- Eh Louise.. On t’a encore vu étalée au sol, à l’entrainement. À être toujours par terre, comme ça, tu dois bien aimer coucher, hein? Pas vrai?

- Avec Henry, on se disait que si tu trainais toujours avec ces connards de jaguars, c’était que t’avais pas encore trouvé ton compte avec un vrai dragon.

Je pivotais lentement, très lentement, l’air incrédule. Je devais rêver, assurément, et pas de moutons duveteux, cette fois. Je n’étais pas certaine du visage que j’affichais, mais j’avais vaguement conscience de leur offrir, à l’un et à l’autre, une bouille d’incompréhension la plus totale. Celle-là même qu’on présente aux demeurés qui défient les lois logiques de ce monde. Ils riaient! Ils riaient d’un rire bien gras, bien masculin, en jouant du coude, en voyant ma stupeur. J’avais même surpris cet idiot de Henry à lorgner ma croupe, lorsque je lui fis enfin face. Comme si ma chute de reins pouvait être intéressante, sous la poussière de l’entrainement de mon pantalon usé.

- Ça te dit pas de lâcher un peu tes ratés à la citerne pour jouer avec moi, à la place?

C’en était trop. Bien malgré moi, bien malgré ma volonté de garder le contrôle et d’être mature, de les ignorer avec superbe et grâce, j’explosais d’un rire bien audible, les yeux encore grands de ce que je venais d’entendre. C’était malheureusement souvent ainsi, avec eux. Ils me cherchaient sans réel but, comme pour tenter de définir les limites de ma patience et de ma bonne humeur, ou pour trouver le sujet qui me ferait sortir de mon éternelle joie de vivre. Ce n’était certainement pas ces deux idiots qui allaient me mettre le moral en bouilli. Bien qu’ils y allaient fort, tout de même, ce matin. Je soupçonnais Henry d’avoir mal digéré mes remarques de notre dernière rencontre, à la citerne, justement. Je l’avais un tantinet humilié devant ses amis, et l’un d’eux avait même rigolé avec moi.

- Mais oui, Henry… C’est mon rêve le plus fou, enfin pouvoir jouer avec ton tout petit lézard. Il doit s’ennuyer, n’est-ce pas? Je doute qu’on l’approche souvent..

Déjà, il riait un peu moins et je sentais son regard se durcir, sur moi. Je poussais l’audace jusqu’à lui offrir une moue chagrinée et mièvre, que j’abandonnais peu à peu alors qu’il se rapprochait de moi. Je craignais avoir visé un peu trop juste et qu’il se décide à me frapper s’il était à court d’insulte ou de reparties. À nous voir à l’entrainement, il y arriverait sans grande difficulté, à moins que je réussisse à esquiver et me pousser sans que son acolyte n’intervienne… Mais si je fuyais maintenant, il se permettrait beaucoup plus à notre prochaine rencontre, et je n’aurais peut-être pas de chance. Alors que je levais mon petit museau vers lui, qui me surplombait de beaucoup trop à la vue de notre proximité respective, je captai son regard qui fuyait par-dessus mon épaule, une seconde ou deux. À l’instar d’un petit animal apeuré, il recula et frappa du revers de la main le bide de son comparse. Sans que je comprenne réellement ce qui venait de se dérouler, les deux d’étalaient sans un mot.

- Ça va?

Je me tournai vers celui qui m’interpellait pour lui offrir un sourire sincère. J’aurai dû me douter que seul un plus gros Dragon, un carnivore sanguinaire, pouvait faire fuir à ce point deux lézards. Je me balançai un brin pour lui offrir un léger coup d’épaule, en guise de salutation amicale. Mon regard s’arrêta sans m’en apercevoir sur les traces sombres sur l’un de ses avant-bras. Il avait sans doute oublié de nettoyer cette tache de sang. Je ne le questionnai pas; je n’étais pas certaine de vouloir savoir, de toute manière. Il avait.. ses petits secrets honteux, comme nous tous, je présume. Seulement, les siens impliquaient un peu trop de barbarie pour que je souhaite réellement m’y intéresser.

- Je vais bien. Ils voulaient un cours sur la reproduction, mais je crois que tu les as refroidis. Pourtant… T'es pas si mal.

Mon petit nez se plissa, sous mon sourire qui s’agrandissait, inexorablement. Ma bonne humeur revenait déjà, et ma légère frayeur était désormais un élément du passé.

- Tout le monde sait que tu ne serais pas le meilleur professeur pour ce genre de chose.

Mon sourire se teintait d’incertitude, l’espace d’une seconde ou deux, jusqu’à entendre son rire. Était-ce si évident que les rites amoureux m’étaient inconnus? Qu’on ne m’avait pas encore cueillie –qui employait le terme cueillir, encore, de nos jours? Disait-il plutôt ça pour souligner le fait que j’étais encore célibataire? Ou, pire encore, sous-entendait-il que je sois l’une de ces tue-l’amour, une espèce d’amie atrocement rebutante qui allait voir tout son entourage se maquer en restant seule avec sa doudoune en peau de mouton? Purée. Le rire d’Orion m’avait toujours à la fois surprise et charmée. C’était impressionnant de l’entendre d’un être aussi flippant qu’Orion, comme si la nature s’était trompée et avait offert à un prédateur un sens de l’humour et un rire guttural, presque chaleureux, tranchant avec son regard polaire. Ce rire me désarma d’un coup, et retira mes doutes en quelques syllabes. J’abandonnai mon questionnement pour revenir à lui.

- Ouais, c’est dommage, je présume qu’ils ont dû me trouver trop…
Impressionnant, y’a que  toi qui peut m’apprécier à ma juste valeur.

- C’est que moi, je sais ce que tu caches, quoi que tu en dises..!
Et j’ai toujours aimé les créatures sauvages.

Je lui décochai un clin d’œil qui trahissait tout mon amusement, mais aussi toute l’affection que je lui portais. Lui, mon féroce Dragon, mon farouche protecteur, ma créature carnassière qui se repaîtrait de la crainte qu’elle inspirait aux plus crédules. Mais aussi, lui, Orion, qui se laissait cajoler dans l’intimité la plus totale, qui s’inquiétait de mon moral, qui s’avérait être le plus loyal des compagnons.

- Qu’est-ce que t’aurais fait si je n’étais pas arrivé? Tu serais allé chercher un Jaguar?

- Ils me disaient justement qu’ils étaient plus amusants que les Jaguars..
Ça aurait été ironique, quand même.

L’œil brillant d’espièglerie, je me calquais à son pas, sans trop m’en rendre compte. Il pouvait bien me guider où il voulait, je ne me méfiais pas vraiment. Nous avons quitté la rue pour contourner quelques bâtiments en ruines, avant que je ne lui offre ma réelle réponse. Je craignais que mon explication lui déplaise. Ce n’était pas une réponse de bourrin, comme Icare aurait pu lui fournir. Mais à quoi bon lui mentir? Je triturais la ganse de mon sac avant de me lancer.

- Non.. Pour être honnête, j’ai pensé fuir. Ils étaient deux, et plus baraqués… Mais ils se seraient crus tout permis, avec moi, par la suite. Plus qu’en ce moment. Je crois que j’aurais visé le bas de la ceinture. J’aurais au moins pu en faire taire un, avant d’en prendre pour mon grade.

D’un haussement d’épaules, je me faufilais par l’entrée plutôt étroite de l’édifice décrépi devant lequel nous nous étions arrêtés. Après un regard par-dessus mon épaule pour m’assurer qu’Orion entrait sans problème, je me dénichai une petite place, dans un coin de mur, pour me poser. Aucun tissu ne trahissait la possible occupation de l’espace, ni aucun effet personnel quelconque. Nous serions au moins à l’aise pour parler, ici. Et le toit défoncé nous permettait de profiter amplement du soleil, toujours bien haut, dans le ciel. Les genoux contre la poitrine, le sac à portée de main, je rapatriais mon attention sur lui. Mes interrogations m’avaient trop tourmentée pour que je ne revienne pas sur le sujet!

- Dis-moi… Quand tu disais que tout le monde savait que je n’étais pas la meilleure pour parler de « ça »… Qu’est-ce que tu voulais dire, exactement?

Posée dans mon coin de murs de pierres, bien vautrée sur mon popotin, j’étais aux premières loges lorsqu’Orion a non seulement entendu ma question mais l’a aussi comprise. Les yeux écarquillés, il s’était mis à douter. Je ne savais pas de quoi, exactement, mais je le sentais choisir ses mots avant de me les offrir en réponse. Je remontai mes mains sur mes genoux, dans l’attente interminable, appréhendant la suite de la conversation. J’avais cette impression, ce sentiment étrange, que la discussion deviendrait intime, vraiment intime, et ne je savais pas encore si j’étais prête à ça. Dryss, avant de devoir m’expliquer les mœurs des moutons et les mystères de leur reproduction, tirait sensiblement la même tête que celle d’Orion, en ce moment précis. Ce fut une conversation à la fois traumatisante mais nécessaire, cela dit. Avec Orion, toutefois, ce n’était pas « ce » sujet précis qui me donnait envie de me dissoudre, là, maintenant, mais plutôt que j’étais pour être l’épicentre de « ce » sujet, qu’on allait commencer à parler de cette part intime et inexistante de ma vie. Et en parler sérieusement, au contraire d’avec Henry! Je plissai finement les yeux à mesure qu’il s’avançait, dans son explication, méfiante comme un putois malade.

- Je voulais dire par là que tu n’étais pas réputée pour avoir couché avec presque l’ensemble des Dragons ou même en dehors des frontières comme Ruby par exemple, elle aurait pu être un très bon professeur.

Je retrouvai mon sourire bien faiblement : l’explication était logique… C’était peut-être réellement un compliment, tout compte fait, et non une vérité camouflée en remarque anodine. Il était vrai que Ruby souffrait d’une certaine réputation. Elle faisait bien ce qu’elle voulait de sa croupe, cela dit, ça ne me –nous- regardait en rien. Je commençai tout juste à relâcher mon étreinte, sur mes genoux, lorsqu’Orion continua, implacable, son discours.  Pour mon plus grand malheur.

- Je ne voulais pas dire que ta vie sentimentale ou sexuelle étaient …

Ce petit mot, sexuelle, sorti d’entre les lèvres de mon ami, m’extirpa une grimace involontaire ainsi qu’un glapissement plaintif tout juste audible, dans le silence de l’endroit. Je plaquais machinalement la paume de mes mains sur mes oreilles et marmonnait dare-dare la première chanson qui me revenait à l’esprit.

- Martin s’en va en guerre, Mironton, mironton, mirontaine, Martin s’en va t’en guerre, ne sait qu’en reviendra. Ne sait qu’en reviendra..!

Ce fut l’une de ces comptines que ma mère me chantonnait, gamine, et la coïncidence entre le sujet de conversation et mon envie pressante de me projeter en enfance, d’instinct, m’a fait m’arrêter dans ma lancée musicale. J’avais dix-huit ans, purée! D’autant plus que j’entendais encore clairement la fin de la phrase d’Orion, et qu’elle fut moins déplacée que je le craignais. Moi aussi, quelque part, je préférais nettement que nous n’abordions pas mes affaires de couchettes, tant et aussi longtemps que ma vie intime ressemblait à un champ en pleine saison polaire. Par contre, parler de la sienne ne me dérangerait aucunement… Je rabaissai mes mains, sagement, pour l’entendre à nouveau, tout en lui rendant son sourire.

- Pourquoi, ça t’as blessé ? En tout cas, ce n’était pas le but, et je m’excuse si c’était le cas. Et saches que ma vie sentimentale est quasiment inexistante donc je n'ai rien à dire.

J’étais abasourdie. Est-ce qu’Orion lisait dans mon esprit, comme l’un de ces libres dont tatie Lucie me parlait avec crainte? Il avait vu juste, alors que je me faisais précisément la réflexion que sa vie intime m’intéressait. Je restais un moment silencieuse, pantoise, à me dire que c’était impossible : s’il pouvait réellement lire mes pensées, il saurait déjà que je n’étais pas blessée, mais tout au plus curieuse de ma propre réputation dans ce domaine. Ça n’existait pas, de toutes manières, les mentalistes. Ce n’était que des légendes, pas vrai? Comme cette histoire de vampires…

- Non, non. T’as rien fait de mal, je t’assure, Orion. Je me disais simplement qu’on parlait peut-être sur moi, comme je suis encore seule.. Je n’ai jamais pensé à ça jusqu’à récemment. J’ai eu peur d’être le synonyme d’un tue-l’amour, avec ce que tu disais..!

Je balayais l’air de main, en riant à demi, pour bien lui signifier que je ne lui en gardais aucune rancune.

- Par contre, j’ai toujours cru que tu enchaînais les histoires. M’enfin… Entre les sentiments et la.. procréation, il y a un monde, j’imagine.

Ma supposition sur la distinction entre les sentiments et le plaisir l’avait laissé songeur, et complètement dénué de sourire de rêveries salaces, ou que sais-je. Seulement une songerie beaucoup trop sérieuse, peut-être même triste, dans la mesure où Orion pouvait l’être. Pendant un instant, je me suis mise à douter : devais-je continuer à sous-entendre que seulement les femmes lui plaisaient? Ses regards un peu trop appuyés sur quelques Dragons, lors des entrainements, ne m’avaient pas échappé. Il n’était pas rare que je surprenne un regard similaire au mien, chez Orion, lorsqu’untel retirait son chandail sous la chaleur d’une course d’endurance ou d’une démonstration de quelques prises, au combat. Ce n’était pas un regard de jalousie. Orion était beau. Très beau. Il n’avait rien à envier à quiconque, de ce côté, puisque son corps était taillé parfaitement pour les combats qu’il affectionnait tant. C’était plutôt un regard de contemplation, le même que je ne pouvais m’empêcher de lancer lorsqu’un mystérieux grand blond bandait les muscles, entre deux poussées. Mais vu la rêverie d’Orion, je craignais d’avoir poussé le sujet un peu trop loin. Il me revint, néanmoins, après avoir capté mon petit air incertain.

- Oui, c’est ça, ce n’était que pour la plupart que des filles comme ça pour s’amuser si tu vois ce que je veux dire.

Son sourire pervers ne m’avait pas trompé, ni son coup d’œil en ma direction. Je m’étais contentée de secouer la tête et de rire, un peu gênée, plus par son petit secret que j’hésitais à éventer, dans notre plus strict intimité, que pour ses frasques sexuelles. Malgré tout, je sentais mes joues rosirent peu à peu, surtout lorsqu’il enfonçait le second clou, sur le repeuplement mondial. Je me suis sentie vaguement immature, une fois de plus, de voir mon corps réagir malgré moi devant ce sujet pourtant banal. Je devais définitivement régler ce problème avant mes dix-neuf ans.

- Mais un jour je sais que je trouerai la bonne fille pour envisager le côté sentimental de la chose, mais pour l’instant je ne fais que profiter et puis faut bien repeupler la Terre non?

Aussi non, tu as fait quoi de ta journée, à part te faire harceler bien entendu?

La brève pause qu’il m’accordait me réjouissait; je pouvais tenter de définir un nouvel angle d’attaque pour mieux aborder le sujet fâcheux, celui qui faisait battre son cœur. Je me doutais qu’il se bornait à préserver les apparences pour ne pas laisser la moindre opportunité aux autres Dragons de s’en prendre à lui. C’était logique, c’était normal, c’était de la survie, dans notre quotidien. Mais je ne comprenais pas pourquoi il ne se permettait pas de se confier à moi. J’étais certainement l’une de celle qui n’allait jamais le juger. J’acceptais ses pires défauts au même titre que ses plus jolies qualités, pourquoi me laisserais-je distraire pour une question de pectoraux et de barbe de trois jours? Après avoir fait rapidement le tour de mes amis proches, je crois que seulement Jackson et April, mon couple de bonheur, étaient hétéro… Syd, Tom, Alex, eux, partageaient une autre orientation. Ça ne m’avait jamais gêné. Je ne m’étais jamais attardée à ça. C’était une part d’eux, tout simplement.

- J’ai dû me farcir l’entrainement matinal. Je dois avoir perdu mon poids en sueur, à force de courir… Puis je patientais la fin de votre entrainement, à Icare ou à toi, pour vous croiser, l’un ou l’autre. Il termine plus tard, je crois...

J’eu une brève pensée pour Icare, et j’espérais de tout cœur qu’il ne partage pas les mêmes gouttes de sang qu’Orion. Si ce dernier supportait la barbarie avec une facilité déconcertante, je soupçonnais Icare de devoir prendre sur lui. L’un de mes frères de garde, Tom, me rappelait d’ailleurs énormément Orion, à ce sujet. Cette même sauvagerie à la vue du sang, ce même sadisme qui ponctuait son quotidien, ses mêmes regards éperdus vers un homme. Jackson, dans son cas. J’affichais désormais un sourire léger, un peu espiègle, tout en lançant quelques œillades vers Orion. J’avais trouvé, je l’espérais, un moyen d’aborder tout ce domaine en douceur.

- Sinon… Je connais une personne, à la citerne, qui s’entendrait parfaitement avec toi. Tu l’adorerais, à coup sur! Tom. Il s’appelle Tom. Bon, il est membre des Aigles, mais je me dis que pour toi, si ce n’est pas un jaguar, c’est déjà un compromis. Mais il partage tellement de point en commun avec toi! Déjà, il traine avec lui une réputation plutôt sauvage. Tout comme toi, il affectionne énormément les combats et plus particulièrement les lames et les punitions publiques. Et…

J’inspirais profondément, me chargeant de courage, tout en plantant mes prunelles azurées dans les siennes. J’allais aller jusqu’au bout. J’aimais Orion, profondément, amicalement, et il fallait qu’il sache qu’il pouvait compter sur moi dans toutes les facettes de sa vie.

- Et il partage la même attirance que toi.  ..Il m’avait un peu intéressé, avant que je comprenne.

J’espérais sincèrement qu’il comprenne.