Le territoire des Dragons est pour toi une ville en elle-même. Tu y trouves tout ce que tu estimes avoir besoin alors tu ne sors que rarement. Te mélanger aux autres clans ne t'attirent pas vraiment, tu trouves que c'est se faire du mal inutilement. Pourquoi devrais-tu t'intéresser à un futur ennemi ? Personne ne comprends les Dragons. Ils ont tous des idées reçues sur vous, ils vous méprisent alors cela ne peut que finir mal. Donc, tu ne te lies pas aux autres. Pourtant, aujourd'hui, tu es de sortie. Une pulsion soudaine t'a donnée envie d'aller te balader un peu. L'entraînement des Spécialistes est terminé depuis longtemps mais tu n'as pas à te soucier du couvre-feu. Tu es Violette, probablement la futur Lieutenant des Fines Lames alors ce n'est pas une petite sentinelle de rien du tout qui va venir te chercher des noises. Tu as troqué ta lance pour un dague accrochée à ta ceinture. Tu veux jouer la carte de la discrétion, il n'est pas question de partir en campagne. Ne pas sentir ton arme fétiche dans ton dos a quelque chose de gênant mais tu ne te sens pas nue pour autant. Même sans arme, tu es mortelle.

Tu n'as pas mis les pieds dans le centre de la ville depuis la dernière Saison Tempérée mais rien n'a vraiment changé. L'état de délabrement et presque équivalent et même si les têtes ne sont plus les mêmes, les souillures rodent encore. Tu n'as jamais aimé les Libres mais tu les supportes encore moins depuis que tu sais qu'ils osent s'attaquer aux clans. Tu respectes la vie clanique plus que tout, ton clan te colle à la peau alors tu admets difficilement cette recherche utopique de liberté. Les gens que tu croises ne doivent pourtant pas tous être des Libres. Sous ces apparences banales se cachent peut-être des Vipères, des Jaguars ou même des Aigles. Ce détail ne te trouble pas, si ton nom est connu des autres clans, ce n'est pas le cas de ton visage. A part peut-être de quelques Aigles que vous avez récemment nargués avec les autres Fines Lames. Et puis, il y a un homme en particulier que tu croises et qui te pousse à t'arrêter. Tu connais ce visage. La dernière fois que tu l'as vu, il était plus jeune mais il n'a pas tellement changé. Il y a des têtes que l'ont n'oublient pas et lui en fait partie pour avoir longtemps été l'ami de Samuel. Comment oublier un type pareil ?

VIOLETTE – Dryss ?

Tu te retournes brusquement. Tu n'as pas porté la main à ton arme mais tu es prête à dégainer au besoin. Ce Dryss est un miraculé qui après avoir foiré son test a eu droit à une seconde chance à cause de son lien avec le Chef. Plutôt que d'être tué, il a été banni des Dragons. Il ne devrait même pas avoir le droit d'être en ville. Il n'est pas un traître à son clan mais il est désormais devenu inclassable et cela te dérange profondément. Tu ne sais pas comment réagir alors tu te contentes de le fixer un peu durement en attendant sa réaction.

Dryss était soulagé : sa rencontre avec Samuel s'était plutôt bien passée. Le chef des Dragons s'était montré plus clément envers lui, et l'avait écouté sans broncher ce qui n'arrivait que très rarement. Ils avaient même eu l'occasion de discuter entre eux avant de devoir se séparer. Cette brève discussion avait fait un bien fou à l'espion. Elle lui avait rappelé que Sam restait son ami d'enfance, et qu'il y avait encore quelque chose de bon en lui, malgré tout. Il fallait maintenant qu'il regagne le territoire des Jaguars du Sud sans croiser personne. Dryss n'avait jamais rencontré de Dragon lors de ses déplacements. Il faut dire qu'il était très discret et rasait les murs pour ne pas attirer l'attention des passants. Le centre neutre était parfois très fréquenté, mais en général il n'y avait que très peu de gens lorsqu'il y passait, et il savait que les Jaguars et les Dragons n'y trainaient pas trop en ce moment. Il était donc plutôt confiant.

Le Dragon restait dans l'ombre des ruines. Personne ne le regardait. Il croisa un groupe d'inconnus qui discutait de l'autre côté de la rue - certainement des Libres qui se retrouvaient pour préparer un mauvais coup, mais qu'importe. Ces derniers ne lui prêtèrent aucune attention. Il poursuivit son chemin, lorsqu'il entendit son nom... Quelqu'un venait de l'appeler. Son coeur bondit. Il comprit qu'il venait de se faire repérer et s'arrêta net. La peur l'empêcha de se retourner. Qui était-ce? Une femme? Mais qui? Cette voix ne lui était pas familière et pourtant cette personne le connaissait. Pourvu que...

Il pivota et se trouva face à une Membre des Dragons... C'était bien ce qu'il craignait. Les Dragons le croyaient banni de la ville - et surtout du clan - pour avoir échoué à son test d'admission. Il n'avait donc aucune raison d'être présent à cet endroit. Mais la jeune femme qui lui faisait face n'était pas une bête assoiffée de sang formatée par Samuel. Elle semblait aussi surprise que lui, et son regard l'interrogeait plus qu'il ne lui reprochait d'être vivant et à Paris... Il tenta de se souvenir d'elle, de mettre un nom sur son visage. Oui, ça lu revenait. Cette fille était bien plus jeune que lui et aspirait à devenir membre alors qu'il faisait encore partie du clan. Elle s'intéressait tout particulièrement à Samuel, d'après ce dont il se souvenait. C'était une vraie guerrière en devenir, et son instinct lui disait que ses qualités de combattante n'avaient fait  que croître depuis toutes ces années. Il devrait donc se méfier d'elle s'il voulait s'en sortir indemne car son interlocutrice pouvait vitre devenir menaçante en cas de doute.

Il s'assura discrètement que sa marque des Jaguars était bien recouverte par son pardessus noir. Elle ne devrait pas découvrir qu'il avait rejoint un quelconque clan, mais on n'était jamais trop prudent. Alors il se contenta de la regarder en fronçant légèrement les sourcils. Il feignit la surprise.

Et toi, qui es-tu? On se connaît?

Il ne savait exactement ce que lui apporterait le fait de jouer les amnésiques. Du temps, certainement. Il en aurait bien besoin pour se sortir de ce pétrin.

Tu trouves étrange de faire à nouveau face à cet homme. Tu ne sais même pas depuis combien de temps il a quitté le clan mais tu es certaine que c'est bien lui. Suite à son bannissement beaucoup de rumeurs avaient circulé et chacun y avait mis son grain de sel si bien que tu ne sais pas ce qui est vrai et ce qui est faux. Ta seule certitude est qu'il a eu de la chance d'être l'ami de Samuel. N'importe qui serait mort mais lui avait eu droit à un tout autre sort. Cela avait été le premier et dernier signe de faiblesse de ton Chef d'après ce que tu sais. Après tout ça, tu trouves que Dryss est un peu culotté de se balader tranquillement dans le centre neutre. Seulement, tu dois avouer que tu aimes ce petit côté provocateur. Il profite peut-être des années qui ont passées pour reprendre des contacts dans la ville. Contactera-t-il Samuel ? Tu n'en sais trop rien et à vrai dire ce ne sont pas tes affaires. Mais quand même tu veux savoir ce qu'il fait là. Tu n'es pas curieuse, juste prudente.

DRYSS – Et toi, qui es-tu? On se connaît?

Il paraît sincèrement surpris. Seulement, il n'a pas nié être Dryss, c'est déjà une bonne chose. Son comportement te désarçonne un peu et tu laisses les secondes s'écouler alors que tu réfléchis. Tu étais plus jeune lorsqu'il est parti. En plus, il n'avait pas vraiment de raisons de te connaître à cette époque. Sa question est peut-être donc tout simplement légitime. Il ne vaut mieux pas que tu tires de conclusion hâtive, pour le moment parler est la meilleure façon d'en savoir plus.

VIOLETTE – Je suis Violette. J'appartiens aux Dragons depuis toujours. On n'a jamais vraiment été présenté mais je sais qui tu es. Tu es le meilleur ami de Samuel.

Sans ciller, l'espion laissa planer le silence qui suivit sa question. Sa réaction avait peut-être surpris la jeune femme. S'attendait-elle à le voir fuir? Ou s'excuser de sa présence? Même s'il était désormais considéré comme un paria pour son clan, il n'allait tout de même pas déguerpir la queue entre les jambes. Il n'était pas né dans le clan des Dragons pour rien... Son interlocutrice reprit soudainement la parole pour se présenter. Violette... Oui ce nom lui disait bien quelque chose. Cette fille était donc bien la jeune recrue dont il venait de se souvenir. Elle n'était pas assez armée pour être une gradée, mais quelque chose lui disais qu'elle cherchait à rester discrète. Peut-être était-elle réellement devenue Fine Lame, en fin de compte.

Violette l'identifia ensuite comme le meilleur ami de Samuel. Même si cette vérité était toujours d'actualité, la jeune femme n'avait pas à le savoir. Il poussa alors un rire jaune.

"Étais", tu veux dire?

Tous les Dragons le savaient banni et exclu depuis cinq ans. Selon cette version des faits, il était impossible que Dryss ait pu maintenir un quelconque contact avec son ancien chef. Non, il devait nier tout rapport avec le clan, au risque d'éveiller les soupçons de la jeune femme.

Tu crois vraiment que Sam apprécierait que son meilleur ami soit considéré comme un lâche? Un insecte?

Autant jouer la carte de la rancoeur et de l'amertume jusqu'au bout. Un membre banni ne pouvait qu'éprouver du ressentiment envers son ancien clan... Donc il fallait qu'il donne cette impression coûte que coûte. Il restait sur ses gardes, effleurant discrètement le manche de ses sais. Rien n'empêchait cette fille de lui sauter dessus à tout moment, et quelque chose lui disait que ce n'était pas les deux types louches d'à côté qui l'aideraient en cas de pépin.  

Tu te maudis de ne pas en savoir plus sur le bannissement. Tu ne t'es jamais intéressée à cette punition car elle est extrêmement rare chez les Dragons. Habituellement, les perdants sont éliminés et les réfractaires sévèrement puni dans la douleur. En tant que future Fine Lame, tu as déjà remis plus d'un esprit rebelle à sa place. Tu as aussi brisé des personnes faibles sous les ordres de ton Lieutenant dans le cadre de ton entraînement. Tu n'as pas vraiment de remords, tu sais qu'il y a des choses qui doivent être faites et t'en occuper ne te répugne pas. C'est même une sorte d'honneur. Seulement face à ce type, ta formation ne t'aide en rien.

DRYSS – "Étais", tu veux dire?

Le terme est plus approprié en effet. Samuel se porte sûrement mieux sans lui. Et en tant que banni, il ne doit pas porter ce dernier dans son cœur. Pourtant, c'est un sacré don qu'il a reçu en échange de cette amitié. Sans lui, il serait mort et enterré dans la fosse commune à l'heure actuelle.

DRYSS – Tu crois vraiment que Sam apprécierait que son meilleur ami soit considéré comme un lâche? Un insecte?

Il confirme tes pensées. Tu juges que Chad fait un ami bien plus adapté à ton indomptable Chef. L'homme est sage et il tempère bien Samuel. Un sourire mauvais ourle tes lèvres alors que tu émets un ricanement sec.

VIOLETTE – Tu as raison. Son meilleur ami est considéré comme un stratège sage et déterminé. Il n'aura pas mis longtemps à te remplacer et c'est pour le mieux.

Tu comprends qu'il ait gardé de la rancune mais cela ne te plaît pas. En effet, il n'est qu'un insecte incapable de réussir le test, que Samuel dans sa grande mansuétude a abandonné de l'autre côté des frontières.

Les regards que tu sens se poser sur toi te détournent un instant du banni. Tu n'aimes pas du tout la façon dont les deux hommes un peu plus loin te regardent. La faim que tu peux presque voir dans leurs yeux te hérissent le poil. Pour eux, tu ne dois être qu'une faible femme, une proie facile, et cette image qu'ils ont de toi te répugne. Ta main se faufile jusqu'à ta dague et tes doigts se serrent fermement autour du manche. S'ils tentent quoi que ce soit, tu les mettras en pièces.

Violette entra dans son jeu sans vraiment s'en rendre compte. Son sourire carnassier incarnait à lui seul toute la cruauté du clan. Cruauté que Dryss détestait. Elle lui rappelait un petit peu Samuel dans son comportement et dans sa façon de dénigrer l'espion d'une phrase assassine. Mais Dryss connaissait bien cette réaction. Il l'affrontait quotidiennement alors qu'il faisait encore partie du clan. Lui qui refusait de tuer était considéré comme un faible et un inadapté. Un déchet. Et jamais l'espion n'a cédé à la tentation de verser le sang pour mieux s'intégrer. Respecter ses valeurs était tout ce qui importait.

La jeune femme fit allusion à Chad, qu'elle qualifia de "stratège sage et déterminé". Elle devait l'apprécier pour parler de lui de façon si élogieuse. Pour sa part, Dryss connaissait assez peu le Second de son meilleur ami. Mais Sam lui parlait souvent de lui et de ses conseils. Le banni savait qu'en effet, c'était un homme sage et parfait pour canaliser le tempérament destructeur de son chef. Il était d'ailleurs rassuré de savoir Sam entre de bonnes mains et se prenait encore à espérer que certaines personnes avisées pourraient le remettre sur le droit chemin.

Il affronta le regard de son interlocutrice d'un sourire mauvais. Cette fille ignorait tout de lui et c'était parfait. Mais Dryss se demanda comment elle réagirait si elle venait à apprendre la vérité. Elle ne savait pas que devant elle se tenait un homme qui servait le même clan qu'elle... Il chassa ses pensées et ravala son orgueil. L'espion devait à présent veiller à jouer au paria jusqu'au bout.

Sam est toujours aussi bien entouré à ce que je vois. Mais ça m'étonnerait que son nouvel ami parvienne à le remettre sur le droit chemin. Me bannir est peut-être la seule bonne action qu'il ait jamais accompli.

Ses mots étaient durs. Et injustes, il le savait. Si son meilleur ami était cruel et égoïste, il n'en était pas moins courageux. C'était un excellent leader et le clan lui devait beaucoup. Bien qu'il ne laissa rien transparaître, Dryss regretta presque aussitôt ces mots qui risquaient de provoquer la rancœur de Violette. Son but n'était pas de déclencher une confrontation au milieu des ruines mais de s'en sortir sans laisser échapper un indice ou une information capitale. Il faudrait qu'il modère ses paroles s'il voulait que ce soit le cas.

Il porta ensuite son attention vers les deux Libres qui commençaient à s'approcher. Un troisième homme les rejoignit. Ils s'intéressaient visiblement à Violette. Sentant que la situation allait déraper, Dryss empoigna ses sais, prêt à dégainer au moindre geste. Un homme la héla grassement.

Eh ma belle. Ca te dirait de venir t'amuser avec nous? Juste cinq minutes quoi... Ca suffira.

Ses comparses s’esclaffèrent. L'espion attendit avec impatience la réaction de la Dragonne. Si elle était bien la fille dont il se souvenait, ces types ne s'en sortiraient pas vivants...

DRYSS – Sam est toujours aussi bien entouré à ce que je vois. Mais ça m'étonnerait que son nouvel ami parvienne à le remettre sur le droit chemin. Me bannir est peut-être la seule bonne action qu'il ait jamais accompli.

Tu fronces les sourcils. Son discours te paraît quelque peu incohérent, toi qui est un produit purement façonné par le clan du Nord. Pour toi, les Dragons se portent pour le mieux et Samuel accomplit du bon travail. Enfin, il accomplit du bon travail sous la houlette de Chad. Tu connais bien le Second et tu sais qu'il dirige déjà quasiment le clan depuis sa montée en grade. Il réfléchit, Sam exécute. Le duo n'est pas mauvais et tu respectes les instincts guerriers de ton leader mais tu fais nettement plus confiance aux capacités intellectuelles de son bras-droit. Toujours est-il que les paroles de ce type sont bizarres. Seulement, il n'a pas tort en disant que le bannir a été une bonne action. Sûrement pas la seule mais quand même. Encore que l'éliminer aurait été encore mieux. Plongée dans des réflexions qui décidément ne te ressemblent pas, tu laisses tomber les points noirs de son argumentation. Tu aurais pu lui couper la langue pour le punir de ce qu'il avait sous-entendu, seulement tu n'y penses pas sur le moment. Peut-être le regretteras-tu plus tard.

Le déplacement des bonhommes ne te laisse pas de glace. Ils étaient deux, voilà qu'ils sont désormais trois. Durant un millième de secondes, tu te demandes si Dryss n'est pas avec eux mais tu chasses vite cette idée. C'est un banni, un faible, mais il y a des limites qu'un ancien dragon ne peut décemment pas dépasser. Et puis, tu te souviens qu'il ne faisait pas partie de ceux qui considéraient les femmes comme de vulgaires morceaux de viande. L'aura qu'il dégage n'a absolument rien à voir avec ceux des nouveaux venus. Il respire l'honneur alors qu'eux... Eux, ils ne sont que des pourritures. Des fléaux que tu te plairas à éliminer.

LIBRE – Eh ma belle. Ca te dirait de venir t'amuser avec nous? Juste cinq minutes quoi... Ca suffira.

Un rire sec quitte tes lèvres. Sérieusement ? Tu ne lui donnerais même pas une seconde. Bien décidé à t'amuser avant de les tuer, tu t'avances vers celui qui a parlé. L'une de tes mains tient fermement ta dague alors que l'autre se pose sur le torse du gars. Tu lui coules un regard confiant, ta main effectuant une lente caresse sur son t-shirt crade.

VIOLETTE – Mon chou, je doute que tu ais quoi que ce soit à m'apprendre.

Ta voix est lascive mais tes yeux n'expriment désormais plus que du dédain. Et une touche d'impatience. Pendant que tu feignais de le chauffer, tu as déplacé ta lame vers son entrejambe que tu piques légèrement, perçant le tissu de façon à atteindre la peau. Il fait un bond en arrière, furieux que tu attentes à sa virilité dont il semble si fier.

VIOLETTE – Cinq minutes tu disais ? Ouais, pour vous trois, ça suffira, tu as raison.

Largement même. D'un geste vif, tu enfonces ton arme à hauteur de son bassin et tu exécutes une légère torsion du poignet pour être sûre d'avoir bien sectionné l'artère. Juste de quoi lui faire pisser le sang jusqu'à ce qu'il s'en vide comme l'immonde porc qu'il est. Non, ça c'est méchant pour les cochons et tu aimes bien les cochons. Tu les trouves drôles avec leurs petites queues en tir-bouchon.

VIOLETTE – Un autre volontaire ?

Tu arraches ta lame en t'écartant de façon à ce que le sang ne gicle pas sur tes vêtements. Aujourd'hui, tu étais censé faire juste une petite promenade et il serait louche que tu reviennes à la maison couverte d'hémoglobine...

Appréhendant la réaction de Violette, Dryss fronça les sourcils. Il s'apprêtait à recevoir une insulte, une remarque cinglante et dédaigneuse, un élan de violence ... Mais non. La jeune femme se contenta d'adopter une expression suspicieuse. Elle qui était entrée si facilement dans le jeu de l'espion semblait désormais s'en détourner. Se serait-il trahi? Aurait-elle perçu une faille dans son discours? Parler de son bannissement comme étant une "bonne action" lui apparut soudainement illogique, mais le Dragon pouvait toujours feindre l'ironie pour s'en sortir. Cette fille se révélait plus subtile que prévu.

Heureusement pour lui, les Libres qui se trouvaient un peu plus loin commençaient à s'agiter. Violette se prêta au jeu lorsque l'un d'eux la héla grassement. Bien qu'aux aguets, l'espion savait qu'il n'avait pas vraiment de souci à se faire pour la jeune femme. Il laissa cependant sa main serrée autour de son sais, on n'était jamais trop prudent. Avec une fascination mêlée de gêne, il l'observa se jouer de sa proie. Elle avait le sourire aux lèvres. Sa voix lascive aurait fait fondre le plus prude des hommes. La cible se laissa facilement enjôler et pourtant l'homme sursauta au contact de la lame froide et assassine de la jeune femme. C'était le moment que les prédateurs préféraient : la capture. L'instant où la proie comprend qu'elle n'est qu'une victime impuissante, l'instant où elle lance un dernier regard empli de questions, de doutes et de peur.

L'espion frissonna. Cette cruauté gratuite (et pourtant si commune dans son ancien clan) ne le laissait toujours pas indifférent. Il éprouvait une aversion telle pour ce type de traitement qu'il en prenait presque un plaisir gêné à en être le spectateur privilégié.

Violette enfonça brutalement le poignard dans les entrailles de l'agresseur (ou plutôt de l'agressé) et effectua une torsion mortelle qui le condamna à la mort. L'homme cracha une flaque de sang, tout comme son ventre cracha ses boyaux, et tomba à la renverse en se convulsionnant. La Dragonne savoura sa victoire en provoquant les deux compagnons de la victime. Ces derniers reculèrent, horrifiés. L'un d'eux prit la fuite sans attendre, tandis que le deuxième ne put quitter le corps de son compagnon des yeux. Cette mort l'attristait, cela se voyait. Il lança un regard plein de haine à la jeune femme. Un regard avide de vengeance. Mais, dans un élan de sagesse, il parvint à reprendre le dessus et s'éloigna lui aussi du lieu du meurtre.

Dryss, pour sa part, ne quittait pas l'homme éviscéré des yeux. Son agonie se poursuivait. Elle durait. C'était trop. L'homme se tordait dans ses propres boyaux en hurlant et en poussant des gémissements noyés dans des flots de sang. Le liquide écarlate le recouvrait complètement désormais et commençait à former ce qui s'apparentait à un dernier linceul. Le Dragon se retint de détourner les yeux et, ne pouvant retenir une expression de dégoût, demanda le plus calmement possible :  

Achève-le.

Son corps tremblait devant cet affreux spectacle : celui d'une vie qui s'éteignait dans les cris et la douleur, celui d'une âme qu'un simple poignard venait arracher de ce monde. L'ancien ravala sa salive et tenta de maîtriser les tremblements qui s'emparaient progressivement de son corps. Il espérait simplement que Violette accepterait de mettre un terme à cette boucherie inutile.

Le spectacle n'a pas laissé les deux Libres de marbre. L'un d'eux - le plus froussard - prends ses jambes à son cou. L'autre parait animé d'une ambition que tu connais assez bien : la soif de vengeance. Tu glisses ton regard dur dans le sien et tu attends une réaction. Tu te demandes s'il osera vraiment venger son ami ou s'il fera preuve d'une quelconque intelligence. Il doit avoir peur, c'est une certitude mais il lutte contre son envie de partir grâce à la haine. Il est blessé, la perte de son compagnon doit le faire souffrir mais tu t'en fiches. Il l'a bien cherché. Tu n'es pas une pute qu'on hèle dans la rue. S'il ne s'était pas cru tout puissant dans cette ruelle, il serait encore vivant à l'heure actuelle mais il a fait une erreur et ce n'est pas ta faute. Finalement, le dernier homme décampe en vitesse. Peut-être est-il le plus intelligent des trois. Il faut parfois savoir fuir pour rester en vie même si c'est un concept qui te sied peu. Tu es une Dragonne et une Dragonne ne fuit pas devant l'adversité. Tu préférerais regarder la Mort bien en face, les yeux dans les yeux, pendant qu'elle te fauche plutôt que d'écouter ta trouille. L'intelligence est une chose, l'ego en est une autre.

DRYSS – Achève-le.

La voix de Dryss te rappelle sa présence. Tiens donc, il est encore là lui ? Tu lui jettes un vague regard par-dessus ton épaule avant de baisser les yeux vers le corps agonisant. L'achever ? Il respire péniblement, tressaute, crache et perd beaucoup de sang, tu ne comprends même pas pourquoi tu devrais prendre la peine de l'éliminer alors qu'il mourra tout seul. Il t'a demandé cinq minutes, tu es en train de les lui donner. Tu fixes le regard vitreux du Libre lorsqu'un élément te revient en tête. Si Dryss avait échoué lors de son test, c'était parce qu'il était incapable de prendre la vie de quelqu'un. Était-ce encore le cas ? Au vu de sa demande, tu te demandes si cette lâcheté ne reste pas encore bien ancrée en lui. N'a-t-il donc pas évolué suite à son bannissement ?

VIOLETTE – Pourquoi lui devrais-je cette honneur ?

Tu hausses les épaules. Tu n'es pas un monstre, tu sais aussi achever tes victimes lorsque c'est nécessaire mais l'attitude de Dryss te donne envie de jouer. Et puis, ton coup de grâce tu le réserves généralement à des adversaires valeureux et non à des moucheron. Ta lame toujours à la main, tu te rapproches du futur mort et pose le pied sur sa gorge. Ton talon n'appuie que légèrement sur sa glotte mais il hoquète déjà à cause de l'air qui peine de plus en plus à passer.

VIOLETTE – Si je met fin à ses souffrances, qu'est-ce que j'y gagne ?

Violette se tourna vers lui, presque étonnée de sa présence. Les Libres l'avaient tellement distraite qu'elle en avait oublié l'ancien apparemment. Mais bien vite, la Dragonne comprit l'origine de son malaise et sembla bien décidée à en jouer. Elle s'avança vers la victime, posa son talon sur sa glotte et lui demanda presque avec un air de défi ce qu'elle gagnerait à l'achever.

Au début, l'espion resta silencieux. Il était vrai que pour une guerrière aussi cruelle, achever un adversaire n'apportait rien d'intéressant. Abréger les souffrances d'un inconnu la priverait au contraire d'un spectacle apprécié de la plupart des Dragons. Mais il ne perdait rien à tenter de la convaincre.

Le Dragon tenta de se maîtriser et tourna un regard noir vers la jeune femme. Il s'approcha de quelques pas, tentant d'éviter la vision de cet homme qui se noyait dans son sang à quelques pas. Ses tremblements commencèrent à s'estomper et sa respiration se stabilisa.

Pourquoi toujours chercher à être gagnant? Cet homme t'a manqué de respect, il l'a payé de sa vie. N'est-ce pas un prix suffisant? Doit-il encore subir toute cette souffrance?

Il tentait, à travers ces quelques paroles, de lui montrer que sa cruauté ne lui apporterait plus rien. En revanche, ce pauvre homme, lui, en souffrirait davantage.

Je sais tout ça n'est pas très "Dragon"... Mais oublie ton clan quelques instants. Mets-toi à sa place.

Faire preuve d'empathie était le premier pas vers la sagesse. Cependant, Dryss savait qu'il prenait des risques en invitant un Dragon à se mettre dans la peau d'un vaincu.

Tu as visiblement fait mouche. Ce Dryss n'a rien à t'offrir à part un silence assez évocateur. Le pied toujours légèrement appuyé sur la gorge du mourant, tu attends pourtant. Quelque chose te dit qu'il finira par parler et son discours risque bien de valoir ces quelques instants de patience. Tu le vois te sortir un petit speech sur la pitié et la gentillesse gratuite. De temps en temps, tu jettes un coup d’œil au mec au sol pour être sûre qu'il ne te fera pas un coup en douce avant d'y passer. Il n'est pas armé, ses possibilités sont donc maigres mais tu préfères te montrer prudente. Le banni s'avance un peu et te lance un regard noir. Enfin un regain de caractère, il va peut-être réussir à articuler quelques mots.

DRYSS – Pourquoi toujours chercher à être gagnant? Cet homme t'a manqué de respect, il l'a payé de sa vie. N'est-ce pas un prix suffisant? Doit-il encore subir toute cette souffrance?

Bingo. Un léger sourire effleure tes lèvres alors que tu le fixes avec amusement. Si lui est parfaitement sérieux, tu le trouves drôle. Il se débat pour un mec qu'il ne connait ni d'Eve, ni d'Adam, qui n'aurait probablement pas hésité à le tuer pour le dépouiller de ses biens. Tu ne comprends même pas le pourquoi d'une telle attitude. Tout ça te dépasse.

DRYSS – Je sais tout ça n'est pas très "Dragon"... Mais oublie ton clan quelques instants. Mets-toi à sa place.

La suite s'avère plus amusante encore. Comment pourrais-tu te mettre à la place d'un homme qui s'est fait poignardé sans même réagir ? C'est le genre d'erreur que tu ne ferais pas. Et puis même à l'article de la mort tu lutterais pour emmener ton ennemi dans la tombe avec toi. Ce gars-là reste immobile. Il attends simplement que tu daignes l'achever comme si c'était un acte parfaitement normal. Comme si tu lui devais cette mise à mort. Dryss semble penser de la même façon et ce concentré de bons sentiments t’écœure un peu.

VIOLETTE – Est-ce qu'il aurait fait preuve de pitié après m'avoir rouée de coups et abusée si j'avais été faible ? Je ne crois pas. Ce mec n'est qu'une ordure qui a eu l'audace de se croire fort.

Habitée par la colère, tu abats un coup de pied particulièrement violent sur le cou du Libre. Ce geste lui écrase la trachée et met fin malgré toi à ses souffrances. La respiration un peu trop rapide, tu fusilles l'ancien Dragon du regard.

VIOLETTE – Satisfait ?!

Tu as plus craché que parlé. Tu es mécontente à cause de cette perte de contrôle qui lui a donné au final ce qu'il voulait.

Au bout de quelques secondes, un sourire s'étira sur le visage de la Dragonne. Dryss ne se bernait pas : ses mots ne semblaient pas la convaincre. Mais il persévéra pourtant dans son raisonnement. Au moins, il aurait essayé et si la jeune femme refusait de mettre un terme aux souffrances de ce malheureux Libre, peut-être devrait-il s'en charger. La réponse de la brune l'étonna. L'espion s'attendait à ce que la guerrière se vexe d'être comparée à une victime. Mais pourtant, dans sa réponse, elle réitéra elle-même cette comparaison. Si elle avait été faible... Oui sans doute avait-elle raison. Ce type ne l'aurait pas épargnée. Mais là n'était pas la question. Le Dragon se tut en baissant les yeux. Violette n'avait pu réprimer un geste de colère qui mit un terme aux souffrances de l'inconnu.

L'espion remarqua que la Dragonne devenait mystérieusement nerveuse. Peut-être avait-il touché un point sensible dans sa façon de défendre le Libre, mais il en doutait. C'était la haine qui habitait le coeur de cette femme qui l'avait poussée à réagir comme ça. Dans le fond, elle n'était pas très différente de Samuel.

Il acquiesça, presque pour la remercier d'avoir obtempéré malgré elle. Non, je ne pense pas qu'il t'aurait épargnée. Mais ce n'est pas ça le problème. La question est plutôt de se demander pourquoi tu te compares à un tel sauvage? Tu n'as pas besoin de te rabaisser à son niveau.

Cette réflexion n'était peut-être pas nécessaire, mais il espérait tout de même la faire réfléchir et qui sait, évoluer sur de telles questions. Il prit une inspiration.

Tu ressembles beaucoup à Samuel.

Malgré lui, il avait prononcé cette phrase avec un semblant d'admiration qui jurait avec le contexte.

Face à ton geste de colère, Dryss reste silencieux. Il n'a pas l'air particulièrement satisfait, ni soulagé. Tu t'attendais pourtant à plus. D'un autre côté, ça t'arrange. Tu n'aurais pas supporté de l'auto-satisfaction gentillette.

DRYSS – Non, je ne pense pas qu'il t'aurait épargnée. Mais ce n'est pas ça le problème. La question est plutôt de se demander pourquoi tu te compares à un tel sauvage? Tu n'as pas besoin de te rabaisser à son niveau.

Sa remarque touche ton ego plus que tu ne le veux. Tu n'as pas voulu te comparer à cette pourriture mais tu l'as fait sans t'en rendre compte. Tu n'aimes pas qu'il pointe ainsi un tel détail mais il a raison. Tu ne comprends d'ailleurs pas pourquoi tu as laissé sous-entendre ça. Tu vaux mille fois plus que ce gars. Tu pensais que tu en étais intiment persuadé mais ce n'est peut-être pas le cas. Au fond, le fait qu'on ait jamais réellement cru en toi a eu un impact moins négligeable que tu ne le pensais. Ça t'a poussé à leur prouver qu'ils avaient tort, que tu étais prête à tout pour atteindre ton objectif, que tu avais cette force en toi mais au final tu n'as pas obtenu plus d'attention de ceux qui t'avaient un jour cru incapable de faire partie des étoiles montantes du clan. Bien au contraire, ils t'avaient rejetée à cause de ta réussite. Un peu absente, tu tâtes le cadavre devant toi du bout du pied. Dryss a touché un point sensible, c'est certain.

DRYSS – Tu ressembles beaucoup à Samuel.

Sa remarque te pousse à relever les yeux vers lui. Tu n'as rien répondu plus tôt car tu ne vas sûrement pas t'étendre sur ton histoire avec lui mais là quelque chose t'intrigue.

VIOLETTE – Comment tu peux encore l'admirer après tout ça ? Tu lui dois la vie, je peux comprendre mais c'est Samuel.

Tu n'es pas certaine qu'il ait voulu te faire un compliment en te comparant à lui mais tu le prends comme tel. En partie. Samuel est un bon combattant et un homme fort mais il lui manque indéniablement quelque chose à tes yeux. Chad est nettement plus disposé à être Chef que lui. Bien sûr, tu respectes ton Chef mais il n'a pas la prestance de Martin. Il semble aussi moins dévoué à son clan. Tu ne sais pas depuis quand tu nourris des doutes à son propos mais tu te surprends de plus en plus à penser qu'il n'a pas les épaules pour diriger. Ce n'est pas une critique, toi non plus tu n'aimerais pas occuper une telle place malgré la liberté que ça te conférerait.

VIOLETTE – Tu regrettes ta vie de Dragon ?

Tu ne sais pas trop pourquoi tu te montres curieuse, ce n'est pourtant pas dans tes habitudes. Seulement, tu es bien loin de tes habitudes aujourd'hui et ça te pousse à agir un peu différemment.

Quelle stupide comparaison. Immédiatement après avoir prononcé ces paroles, Dryss comprit son erreur. Lui qui, à la base, voulait jouer au banni rancunier ne parvenait plus à tenir un discours cohérent sur son clan ou sur Sam... Et évidemment, Violette nota cette contradiction, sans pour autant remettre sa sincérité en question. Si cet incident avec les Libres n'était pas survenu, sans doute n'aurait-il pas perdu de la sorte le fil de ses idées. Il fallait dire aussi que l'ancien n'était décidément pas très doué pour le mensonge. Il baissa les yeux, cherchant une réponse qui resterait en adéquation avec ses premières paroles sur son ancien chef.

Avec sincérité, il répondit au bout d'un instant. Je connaissais bien Sam, avant qu'il devienne chef, avant qu'il perde son père. Cet événement avait fait basculer son ami dans la haine, assurément. En fait, je l'ai connu dès son plus jeune âge. Et il n'a pas toujours été comme ça. C'est... Enfin c'était quelqu'un de bien. Mais le pouvoir lui est monté à la tête. Dryss laissa alors planer un léger silence, avant de reprendre. Même s'il s'est perdu en chemin, je n'ai pas oublié l'homme avec qui j'ai grandi.

Bien qu'il noircissait quelque peu son ressenti sur le comportement de son ami, il restait cependant fidèle à ses véritables pensées. Dryss en avait déjà touché un mot à son ami, sans grand succès malheureusement. Mais secrètement, il espérait toujours que Sam finirait par retrouver un tant soit peu de mesure et de sagesse.

Ensuite, la Dragonne lui adressa une question. L'espion ne s'y attendait pas, d'autant que la curiosité de la jeune femme paraissait sincère. Sans manifester sa surprise, cependant, le Dragon répondit sans trop d'hésitation.

Je mentirais si je disais non. Faire partie d'un clan offre beaucoup plus d'avantages qu'on ne le croit. En plus les Dragons, c'était ma fierté, mon identité. Mais je n'ai pas eu le choix. La survie ne me pose pas vraiment problème, mais je n'ai plus vraiment de buts. Oui, je crois que c'est ça, le plus dur dans toute cette histoire : perdre ses repères et ses objectifs...

Bien sûr, Violette ignorait que tout ce qu'il venait de dire était faux, et sans doute allait-elle se montrer davantage méprisante face à tant d'apitoiements - aussi sincères puissent-ils paraître. Mais Dryss se dit soudainement qu'il avait l'air vraiment trop bien nourri et trop bien habillé pour un libre en cavale... Il espérait juste que la Dragonne ne relèverait pas ce détail et ajouta, tentant de rendre à cette conversation le ton amer qui lui correspondait si bien.

Mais je suppose qu'une Dragonne comme toi se moque bien de tout ça.

Il avait dit ça sans réelle agressivité, mais plutôt avec une certaine résignation. Il envisageait de plus en plus de mettre un terme à cet échange au plus vite. Le ton de Violette devenait quelque peu gênant, et il ne voulait pas vraiment qu'un membre du Nord s'intéresse soudainement à lui. Cela aurait été TRÈS compromettant.

Tu n'es pas si bavarde d'habitude. Une personne normalement constituée aurait mis cette recherche de parlote sur le compte du choc suivant la mise à mort d'un homme mais tu n'en es pas à ton premier nuisible éliminé. Tu ne plus combien de personnes tu as éliminé depuis ta toute première mise à mort. Avant, tu gardais le compte dans un coin de ta tête par fierté mais ce temps est fini. Les ennemis du clan sont bien trop nombreux et insignifiants pour que tu prennes la peine de te souvenir de chacun d'eux. La seule solution qu'il te reste pour expliquer ton attitude te déroute d'autant plus. Dryss te trouble. Il est une inconnue dans l'équation et tu n'aimes pas ça. Alors tu cherches à remplir les trous en collectant des informations sur lui. Oui, ça doit être pour ça que tu es encore là à parler avec lui alors que le cadavre à tes pieds refroidit.

DRYSS – Je connaissais bien Sam, avant qu'il devienne chef, avant qu'il perde son père. En fait, je l'ai connu dès son plus jeune âge. Et il n'a pas toujours été comme ça. C'est... Enfin c'était quelqu'un de bien. Mais le pouvoir lui est monté à la tête.

Tu ne connais pas bien la vie de Samuel. Il est ton Chef et il n'est pas vraiment du genre à s'épancher sur son existence passée. Toi non plus d'ailleurs. Seulement, tu sais pour la mort de son père. Tout le monde sait. Il a voulu aidé une Libre qu'il aimait et il l'a payé de sa vie. Pour le clan c'était une trahison mais Sam avait peut-être vécu les choses différemment. Pour en avoir souffert, tu sais l'impact que peut avoir un parent sur son enfant. Qu'il soit présent ou absent.

DRYSS – Même s'il s'est perdu en chemin, je n'ai pas oublié l'homme avec qui j'ai grandi.

A ces mots, tu ne peux t'empêcher de songer que ce doit être réconfortant d'avoir un ami comme Dryss. Tu te demandes si un jour quelqu'un pourra tenir le même discours à ton sujet. Et puis, tu te rends compte que tu te fais embobinée par de belles paroles. L'homme n'a pourtant pas tort. Samuel s'est bien perdu en chemin mais pas dans le sens qu'il sous-entend. Pour toi, ça fait longtemps que le Chef n'est plus vraiment capitaine du navire. Il fait de la figuration. Cette pensée noircit ton esprit. Tu as l'impression de trahir les tiens en envisageant les choses de cette façon. Il est ton Chef, tu lui dois respect et obéissance. Et ce n'est pas le respecter que de le considérer comme une vulgaire marionnette agitée par Chad. Surtout que ce n'est pas totalement vrai. Samuel a suffisamment de libre arbitre pour créer des soucis à son Second.

DRYSS – Je mentirais si je disais non. Faire partie d'un clan offre beaucoup plus d'avantages qu'on ne le croit. En plus les Dragons, c'était ma fierté, mon identité. Mais je n'ai pas eu le choix. La survie ne me pose pas vraiment problème, mais je n'ai plus vraiment de buts. Oui, je crois que c'est ça, le plus dur dans toute cette histoire : perdre ses repères et ses objectifs...

Tu te retrouves un peu dans ses paroles. Être une Dragonne c'est tout pour toi et tu ne pourrais pas supporter de perdre ton clan. Le plus étrange, c'est que tu es plus attaché à l'idée même du clan, à tout ce qui le rend si unique, qu'aux personnes qui le peuplent. Il n'y a décidément qu'une poignée de gens sans qui le territoire te paraîtrait moins lumineux. Sans ton objectif, tu n'aurais pas non plus été bien loin. Depuis l'enfance, tu t'es rêvée en tant que glorieuse Membre du Nord et tu as tout fait pour y parvenir. Tu as suée sang et eau, sacrifier la moindre parcelle d'innocence qui pouvait subsister en toi juste pour arriver à ton but. Alors perdre tout ça t'es impensable.

DRYSS – Mais je suppose qu'une Dragonne comme toi se moque bien de tout ça.

Sa dernière réplique te scie. Après son beau discours, il abat sur toi une remarque qui te fait écarquiller un peu les yeux. Tu te reprends pourtant vite et ton regard se fait orageux. Pour qui se prends ce Dryss au fond ?

VIOLETTE – Tch, il faut croire qu'à force de traîner avec les souillures, tu en es devenu vraiment une. C'est à se demander si tu as un jour vraiment été un Dragon. Se tailler une place dans le clan n'est pas si facile et tout le monde ne peut pas se permettre de survivre grâce à la pitié d'un autre. Nos objectifs, notre fierté, c'est tout ce qu'on a pour tenir, pour s'élever. Tu le saurais si tu avais été digne de devenir Membre.

Dryss a réveillé en toi l'hostilité au moment même où tu commençais à éprouver une sorte d'empathie à son égard. Il a tout gâché. Un sifflement courroucé s'échappe de tes lèvres alors que tu glisses ta dague à ta ceinture. Tu en as fini avec cette lavette. Sans un mot, tu fais volte-face et tu pars. Tu ne cherches pas à le tuer par égard pour Samuel car il a pris la décision de lui laisser la vie sauve. Et puis, tu n'as pas envie de te salir avec le sang de ce lézard indigne.

Dryss s'exprima avec sincérité et sans réellement chercher la sympathie de la Dragonne. Pourtant, Violette l'écouta avec une attention presque touchante ce qui accrût le malaise de l'espion. Son comportement ne pouvait que paraître suspect et il ne souhaitait vraiment pas attirer l'attention sur lui. Or, c'était ce qu'il était en train de faire. C'est pour cette raison qu'il conclut sa longue réponse par une pique à peine dissimulée. Cette réplique eut l'effet escompté : Violette se vexa et lui répondit avec une agressivité presque légitime. L'ancien, à ces mots durs mais justes, baissa la tête. Il avait eu ce qu'il voulait et la brune s'éloigna en pestant.

Il faillit ajouter quelque chose, un mot, une parole, mais se retint. Les réactions de la Membre étaient imprévisibles et il valait peut-être mieux que l'échange se conclût sur cette agression de la jeune femme. Dryss ne savait rien d'elle et pourtant elle avait éveillé une certaine nostalgie en lui. Violette était digne de son clan, mais lui rappelait également Sam, à l'époque où il était devenu chef. Même s'il se le cachait, il lui arrivait de regretter son clan d'origine, et il se prenait souvent à se demander ce qu'il se serait passé s'il avait accepté d'achever Gary lors de son test.

L'ancien soupira et tourna à son tour les talons, espérant ne plus revoir cette fille qui pourrait bel et bien le mettre en danger si elle venait à nourrir des soupçons à son égard...