Nuka n'avait jamais aimé être un trésor que l'on garde à l'abri du regard des autres. Il voulait ressentir le frisson de la liberté, flâner seul sur le territoire des Jaguars, voir aller mettre le nez à l'extérieur sans souffrir des regards courroucés de son garde du corps aux allures de geôlier. Seulement, même s'il rêvait d'être un gosse comme les autres, il n'en restait pas moins le fils d'une Chef et donc une parfaite cible pour les personnes qui lui en voulaient. Il le savait, sa mère n'avait rien d'une enfant de chœur et elle avait déclenché de la haine dans le cœur de nombreuses personnes. Et il en avait douloureusement fait les frais. Seulement, cette vérité n'avait fait que renforcer son envie de fuir le brouhaha régnant sur le territoire encore frappé par le sceau de la rébellion. Il avait donc faussé compagnie à son escorte comme il savait si bien le faire et était parti en courant vers le sud. Pour le moment, la nouvelle ne s'était pas encore répandue partout, mais il ne faudrait plus très longtemps avant qu'il ne soit définitivement fiché comme étant l'enfant de Noâ. Cette reconnaissance, il l'avait toujours désiré, mais il n'avait jamais voulu que les choses se passent de cette façon. Ce n'était pas elle qui avait fait un pas vers lui, on l'avait forcée à le faire. Bien sûr, il avait été heureux de voir qu'elle avait tout abandonné pour lui, pour le protéger, mais cela ne suffisait pas. Il lui faudrait bien plus pour pardonner dix ans de semi-présence et d'ignorance. C'était aussi pour cette raison qu'il se faisait un plaisir de lui foutre la trouille en disparaissant durant quelques heures. Et pourtant, il n'était pas bien sûr de lui et la peur d'être à nouveau retenu entre les griffes d'un rebelle lui tordait le ventre, mais son orgueil blessé était bien plus fort que l'appréhension. Et puis, il y avait des sentinelles un peu partout aujourd'hui, il ne risquait pas grand chose tant qu'il restait à proximité des frontières.

Il crapahutait donc gaiement dans les ruines, escaladant les débris de façon maladroite, lorsqu'il perçut du mouvement plus loin. Instinctivement, il se cacha derrière un mur et observa silencieusement l'homme perché qui lançait des regards à la ronde. Qui était-il ? Pas un Jaguar, ça c'était une certitude. L'inconnu devint le cadet de ses soucis lorsqu'il entendit un grondement animal. Sa curiosité piquée à vif, il s'approcha un peu, cherchant à savoir de quel genre de bête il s'agissait, mais la voix forte de l'adulte le figea. Bon ben puisqu'il sait que je suis là... C'est sur cette pensée enfantine que Nuka quitta son abri et s'avança vers le bonhomme, découvrant avec bonheur le chien à ses côtés. En plus, celui-là avait l'air d'être apprivoisé contrairement aux molosses qui traînaient parfois dans les ruines. Ses yeux s'écarquillèrent d'émerveillement et il pressa un peu le pas, s'arrêtant à une distance prudente. Il aurait été bien tenté de continuer pour aller observer le toutou de plus près, mais cela aurait été purement suicidaire vu qu'il ne savait rien de ce curieux duo.

Il est beau ton chien.

Il avait cru comprendre qu'un chien, c'était un peu comme un enfant et quand on complimentait une mère sur son rejeton, elle était toujours contente alors ça devait être à peu près pareil avec un homme et son cabot. Les deux n'avaient pas vraiment l'air menaçant aussi il termina de s'avancer et se posa devant le type, lui tendant la main.

Moi, c'est Nuka. Et toi, t'as un nom ?

Le blondinet était cash, c'était une habitude qu'il ne perdrait sûrement jamais.

Touché. Lorsque l'homme sourit, Nuka fut certain qu'il avait agis de la bonne façon en commençant par s'intéresser au chien. Dans tous les cas, l'inconnu ne paraissait définitivement pas hostile et la conversation semblait même possible. L'enfant avait rarement eu l'occasion de parler à des gens n'appartenant pas aux Jaguars car on ne faisait généralement pas attention à lui ou on ne le considérait tout simplement pas comme un interlocuteur valable. Du coup, c'était l'occasion rêvé de découvrir des choses tout en s'approchant toujours un peu plus du toutou qui l'intriguait au plus haut point.

Face à son geste pour initier un vrai contact, l'adulte se montra hésitant. Peut-être venait-il d'un endroit où l'on ne se serrait plus la main ? Dans la ville, tout le monde ne comprenait pas ce geste, mais c'était encore une sorte d'habitude dans le clan. Une façon de se témoigner une reconnaissance, un respect, ou du moins c'était comme ça que Nuka l'avait compris. Mais l'homme finit par entourer sa main et il sourit en constatant sa poigne. Un jour, lui aussi serait un solide gaillard pouvant faire preuve d'une force douce. Il en était encore loin, mais il était bon de cultiver l'espoir.

Ça sonne bien Domino. Griffe rodant près de chez les Jaguars, c'est un hasard rigolo en plus.

Il savait que le félin était pourvu de griffes meurtrières, mais que ce n'était pas ses seuls atouts. Il y avait aussi sa mâchoire féroce qui faisait que sa mère, au vu de sa technique de combat, était parfaite dans son rôle de Chef d'un clan ayant pour emblème un tel animal. Il se demandait quel taille il pouvait bien avoir, ce fameux jaguar, et supposa qu'il était sûrement plus grand que le chien qui se tenait toujours au pied de son maître. Quittant un instant l'homme des yeux, il observa à nouveau la bête qui respirait fort dans sa direction comme s'il cherchait à l'identifier. Les chiens devaient eux aussi avoir leurs propres méthodes pour faire connaissances. Lorsque la voix de Griffe se fit à nouveau entendre, Nuka lui adressa un bref coup d’œil, mais garda tout de même Domino dans son champ de vision. Il l'intriguait bien trop pour qu'il perde une miette de ses réactions.

Pas vraiment. L'ambiance n'est pas terrible dans le clan alors je me suis dit que c'était le bon moment pour aller faire un tour.

Il rit légèrement.

Si, d'ailleurs ma mère risque bien de me tuer si elle se rends compte que je suis venu ici en faussant compagnie aux gars qui me surveillaient.

Mais qu'importe les punitions, il ne regretterait rien. Après tout, il comptait bien que Noâ s'en rende compte vu qu'il faisait aussi ça pour la forcer à s'inquiéter pour lui. Ses pensées s'assombrirent un peu alors qu'il repensait à la situation, mais l'avancée de Domino lui redonna directement le sourire. Désormais, le chien n'était plus très loin et il aurait pu le toucher s'il l'avait voulu. Seulement, il ne le fit pas et se contenta d'avancer un peu sa main vers lui, attendant instinctivement qu'il lui donne son accord.

L'adulte paraissait ne pas tenir en place. Lâchant quelques secondes le chien des yeux, Nuka regarda son maître prendre place sur le muret derrière lui. Qu'il aurait aimé avoir de longues jambes comme lui pour pouvoir atteindre aussi aisément des positions stratégiques. La suite se révéla fort intéressante et le blond lui lâcha un regard surpris. Il s'était douté que ce type était un Libre, mais il ne s'était pas attendu à découvrir quelqu'un de complètement étranger à la civilisation parisienne. Ainsi, il existait vraiment des gens qui ne connaissaient pas les clans ? A force de vivre dans cet environnement, l'enfant avait développé une vision faussée du monde. Il avait cru que la ville était le centre d'un monde tout petit et il ne savait pas encore à quel point il était dans l'erreur.

Paralysé par cette nouvelle étrangement excitante, le gamin avait cessé de s'intéresser au chien qui se rappela bien vite à lui d'un coup de langue au creux de sa main. Sous ce contact, il sursauta, mais ne tarda pas à rire aux éclats. Suivant le conseil de l'adulte, il glissa la main dans le pelage du toutou et alla caler ses doigts derrière son oreille pour le grattouiller. Si un tel geste plaisait à l'animal, il faisait aussi naître un sourire ravi sur le visage de Nuka. C'était la première fois qu'il ressentait ce genre de sensation, la présence d'un animal était vraiment différente de celle d'un Homme. Passant ses bras autour de lui, il enfouit sa tête dans ses poils et eut une grimace de dégoût.

Pouah, tu sens pas bon.

Si l'odeur lui avait agressé le nez dans un premier temps, l'effet passa vite, le plaisir qu'il ressentait en caressant le chien reprenant le dessus. Il aurait probablement pu rester toute la journée à gratter Domino, mais il se rendit compte qu'il n'avait toujours pas répondu aux questions de son maître. Il décida donc de s'asseoir au côté du chien et continua à parcourir son pelage de la main tout en tournant un regard toujours un peu intrigué sur Griffe.

Il y a beaucoup de gens qui vivent ici. La ville est contrôlée par quatre clans, les bâtiments que tu vois au loin là-bas appartiennent aux Jaguars du Sud. C'est là que j'habite. Il y a aussi les Aigles de l'Est d'un côté et les Vipères de l'Ouest de l'autre. Et juste en face il y a les Dragons du Nord. Les clans ne s'entendent pas très bien, je ne sais pas trop pourquoi, mais ils se battent parfois. Les gens comme toi - ceux qui ne sont pas dans un clan - on les appelle les Libres.

Maintenant qu'il y pensait, il y avait tellement de choses à expliquer à un étranger qu'il ne savait même pas par où commencer pour entrer plus en profondeur. Pensif, il se gratta la tête en regardant la ville lointaine et poussa un soupir.

Dans les clans, les gens s'entraident. C'est grâce à des efforts collectifs que l'on survit. Les Soumis travaillent en échange de la protection des Membres qui sont un peu comme des soldats et ils obéissent au Chef. Il y a encore pleins de petits détails dans la hiérarchie, mais c'est compliqué. Il faut faire attention aux Membres, ils ont des armes et ils ne sont pas tous gentils avec les Libres parce qu'il y a eu des attaques. Les Libres essayent souvent de passer les frontières des clans pour aller voler dans leurs réserves de nourriture alors tout le monde est un peu méfiant.

Alors que le chien s'allongeait sur le dos, offrant son ventre aux caresses, Nuka se fit la réflexion qu'avoir un animal à ses côtés devait être drôlement chouette. Domino paraissait gentil, affectueux, et il défendait son maître comme un véritable ami. Des amis, le blondinet en avait quelques un, mais aucun ne ressemblait à lui et il songea qu'il se sentirait peut-être moins seul s'il avait lui aussi un toutou comme Griffe. Mais en avait-il seulement le droit ? Les hommes manquaient déjà parfois de nourriture, il ne devait donc pas être facile de nourrir un animal en plus. Sans parler du fait qu'il lui faudrait l'autorisation de sa mère. L'affaire serait compliquée en somme.

La question de l'homme le surprit un peu. Dans cette ville, "se vendre" était la seule solution pour vivre de façon décente. Voir même survivre car il n'était pas nombreux les Libres réussissant à creuser leur trou et à y rester en échappant à tous les dangers, à tous les manques. Griffe paraissait bien vivant et en bonne santé, il fallait donc croire qu'il y avait d'autres moyens de s'en sortir par-delà les limites de Paris et de ses environs. Ne sachant pas trop quoi dire, il se tut en observant le blond avec curiosité alors qu'il récupérait un petit sac en toile à l'intérieur de sa veste. Qu'est-ce qu'il pouvait bien renfermer ?

Un Soumis, je suis trop petit pour être Membre.

Les mots étaient sortis instinctivement de sa bouche alors qu'il détaillait les faits et gestes de Griffe en cherchant à comprendre. C'était la première fois qu'il voyait ce drôle d'objet blanc et il fut tout aussi surpris de voir l'homme y fourrer des espèces d'herbes séchées. Lorsqu'il mit l'un des bouts dans sa bouche, Nuka songea que cela avait peut-être un rapport avec les tubes de papiers qu'il avait déjà vu partir en fumée entre les lèvres de certains adultes.

- De l'esclavage ?

Le discours de Griffe avait quelque chose de passionnant, il voyait le monde d'une façon différente et semblait pleins de connaissances. Les mots prononcés paraissaient aussi avoir un poids particulier dans sa bouche même si l'enfant ne les comprenait pas très bien. Il savait ce qu'était la guerre et avait une vision assez claire du concept de la liberté, mais pour le reste il était dans le brouillard.

- Qu'est-ce que c'est que l'esclavage ? Et être égaux ?

Lorsque le Libre fit apparaître un briquet et bouta le feu de façon laborieuse aux herbes qui émirent une fumée blanchâtre, Nuka comprit qu'il n'était pas dans l'erreur, même s'il ne savait toujours pas ce qu'était exactement cet objet. Un sourire naissant sur ses lèvres, il observa les volutes émanant de la bouche de Griffe et huma l'air avant de grimacer. La fumée acre paraissait agressive pour ses sinus, mais cela ne sentait pas si mauvais que cela. Et puis, le goût dans la bouche n'était peut-être pas si mauvais que ça. Tendant la main vers le drôle de truc à la forme alambiquée, il posa la question qui lui brûlait les lèvres.

- C'est quoi ?