abstraite pour Taiga. Il espéra que la jeune femme ne ferait pas le rapprochement entre ces prisonniers et elle-même. Après tout, elle aussi vivait dans une cellule pour l’instant…

Il descendit l’escalier et s’assura que Taiga parvenait à le rejoindre sans trop de difficulté. Une fois que cela fut fait, un coup de feu rugit dans la pièce. La réaction de Taiga ne se fit pas attendre : elle poussa un cri de terreur et se recroquevilla au sol. Le coup de feu l’avait terrorisée. Jetant un regard amer vers Trigger, qui n’avait rien à faire là, Dryss tenta d’abord de rassurer Taiga, il s’accroupit pour se rapprocher d’elle et posa une main compatissante sur son bras.

Non. Ce n’est pas le ciel. Ce n’est rien. Je vais te montrer. N’aies pas peur.

Il se leva ensuite et s’avança en pressant le pas vers Trigger qui se tenait un peu plus loin, prêt à récidiver. Dryss s’expliqua avec le Tireur qui accepta d’interrompre son entraînement tant que Taiga n’était pas partie. Il céda même – après une longue hésitation – son arme à Dryss.

Merci, je te la rends tout de suite, lui assura l’espion.

Il retourna auprès de Taiga et lui présenta l’arme.

Regarde, c’est ça qui a fait ce bruit. C’est une arme. Est-ce que tu as déjà vu une arme comme ça ? C’est dangereux, mais Trigger (dit-il en pointant le tireur du doigt) il sait l’utiliser. L’espion activa la sécurité (au cas où) et présenta ensuite l’arme à Taiga, tout en la gardant en main. Regarde,  tu peux toucher si tu veux.

Il voulait avant tout la rassurer. Ce n’était pas gagné, mais il fallait que Taiga reprenne confiance et éloigne sa peur. Dryss pensait qu’en lui présentant les choses de façon rationnelle, la Libre finirait par comprendre et par mieux appréhender ce nouveau monde qui s’offrait à elle.

Taiga trouva étrange que cet endroit accueille une population aussi diverse. En parlant avec la dominante, elle avait pu comprendre que cette place appartenait uniquement à ceux qu'on appelait jaguars, la présence de non-jaguars était donc à ses yeux obscur. Elle ne savait pas plus comment elle devait se considérer. On en lui avait pas dit ce qu'elle était. La notion du bien et du mal lui était tout aussi obscure. Elle fronça les sourcils, en intense réflexion, mais la seule chose qui en ressortit fut la question initiale.

— Moi quoi ?

Taiga avait bien compris qu'elle n'était pas exactement comme les gens dans les cages. La porte était ouverte pour elle et les gens étaient gentils avec elle. De plus, personne ne lui avait parlé du fait d'avoir fait du mal même si elle ne savait pas franchement ce que les gens à l'intérieur des cellules avaient bien pu faire.

Le tonnerre grondait encore dans sa tête, mais la présence de Dryss rassura un peu Taiga. Elle trouvait le contact des autres apaisant. Elle se pressa inconsciemment contre la main sur son bras et fut déçue de le voir s'éloigner plus vite, la peur revenant au galop dans son ventre. Toujours accroupie au sol, elle fixa les deux hommes qui se tenaient plus loin et vit revenir Dryss avec un certain soulagement. Il avait un étrange objet dans les mains. C'était quelque chose qu'elle n'avait jamais vu. La curiosité repoussa peu à peu la peur et elle se retrouva à observer la chose avec attention. Ce que Dryss tenait dans les mains n'avait rien à voir avec tous les objets qu'elle avait pu voir au cours de sa courte vie. Après une brève hésitation et sur l'invitation de Dryss, elle approcha sa main et effleura le métal. Sous la chaleur, elle recula vivement sa main, mais après avoir déglutit difficilement, Taiga retoucha un autre endroit qui était lui curieusement froid.

— Le ciel est dedans pour faire peur aux gens ? dit-elle sceptique sans quitter l'arme des yeux. Elle ne comprenait pas l'utilité de cette chose au final.

Alors que Dryss tentait d’éclairer Taiga sur l’identité des prisonniers, auxquels elle s’identifiait forcément, la jeune femme posa une question simple en apparence, mais qui laisse l’Ancien dans l’embarras. Il ne voulait surtout pas que Taiga s’assimile à ces gens qui avaient fait « quelque chose de mal » selon ses propres dires. Mais comment expliquer les choses simplement ? C’était là tout le problème. Il avait presque l’impression que Zeke s’en sortirait bien mieux que lui avec la Libre qui avait le niveau d’un enfant une fois qu’il s’agissait de notion complexe.

Toi tu n’es pas comme eux. Tu n’as rien fait de mal. Et bientôt tu partiras d’ici, expliqua-t-il en désignant l’énorme pièce formée par les geôles. Ne t’en fais pas. Ajouta-t-il, soucieux de rester rassurant envers elle.

Une fois l’épisode du coup de feu passé, Taiga appréhenda l’arme avec curiosité et méfiance. Ce devait être la première fois qu’elle voyait une arme à feu, et elle posa imprudemment la main sur le canon de l’arme qui était encore brûlant. Dryss préféra la laisser faire sa propre expérience de l’objet, et la Libre découvrit intelligemment que toutes les parties du revolver n’étaient pas chaudes à ce point. Lorsque la jeune femme avança une explication bancale quant à l’utilité de l’arme, Dryss resta perplexe quelques secondes.

Non ce n’est pas le ciel, même si le bruit est presque le même. Il voulait d’abord éclaircir ce point. C’est un objet pour attaquer ou se défendre. Un petit peu comme… un arc à flèches, est-ce que tu connais ?

Le parallèle semblait boiteux mais il était pourtant judicieux. En rapprochant le revolver – objet de métal impressionnant – avec une arme beaucoup plus commune et rudimentaire que Taiga devait connaître – l’arc – Dryss tentait de dédramatiser la situation et de lui montrer que cette arme n’était rien d’autre qu’un outil. Un simple outil.

Il avisa le reste de la salle. Il ne restait rien de bien intéressant à lui présenter. Si bien que dès qu’ils en auraient fini avec le revolver, Dryss lui montrerait la partie supérieure du QG.

Dryss mit un peu de temps pour répondre, mais Taiga eut finalement sa réponse. Comme elle s'en doutait, elle n'était pas comme tout ces gens. Dryss semblait convaincu qu'elle sortirait bientôt d'ici et même si cette idée lui plaisait, elle l'inquiétait aussi. Le monde était dangereux après tout. Ce n'était pas pour rien que la dominante lui avait dit de bien rester dans la cellule. Seulement si elle envoyait quelqu'un pour l'aider à découvrir, c'était probablement qu'elle la jugeait apte à affronter de toutes petites parties de ce monde si étrange dans lequel elle avait atterrit.

Il n'empêchait que ce monde lui foutait la trouille. Même si elle était plus calme maintenant qu'elle avait identifié la source de ce coup de tonnerre, elle s'attendait à tout. L'énorme inconnu qui constituait sa nouvelle vie allait mettre ses nerfs à rude épreuve. Quand Dryss lui certifia que le ciel n'était pas dans l'objet, Taiga fut presque déçue. Elle aimait son idée même si elle était étrange. Cela ne lui expliquait de plus toujours pas pourquoi cette chose avait besoin d'être si bruyante. La suite de l'explication commença facilement. Attaquer et se défendre, elle connaissait. Par contre, elle fut de nouveau perdue quand Dryss ajouta une nouveauté dans l'équation. Pour toute réponse, elle secoua la tête. Non, elle ne savait pas que ce qu'était un arc à flèches.

— Attaque et défense ? dit-elle en désignant le revolver. On tape ou on lance comme une pierre ?

L'objet était lourd et ferait donc sûrement des dégâts. Elle comprenait par contre moins comment ce truc pouvait être utilisé en défense. Elle tenta de le brandir de côté comme on le ferait avec un bouclier, mais elle ne voyait vraiment pas l'efficacité derrière le revolver.

— Pas pratique. ajouta-t-elle en fronçant le nez.

Dryss, pas vraiment habitué aux élèves de la trempe de Taiga, en avait presque oublié que la jeune femme prenait le moindre mot au premier degré. Quand il essaya de lui expliquer le principe du revolver, il parla bien évidemment d'attaque mais aussi de défense. Parce qu'à ses yeux, oui, on pouvait se défendre avec une arme offensive. Tout était une question de point de vue.

Pour le versant "attaque", Taiga crut que le revolver était un petit peu comme une pierre qu'on lançait, ou dont on se servait pour frapper quelque chose. Et elle enchaîna, mimant une tentative de défense en se servant de l'arme comme d'un bouclier fictif, prétendant que ce n'était pas "pratique".

Dryss secoua la tête. Non non non...

Il reprit l'arme et tenta de recommencer ses explications, de façon à être plus clair qu'avant :

C'est plus "bizarre" encore. Il se saisit de l'arme et visa la cible. À l'intérieur il y a, comme un caillou disons. Et ceci - qu'on appelle un revolver - ça envoie le caillou sur l'ennemi. mais ça l'envoie tellement fort, tellement vite, que l'ennemi est gravement blessé. Il montra le canon de l'arme, avant d'enlever une balle du chargeur. Le caillou, qu'on appelle "la balle" sort par ici. Et une balle ressemble à ça.

Vu la réaction précédente de Taiga, Dryss n'avait pas vraiment envie de tirer pour lui faire une démonstration. Il préférait passer à quelque chose de plus simple.

Et ça sert à attaquer. Surtout à attaquer.

Il ne fallait pas vraiment aller dans les nuances avec Taiga. Pas pour le moment. Entretemps, Trigger les avait rejoints et se tenait désormais aux côtés de Dryss, plutôt impatient de récupérer son arme.

Le brun se tourna alors vers Taiga, voulant s'assurer qu'il avait été compréhensible.  

Est-ce que tu as compris?

Même s'il voulait passer à la suite, il faudrait bien que Taiga comprenne le fonctionnement des armes employées couramment par les clans. C'était le minimum si elle voulait survivre, aussi ne souhaitait-il pas bâcler cette étape pour le moins importante.

Tout ça était vraiment compliqué. Comme tout ici. Depuis qu'elle était arrivée chez les jaguars, Taiga avait compris que rien n'était simple. Ils vivaient étrangement et généralement tout ce qu'elle voyait avait un autre versant. Elle ne comprenait pas bien pourquoi ils avaient tout complexifié de la sorte même si elle essayait sincèrement. La seule chose qui jusqu'ici avait mérité d'être transformée était la nourriture. Tout était bon car les aliments n'étaient pas mangés tels quels. Ils étaient transformés. Mais pour le reste, c'était une autre paire de manches. Et Taiga commençait à voir tout ça avec un agacement nouveau. Elle aurait voulu que pour une fois quelque chose soit simple. Que quelque chose soit juste ce qu'il semblait être.

Dryss reprit l'arme et recommença une explication en s'étendant plus sur le sujet. Taiga l'écouta avec attention en essayant de visualiser la chose. C'était mieux comme ça. Elle pouvait voir le petit caillou propulsé hors de l'objet. C'était intelligent. Lancer un caillou était déjà efficace, mais si l'arme l'envoyait encore plus fort c'était mieux. Le fameux caillou n'en était pas vraiment un. C'était un petit objet fort attirant en métal. Elle eut très envie de le prendre comme elle l'avait fait avec la cuillère, mais elle se retient et regarda juste la balle avec attention. Un jour, Taiga s'en procurerait une pour l'ajouter à sa collection d'objets étranges.

— Compris. dit-elle en hochant la tête vigoureusement.

Taiga regarda ensuite l'autre brun qui se trouvait dans la pièce. Il était celui qui lui avait fait peur avec son revolver et elle lui en voulait un peu pour ça alors elle lui fit les gros yeux avant de se retourner vers Dryss.

— Peut aller vers le ciel ? demanda-t-elle en pointant le plafond.