La journée s'étendait, interminable. Depuis ce matin, Yulia avait la tête ailleurs. Elle rêvassait sous le regard étonné de Leonor qui l'avait toujours vue si sérieuse. Il fallait dire que la situation dans le centre neutre n'aidait pas forcément à la sortir de ses pensées. Elle essayait bien parfois de s'intéresser aux bavardages de sa partenaire, mais cela ne marchait pas vraiment. Aujourd'hui, rien n'avait la même saveur. Yulia était perturbée et au fond ce n'était pas la première fois que ça arrivait depuis la rébellion. Ce n'était pas la rébellion le problème. Certes, la perte de sa cousine l'attristait encore, mais depuis qu'elle savait que le reste de sa famille et ses amis allaient bien, elle avait pu mettre son esprit au repos à ce sujet. Par contre, il tournait sans arrêt à cause d'une certaine dragonne qui avait mis encore plus le bazar dans sa tête ce matin. Cette rencontre impromptue n'avait vraiment pas réussie Yulia. Déjà, elle s'était faite rouler dans la farine et n'avait toujours pas récupéré son pendentif, mais en plus elle était encore plus perdue. Elle n'avait plus été perdue comme ça depuis longtemps. Le mieux aurait encore été d'en parler à quelqu'un, mais à qui ? Des personnes, il y en avait en fait beaucoup, mais elle n'était pas certaine de vouloir verbaliser une histoire qui jusqu'ici n'avait existé que pour elle. C'était son secret et elle serait la seule à en subir les conséquences. Elle craignait aussi que son trouble s'imprègne de plus de réalité si elle en parlait avec quelqu'un.

Le destin semblait pourtant vouloir qu'elle communique avec quelqu'un. Yulia marchait dans une rue parallèle à celle qu'explorait sa partenaire quand elle vit une personne familière en approche. Ella. Parmi toutes les personnes qu'elle aurait pu croiser, il avait fallu que ce soit celle à qui elle avait toujours tout dit. L'appel de la jaguar lui arracha un petit sourire et elle pressa le pas pour la rejoindre.

— Ella. Je suis contente de te voir.

Et c'était vrai malgré son humeur bizarre. Yulia serra brièvement son amie contre elle et l'observa un moment pour s'assurer qu'elle était bien entière. Elle avait eu des nouvelles par Anton, mais elle aimait toujours vérifier par elle-même.

— Tu ne m'as pas l'air amoché, c'est bien. Elle lui cogna légèrement l'épaule du poing. L'entraînement ça paye tigresse.

C’était toujours la même chose quand on se retrouvait. On se prenait dans les bras avant de s’échanger un petit coup de poing on ne peut plus amical. Surtout elle, je dirais. Après tout, elle était l’aînée, celle qui m’avait appris toutes ces bêtises. La grande sœur que je n’avais jamais eue. Alors, je crois bien que j’avais pris l’habitude de la laisser faire la première. Un petit rituel, quelque part. J’arquai le sourcil à sa première remarque. J’imaginais bien qu’elle avait dû se faire du souci, dans le fond, mais la féline qui m’animait l’avait reçu comme un affront. « Tu t’attendais à quoi, au juste ?! Je n’ai fait qu’une bouchée de ces insectes qui osaient se dire de vrais Jaguars ! N’oublie pas qui a été mon maître plus jeune. », j’ajoutai à mes mots un clin d’œil puis je disposai mes mains de part et d’autre de mes hanches pour théâtralisé le tout. Je jouais les fières, comme toujours. J’étais une Jaguar fière. Mais dans le fond, je ne me prenais jamais au sérieux. « Il n’était pas question que je me ramollisse sous prétexte que ma sœur était partie. Sinon, tu ne pourrais plus m’appeler tigresse ! », oui, je voulais la rendre fière comme une véritable petite sœur voulait le faire pour sa grande sœur. Yulia était l’un de mes piliers. Si elle me manquait par moment, je faisais tout pour être au mieux de ma forme pour ne pas gâcher les moments où nous nous retrouvions. Comme celui-ci.

C’était son cas, aussi, d’habitude. Mais je remarquais bien que quelque chose clochait. Elle aurait été incapable de me le cacher. Je n’étais pas le genre de filles qui hésitent quand un proche ne semble pas bien. On pourrait voir ça comme de la maladresse ou de la rudesse mais elle avait l’habitude depuis le temps. Je n’y allais jamais par quatre chemins. Le chemin le plus direct et le plus court est souvent le plus efficace. « Dis-moi ce qui ne va pas, Yu. », pas un « tu vas bien ? », ça n’aurait strictement servi à rien. Je savais parfaitement qu’elle n’allait pas bien, que quelque chose la préoccupait. Ce serait totalement hypocrite que de passer par des détours que la politesse impose parfois. « Et ne me fais pas croire que tout va bien. On se connait trop bien. », je n’étais pas blessante pour autant. J’y allais simplement franchement. J’insistai pourtant en soutenant son regard du mien qui démontrait toute ma détermination. Je n’allais pas partir avant d’avoir des explications. Je ne souriais plus bêtement mais je n’étais pas crispée non plus.

Ella était fougueuse, en bonne santé, avec juste cette fierté pas si mal placée qui explosait parfois. C'était l'une des raisons pour lesquelles Yulia l'avait toujours aimé. Comment aurait-elle pu résister à cette boule de poils énergique au cœur en or ? Elle l'écouta donc se vanter avec un sourire au coin des lèvres, tellement fière du chemin que son amie avait parcouru. Sa petite dédicace lui arracha même un éclat de rire, mais elle ne releva pas tout de suite. Elle la laissa continuer, son sourire fière s'attendrissant comme toujours quand il s'agissait de Ella. Elle avait le cœur mou, elle le savait, mais Ella était une personne avec qui ce n'était pas dangereux.

— Je n'en attendais pas moins de toi. Le clan est chanceux de pouvoir compter sur toi. Notre famille aussi. C'est parce que tu es là que je peux ne pas stresser tout le temps pour vous. ajouta-t-elle en lui ébouriffant rapidement les cheveux.

Et c'était vrai. Bien sûr, la confiance de Yulia se plaçait aussi dans les autres membres de cette dite famille, mais Ella était différente. Elle était de loin la plus motivée du groupe et pour ça elle l'admirait.

Avec une soudaineté qui n'aurait pas dû l'étonner, mais qui le fit quand même, Ella pointa l'évidence. Yulia se savait un peu éteinte et tracassée aujourd'hui et il était logique que quelqu'un comme la brune le voit. Par principe, elle fit légèrement la moue, mais elle savait qu'elle ne s'en sortirait pas comme ça. Ella ne la lâcherait pas sans savoir. Bien sûr, elle aurait pu parler d'un autre sujet. Mettre Zoé sur le tapis par exemple, mais elle se serait sentie malade d'utiliser la mort de sa cousine comme excuse. Donc, Yulia cracha le morceau.

— J'ai rencontré quelqu'un. poussa-t-elle du bout des lèvres, continuant trop vite pour éviter de se dégonfler. Et c'est compliqué. Je l'aime bien, mais je ne suis pas certaine que ce soit réciproque. Elle est bizarre. Toutes nos rencontres ont été bizarres en réalité. On ne s'est vues que trois fois, mais je me sens...

Yulia n'avait pas vraiment de mots pour ça. Elle ne pouvait pas dire qu'elle se sentait amoureuse car ce genre de sentiments, ça ne poussait pas si vite. N'est-ce pas ? Malgré tout, elle tenta d'approfondir.

— Mal et bien à la fois. Elle m'agace, me donne une fois sur deux envie de la tuer et puis, il y a ce jeu stupide. Mais quand elle est là, j'ai le cœur qui bat beaucoup trop vite et je perd le contrôle. Je me comporte comme une soumise de douze ans devant son premier coup de cœur, mais en pire parce qu'elle est... Bon sang, elle est injustement belle.

Trop de détails. Le cerveau de Yulia saturait d'alertes qui lui disaient de se taire, mais elle ne pu pas s'arrêter avant d'avoir livrer trop d'informations. Voilà que l'effet Violette frappait alors même que la dragonne n'était pas dans les parages.

Ce que venait de me dire Yulia m’allait forcément droit au cœur. Je la savais reconnaissante mais ça faisait toujours du bien d’entendre dire qu’on a bien fait, qu’on a été fort et qu’on croit en nous. D’autant plus quand il s’agissait d’une vieille amie, d’une sœur qui avait toujours été un exemple quand j’étais plus jeune. Ça valait tous les compliments des gradés du clan. C’était un petit quelque chose qui prenait beaucoup plus d’ampleur parce que je savais que ça venait droit du cœur de Yulia. Elle ne le disait pas pour me faire plaisir. Elle le pensait. Et j’étais franchement fière d’être vue comme le chevalier de la famille de mon amie. Je prenais d’ailleurs ce rôle très à cœur. Alors quand elle m’ébouriffa les cheveux, je souris davantage, la fierté et le bonheur se lisant dans mes yeux brûlants. Il n’y a rien à faire, je continuerai à la voir comme une grande sœur jusqu’au bout même si elle n’est plus une Jaguar. C’était quelque chose qu’on n’avait même jamais calculé, quelque chose de naturel, de spontané. « C’est normal, ils font partie de la famille. » C’était vraiment ça. Nous étions une grande famille grâce au lien premier entre Yulia et Grey qui avait perduré à travers de nouveaux liens à chaque fois.

Je réalisai, quand elle lâcha mes cheveux, la moue qu’elle faisait. Apparemment, j’avais bien visé. Ce n’était pas franchement surprenant puisque nous nous connaissions depuis autant de temps. Il n’y avait plus rien qu’elle ne pouvait me cacher aussi facilement. Ce n’était pas toujours évident de lui faire cracher le morceau parce que, tout comme moi, elle avait du caractère. Mais pas avec moi. J’étais aussi têtue et tenace qu’elle. J’avais tendance à dire que j’étais moins pénible qu’elle à ce niveau-là pour la taquiner mais je savais au moins lui tenir tête. Et ça, ce n’était pas une mince affaire. Yulia est une foutue entêtée. Tous ceux qui la connaissent le savent. Elle se décida enfin à cracher le morceau. Une histoire de sentiments alors ? La façon dont Yulia décrivait la situation me faisait penser qu’elle était déjà accrochée. Ça me fit sourire et rire intérieurement. Je ne me moquais pas le moins du monde mais je me rappelais à quel point elle faisait déjà tourner des têtes quand nous n’étions encore des Soumises. Là, c’était différent. Là, elle était perturbée par ses sentiments. Ce qui prouvait bien qu’elle était loin d’être indifférente. « En gros, elle te plait vraiment cette fille trop belle. » J’affichai un rictus. Il fallait bien souligner l’évidence. « Elle a un nom cette fille injustement belle ? » Je voulais tout savoir, dans le moindre détail. Ça, aussi, elle le savait. J’étais une fouineuse, surtout quand il s’agissait de sa vie. « De toute façon, je ne la connais sûrement pas. »

Cette situation était tellement frustrante. Yulia passa rapidement la main dans ses cheveux pour les éloigner. Elle fut aussi tentée d'effacer le sourire d'Ella d'une poussée, mais elle se savait bien trop dans la mouise pour pouvoir se permettre une telle réaction. Peut-être que Ella pourrait lui permettre de remettre de l'ordre dans ses idées. C'était probablement pour ça qu'elle lui en avait parlé si facilement. Elle devait, en quelque sorte, rechercher une assistance. Sous le commentaire de Ella, Yulia rougit beaucoup trop fort et elle la poussa cette fois réellement. Elle avait grommelé quelque chose d'inintelligible et s'était détournée le temps de se refroidir un instant. Pourquoi devait-elle se tourner autant en ridicule à cause de cette idiote de dragonne ?

Quand le gentil interrogatoire commença, Yulia n'était pas vraiment plus prête que tout à l'heure. Elle se tourna néanmoins vers Ella, lui jetant quelques regards avant de fixer le ciel. Il fallait qu'elle réfléchisse. Elle avait envie de parler de Violette bien sûr. Il le fallait même, si elle voulait que Ella l'aide. Mais elle ne savait pas si elle en avait le droit. Donner son nom, c'était donner de la réalité à leur "relation" et mettre clairement Violette en cause. Elle avait toute confiance en Ella, ce n'était pas le problème. D'un autre côté, la jaguar avait raison. Les chances qu'elle puisse connaître Violette étaient proches de zéro. La dragonne n'avait pas caché sa haine pour les jaguars et elle ne paraissait vraiment pas être quelqu'un de sociable.

— Elle s'appelle Violette. Elle doit avoir ton âge.

Yulia se demanda ce qu'elle pouvait dire de plus. Avouer que c'était une dragonne aurait-il été trop ? D'après ce qu'elle savait, Violette était une sorte de pointure dans son clan, mais il devait y en avoir plusieurs des Violette à Paris. Elle l'espérait néanmoins. Finalement, elle opta pour couper la poire en deux.

— Elle n'est pas du clan, autant dire que ça ne facilite rien.

Yulia avait rougi, comme je l’avais imaginé. Je la connaissais par cœur et quand elle parlait de la sorte, c’était évident qu’elle ressentait quelque chose de suffisamment fort pour s’attacher à la fille en question. Et qu’elle rougisse me confortait dans mon idée : j’avais vu juste. Ma grande sœur s’était amourachée d’une fille que je ne connaissais pas encore ou en tout cas était sous son charme. Ça ne lui ferait pas de tort. En tout cas, dès qu’elle aura dépassé ce stade, qu’elle sera moins perdue, ça ne lui fera pas de mal. Pour peu qu’elle ne tombait pas dans des pièges grossiers. L’ancienne Jaguar avait toujours eu un cœur d’artichaut, un cœur fragile mais en or et si elle avait tendance à se relever, je refusais l’idée qu’elle soit blessée. Alors oui, elle devait s’ouvrir et accepter ce qui pouvait la rendre heureuse tant qu’elle était sur ses gardes. Et j’étais prête à l’aider et à surveiller son cœur. « Tu sais que tu es craquante quand tu rougis ? » J’essayais de détendre l’atmosphère et à coup sûr, elle allait se retourner et réagir comme je l’espérais. Je savais la manipuler comme elle savait le faire avec moi. C’était ça que d’être aussi fusionnelles que de véritables sœurs.

Les regards qu’elle m’offrit en se retourna me fit sourire. Un sourire mesquin, un sourire victorieux aussi. Décidément, c’était comme si elle n’avait jamais quitté les Jaguars. Il faut dire qu’on avait fait en sorte de se voir régulièrement malgré la séparation. On ne pouvait pas se passer l’une de l’autre. Et notre tâche commune nous aidait à nous croiser régulièrement. Quand elle osa enfin me donner le prénom de cette fille trop belle qui avait une bonne place déjà dans son esprit et sûrement dans son cœur, j’avalai de travers. Violette ? J’en connaissais une. En plus, elle avait mon âge ou tout près. Pendant plusieurs secondes, je toussai et toussai encore. Juste le temps de reprendre mon souffle pour qu’elle me comprenne quand je parlerai. « Violette… Ta fille injustement belle ne serait pas une… Dragonne ? » Je ne faisais décidément pas preuve de délicatesse mais il faut dire qu’elle m’avait prise au dépourvu. Comment pouvais-je imaginer qu’elle s’était attachée à une jeune femme que je connaissais ? Pourquoi je lui avais demandé son nom ? Pourquoi est-ce que je lui avais dit qu’il y avait peu de chance que je la connaisse, au juste ?

La moquerie était gentille, fraternelle, et Yulia rentra dans le jeu en soufflant un léger Tais-toi à sa cadette. Elle se savait rougissante et elle en avait un peu honte. A force, elle se connaissait suffisamment pour savoir ce genre de choses. Le fait de rougir pour une fille comme Violette était néanmoins un peu inquiétant car c'était nouveau. Pas le fait de s'amouracher bien sûr. Le fait que ce soit une fille ne comptait même pas. Par contre que tout ce soit passé si vite... Elle était tombée fort pour Kahlan, mais ça avait pris plus de temps. Ils avaient longtemps été amis. Avec Violette, elle avait trop rapidement senti cette connexion et même si elle luttait encore par principe, elle se savait fichue.

La révélation du nom de la dragonne eut un drôle d'effet sur Ella. Immédiatement, Yulia se rapprocha pour lui tapoter le dos sans trop comprendre ce qu'il se passait. Qu'est-ce qui dans son discours avait bien pu mettre son amie dans cet état ?

— Meurs pas ! Je me vois mal expliquer tout ça à ta famille quand ils me demanderont ce qu'il s'est produit.

Cette petite boutade ne servit pas à grand chose en matière de détende de l'atmosphère quand Ella se reprit enfin et parvient à s'exprimer. Yulia gela instantanément, complètement choquée par toutes les implications qui venaient avec la question de la jaguar. Comment savait-elle ça ? Elle ne pouvait pas mentir, l'affiliation de Violette était parfaitement claire. Cette dernière avait toujours mis un point d'honneur à la mettre en avant. Mais ça n'expliquait pas comment Ella pouvait le savoir.

— Si... lâcha-t-elle mal à l'aise.

Comment aurait-elle pu envisager que Ella la connaisse ? Violette haïssait les jaguars et elle aurait rencontré l'une des siennes ? C'était complètement fou. C'était une facétie bien moqueuse du destin. Et dire qu'elle n'avait rien voulu éventer.

D'un coup, la remarque de Yulia et mes moqueries passaient au second plan. Pas que ce ne fut pas drôle de la voir réagir de la sorte, au contraire, mais là, c'était d'un tout autre niveau. C'était énorme. L'idée que Yulia ait des sentiments pour quelqu'un, je trouvais ça adorable. Je ne rêvais que de ça pour celle qui était comme ma grande sœur. Seulement, là, ça changeait la donne. Je n'avais rien contre la Dragonne, même si elle avait déjà son caractère plus jeune, mais je ne sais pas, ça me faisait bizarre de savoir que celle qui semblait trop fière, vis-à-vis de son clan puisse s'accrocher à une Vipère – anciennement Jaguar qui plus est. Si j'étais perturbée par cette annonce, je me demandais déjà secrètement ce que donnaient les rencontres entre les deux demoiselles et plus encore ce qui avait pu plaire à mon amie. Le temps que je me reprenne, elle m'aidait déjà à reprendre mes esprits et ma respiration, surtout. Ce que j'avais l'air fin... « Désolée... » Je rigolais à sa bêtise mais plus encore nerveusement. C'était tellement inattendu comme situation. Quand j'étais prise de court je réagissais tout le temps comme ça. C'était instinctif. « Je ne vais pas mourir comme ça. Ce serait trop stupide, surtout pour ta sœur ! » Il fallait bien que je reprenne le dessus et que je fasse un peu la fière après tout ça. Au moins un peu.

Le souci à cet instant était de parler de Violette. Comment lui avouer que je la connaissais après lui avoir affirmé au début le contraire ? Si je pouvais apprendre à me taire de temps en temps, ce serait quand même vachement mieux que de rattraper ce genre de conneries. Je pris une grande inspiration, me grattant la nuque. « Disons que... Je l'ai déjà rencontrée. » Bon, ça, elle devait l'avoir compris. J'essayais d'y aller en douceur parce que je voyais bien que Yulia était embêtée. « Mais, je te rassure, on s'est croisées quand on était plus jeunes. Je suppose que, entre temps, elle a dû évoluer. » Et si ce n'était pas le cas ? Si elle était devenue encore plus fière ? Je n'étais pas certaine de la rassurer de la meilleure des manières, en fin de compte. « Et puis, il faut du caractère pour être avec toi, n'est-ce pas ? » Encore mieux... « Enfin, tu sais bien, tu t’ennuierais sinon. » J'avais vraiment le don de réconforter les gens.

Quelque chose clochait vraiment. Yulia en aurait mis sa main au feu si elle n'avait pas trouvé cette idée particulièrement ridicule. Elle connaissait suffisamment bien Ella pour savoir quand un truc ne tournait pas rond dans son esprit. Elle était agitée, nerveuse et tentait tant bien que mal de préserver son attitude. Sans grand succès. Trop perturbée par ce quelque chose qui était en train de se produire, Yulia ne réagit même pas à la déclaration de Ella. Son "orgueil de sœur" n'avait même pas eu l'occasion de se mettre en route.

Quand le début de l'histoire vint, Yulia sentit son souffle se bloquer dans sa gorge. Impossible. C'était une blague ? Ça devait être une blague. Comment Ella avait-elle réussi à croiser la farouche dragonne ? Si elle connaissait son prénom, c'était en plus qu'il devait y avoir une histoire là-dessous. La suite la rassura encore moins malgré la volonté de la jaguar. Le passif était-il négatif ? Cela semblait indispensable. Yulia ne voyait pas vraiment Ella et Violette dans une bonne entente. Elles étaient trop différentes et passionnées par leurs clans respectifs. Et puis, il y avait cette haine farouche que Violette ressentait pour les jaguars. Mais il était vrai qu'on changeait en grandissant. Stupidement, Yulia se retrouva à se demander comment était Violette quand elle était plus jeune. La pensée ne dura pas, trop vite chassée car ce n'était ni le moment, ni l'endroit pour penser à ça. Quelle idée même de s'intéresser à un tel détail ! Vraiment, elle devenait incompréhensible.

Alors que Ella s'enfonçait toujours plus, Yulia laissa échapper un rire nerveux. Ce n'était pas faux, au moins elle n'était pas prête de s'ennuyer avec Violette au vu de la façon dont avait tourné toutes leurs rencontres.

— On est pas ensemble.

Yulia s'était sentie obligée de clarifier ça. Il n'y avait rien entre Violette et elle. Il n'y aurait même probablement jamais rien. C'était trop compliqué et elle n'était même pas sûre qu'elle intéresserait encore Violette une fois qu'elle ne serait plus un divertissement suffisant. C'était ce que c'était n'est-ce pas ? Un jeu.

— Qu'est-ce que... Une pause hésitante. Qu'est-ce que tu penses d'elle ? Tu dis qu'elle a dû évoluer comme si elle n'était pas...je ne sais pas...bien quand elle était plus jeune ? Comment est-ce que tu as même fait pour croiser une dragonne ? Ils ne sortent presque jamais de leur territoire.

Le silence de Yulia ne laissait rien présager de bon. En même temps, elle devait être en train de digérer l’information, du moins, dès qu’elle aurait tout à fait percuté ce que je venais de lui dire. Ce n’était pas forcément évidemment, j’en étais consciente. Et si ça m’amusait parce que je découvrais quelque chose de totalement improbable, je comprenais que ça devait être tout à fait autre chose pour elle. J’avais du mal à me mettre à sa place cette fois parce que j’étais déjà trop occupée d’imaginer la scène entre cette Dragonne farouche à l’époque et ma Yulia, ma sœur aussi explosive et fière. Le simple fait d’imaginer cette Dragonne adulte était déjà un effort en soi parce que je ne pouvais pas deviner à quoi elle ressemblait désormais. Mais le plus drôle c’était d’essayer de se faire une scène dans la tête entre les deux. Dans les faits, Violette n’était pas méchante à l’époque, juste fière de son clan et de sa force, comme moi. Pourtant, rien que ça, c’était déjà bien amusant. En même temps, il fallait bien que je m’occupe pendant que Yulia faisait un arrêt sur image. Chipoter mes cheveux ne suffisait plus depuis déjà plusieurs secondes qui me semblèrent être une éternité. Après tout, je n’avais pas fini depuis longtemps de m’enfoncer.

Elles n’étaient pas ensemble ? Ce n’était pas un détail mais malgré tout, je m’en fichais bien de savoir si oui ou non elles étaient ensemble. Tout ce qui m’importait c’était que ma sœur était attirée par une Dragonne explosive. Je trouvais ça mignon. Et je voulais surtout savoir, peu importe comment, si c’était réciproque ou non. Car, au-delà du fait que c’était Violette, je voulais savoir si elle méritait les sentiments de l’ancienne Jaguar. « Vous n’êtes peut-être pas ensemble mais je vois qu’elle t’intéresse beaucoup. Sinon, tu ne réagirais pas comme ça. Et c’est mignon ! » Bah oui, je la trouvais mignonne comme ça. Je ne l’avais pas vue comme ça depuis longtemps, peut-être même jamais. Elle en avait déjà trouvé quelques-uns joli, mignon mais jamais elle n’avait parlé de quelqu’un comme ça. « C’est vraiment un hasard de fou, cette rencontre. » Je souriais en y repensant. « Elle n’était pas méchante. C’était juste l’exemple même d’une Dragonne trop fière. Mais en même temps… Tu sais bien que je suis une Jaguar dans l’âme, fière de son clan. Je suppose que c’est pour ça qu’on n’est pas arrivées à s’entendre. Mais elle n’était pas méchante. » J’étais sincère, comme toujours. J’avais envie de la rassurer mais sans pour autant aller jusqu’à mentir. Elle savait que je ne lui mentirais jamais pour lui faire plaisir. Pas à ce sujet, en tout cas.