Année 28, fin ST1
Pas loin du quartier des Soumis jaguars
Tu soupires en fourrant les mains dans tes poches, le cœur plus lourd que d'habitude. Tes yeux ne quittent pas le sol alors que tu erres dans les rues du quartier des Soumis. La température est plus fraîche cette nuit et elle fait naître des frissons le long de ta colonne vertébrale. Tu ne prêtes pourtant pas garde à la chair de poule qui te traverse par à-coups. Tu ne fais pas non plus attention aux larmes qui coulent sur tes joues.
Tu pleures plus que d'habitude depuis que Papa t'a laissé chez Tante Octavia, tu n'y peux rien. Tu aimerais retourner voir ta sœur, Azalea, te blottir dans ses bras et faire comme si rien ne s'était passé. Tu aimerais revoir Orion et lui dire qu'il te manque et que tu es désolé de ne plus pouvoir aller le voir. Tu aimerais de nouveau pouvoir attendre Hedwige à la sortie de l'un de ses entraînements et lui donner un peu d'eau de ta gourde parce que son père a encore été très dur avec elle. Tu aimerais revoir ta famille en général, leur raconter ce que tu as vécu sur le territoire Jaguar, leur parler des tartes que Octavia prépare pour toi quand tu es triste et des entraînements que tu suis avec le plus grand de tes cousins. Tu aimerais même revoir Antonia malgré ce qu'elle t'a fait vivre à cause de tes bêtises. Mais tu ne peux pas.
Toi, tu n'as jamais voulu qu'elle se mette en colère comme ça. Tu ne pensais pas qu'un petit bisou échangé avec Orion la blesserait autant. Un jour, tu as vu ta grande-sœur embrasser son petit-ami et ta mère n'a rien dit. Elle a même souri. Tu te rappelles clairement ce qu'elle t'a dit à ce moment-là : «
Toi aussi, tu trouveras quelqu'un que tu aimeras comme ça. » Tu avais répondu que c'était sale, les bisous. Elle avait ri et t'avait rétorqué : «
Tu verras quand tu grandiras, mon ange. Tu verras. » Sur le coup, tu ne l'avais pas cru.
Puis, il y a eu Orion. Orion avec qui tu passais tout ton temps. Orion qui te faisait rire tous les jours et qui était aussi cool que les autres filles du quartier. Plus même. Alors tu as voulu lui faire un bisou parce que tu l'aimais beaucoup Orion. Tu n'aurais jamais pensé obtenir une telle réaction de la part de ta mère : tu avais trouvé quelqu'un à qui tu voulais faire des bisous, comme elle te l'avait dit. Cependant, selon elle, «
tu aurais mieux fait d'embrasser Hedwige à la place d'Orion, ça n'aurait pas été dégoûtant ».
Sauf que Orion n'avait rien de dégoûtant dans ton esprit. Tu t'étais apparemment trompé.
Si tu avais su, jamais tu n'aurais fait ça à Orion. Tu aurais 100 fois préféré être encore à ses côtés, avec une maman aimante, tes amis, ta famille, plutôt qu'ici, dans ce clan que tu apprends à connaître et que tu n'es clairement pas sûr d'aimer.
Bien sûr, il y a Octavia. Il y a Simon, ton oncle. Il y a tes cousins et cousines. Il y a même plein d'autres gens du côté de Simon. Tu n'arrives pas à retenir tous leurs noms mais ils te sourient, ils blaguent avec toi et font tout pour que tu te sentes chez toi. Certains jours, ça t'aide à accepter ta nouvelle situation. D'autres jours, comme celui-ci, ça t'énerve plus qu'autre chose. Surtout, ce n'est pas la même chose que si tu étais dans ton vrai clan, chez les Dragons. Il s'agit de ton foyer. Ta famille proche s'y trouve. Tes meilleurs amis. Les lieux où tu as grandi. La forêt que tu adorais traverser quand c'était possible. Ta vie est là-bas et tu as l'impression d'avoir laissé une partie de toi-même derrière toi, ce fameux jour glacial.
Tu n'as pas encore neuf ans, tu ne comprends pas tout, mais tu sais ce que tu ressens en cet instant : une tristesse immense mélangée à de la colère. La colère, tu ne la maîtrises pas. Tu l'exprimes par des moyens qui t'échappent mais elle guide tes émotions et ton comportement aussi efficacement qu'une océan en colère qui renverserait un navire : tu es impuissant face à elle. Alors tu t'échappes souvent pour aller découvrir le territoire, malgré les éventuels dangers. Les ruines sont ton refuge quand tu te sens trop désemparé pour faire face à ta famille, quand tu ne te comprends plus.
C'est pour cela que tu te retrouves devant un grand bâtiment dans une zone inhabitée. Oh, tu n'es techniquement pas loin de ton quartier mais, dans ton esprit enfantin, ça te paraît loin de chez ta tante. En voyant l'édifice, tu as de suite su ce que tu voulais faire. Tu as su qu'il était le défi que tu avais besoin de relever ce soir pour pouvoir apaiser ta colère, même rien qu'un peu.
Tu secoues tes mains pour te donner du courage en observant la façade amochée par endroits mais somme toute en assez bon état. Tu évalues les coins où tu pourrais t'accrocher afin d'atteindre son sommet. Tu te dis que, de là-haut, tu pourrais peut-être apercevoir le territoire des Dragons. Peut-être même que tu pourrais reconnaître un édifice, une colline, quelque chose…
Quelque chose qui te ferait du bien au cœur.
Tu t'accroches à cet espoir alors que tu agrippes de tes petites mains une première pierre usée qui te permet de prendre appui. Tu poses ton pied sur une autre et forces sur ta jambe pour t'élever. Ta main gauche agrippe une autre pierre non loin. Tu commences d'abord en attrapant les pierres les plus sûres, synonymes de facilité. Tu progresses petite à petit. Et tu te sens grand, d'un coup. Tu te sens autre. Comme si tu jetais l'espace d'un instant la peau de Giovanni et que tu te fondais dans les ruines, dans la nuit noire étoilée.
C'est grisant et tu gagnes en confiance. Tu tentes d'attraper des pierres plus éloignées, moins grandes. Le défi prend de l'ampleur et l'adrénaline te traverse plus fortement. Tu ne penses plus à ta colère, à ta tristesse, à ta rancœur, à la mélancolie qui t'envahit tous les matins au réveil. Tu ne penses qu'à ce sommet que tu aperçois plus haut et qui te narguerait presque. Il intensifie ta rage de gosse désabusé. Il te donne envie de te surpasser et de leur montrer à tous que tu vaux quelque chose. Que tu
es, que tu existes pour une raison bien précise. Que tu n'es pas qu'un gosse qu'ils peuvent jeter à la moindre difficulté. Que tu n'es pas qu'un poids qu'on impose.
Tu leur prouveras un jour.
Tu leur prouveras et
elle te demandera pardon de t'avoir traité comme un déchet.
Tu leur prouveras et
il s'excusera de t'avoir abandonné pour apaiser son esprit.
Tu sens les larmes dévaler sur tes joues mais tu t'en fiches. Tu continues ton ascension bancale. Tu dérapes deux ou trois fois, la peur se logeant dans ton ventre, compagne d'aventure que tu accueilles à bras ouverts malgré ton jeune âge. Tu continues malgré tout car tu ne réalises pas à quel point ce que tu fais est dangereux mais elle est là, la peur, en alerte, à veiller sur toi. Inconsciemment, tu t'en remets à elle et l'écoutes du mieux que tu peux.
Du moins, jusqu'à ce que tu aies la mauvaise idée de regarder en bas.
Tu prends conscience que tu es à plusieurs mètres du sol et tu te figes à cette constatation. Tu es incapable de lâcher des yeux le goudron abîmé et d'à nouveau fixer le sommet. Tu es paralysé et tu sens la tête commencer à te tourner. Tu déglutis mais tu constates que ta bouche est sèche. Tu ne sais même pas si tu fixes la route depuis dix secondes ou cinq minutes, au final. Tu essaies de toutes tes forces de sortir de ta transe mais la perspective de tout ce qui pourrait arriver si tu lâchais les pierres, si tu dérapais par inadvertance, t'effraie au point que tu te mets à trembler. Ta respiration devient hachée et tes mains se mettent à suer. Tu ressens l'envie de les essuyer sur ton pantalon mais, au dernier moment, tu te rappelles que tu ne peux pas.
Des sanglots naissent dans ta gorge et tu te prends à souhaiter que ta grande-sœur soit là pour t'engueuler, te traiter d'inconscient et te hurler que, si tu meurs à cause de ça, elle te fera revenir et t'achèvera de ses propres mains. Tu te prends à souhaiter que Orion soit en bas à t'encourager et à te dire que ça va aller, que tu es fort et que c'est pas quelques mètres qui vont te faire peur. Tu te prends à souhaiter que Hedwige soit là aussi, avec son petit sourire en coin qui signifierait : «
Je t'avais dit que tu flipperais, poule mouillée ». Tout ça te donnerait envie de te surpasser pour qu'ils soient fiers de toi. Ca te donnerait le courage de reprendre, de descendre… de faire quelque chose.
Sauf que tu es seul. C'est la nuit. Personne ne passe dans cette zone à part des Sentinelles à l'occasion. Et toi, tu finis par pleurer franchement parce que tu ne t'es jamais senti aussi mal depuis ton arrivée ici. Tu voudrais pouvoir appeler ta mère à l'aide mais elle est trop loin et, surtout, elle ne t'aime plus, elle ne veut plus de toi. Tu voudrais appeler quelqu'un mais tu te sens trop perdu, trop seul pour qu'un prénom ne passe le bord de tes lèvres. Ceux que tu voudrais voir débarquer ne sont plus là. On t'a arraché à eux et tu réalises qu'il n'y que toi qui pourras te sortir de cette situation.
Paradoxalement, c'est cette pensée qui t'aide à faire quelque chose.
Il te faut quelques minutes de plus mais tu finis par trouver la force de détourner le regard. Lentement. Jusqu'à fixer la façade face à toi, contre toi, la façade à laquelle tu t'accroches désespérément parce que ta vie en dépend. Puis, tremblant, tu détends juste un peu tes bras. Tu pointes ta jambe droite vers le bas. Tu tâtonnes du pied pour trouver une pierre mais la panique te gagne rapidement et tu le ramènes à toi, l'effroi ancré dans tes tripes. Tu as besoin de quelques minutes de plus pour tenter à nouveau et, cette fois-ci, ton pied se loge dans un recoin suffisamment grand. Tu regardes autour de toi, paniqué, et finis par trouver une pierre à laquelle t'accrocher. Tu abaisses lentement ton corps, les larmes brouillant encore ta vue mais les pleurs s'étant calmés.
Tu continues comme ça pendant de longues minutes qui te paraissent durer des heures. Tu évites soigneusement de regarder à nouveau en bas parce que tu n'es pas certain d'être à nouveau capable de te forcer à terminer la descente le cas échéant. Tu as l'impression qu'il te reste encore beaucoup trop de mètres à parcourir et tes muscles tendus te font souffrir.
Malheureusement pour toi, le Destin n'en a pas fini avec toi. Tes pieds loupent une pierre. Tu dérapes et ton poids suspendu dans les airs force tes mains à lâcher prise. Tu n'as même pas la présence d'esprit de hurler, d'essayer de te rattraper. Tu écarquilles juste les yeux en te demandant si c'est la fin de ta courte vie… avant de percuter le sol. Un
crac résonne dans l'air et une douleur ignoble part de ton bras et se répand à tout ton corps. Cette fois-ci, tu hurles. Tu hurles mais ta voix finit rapidement par te faire défaut et s'érailler. Les larmes prennent le dessus. Tu n'as plus vraiment conscience du monde autour de toi ; la douleur t'enferme dans ta tête aussi sûrement qu'une pièce isolée.
Soudain, tu sens une main se poser sur ton front. Elle est presque trop fraîche contre ta peau brûlante de tension et de douleur. Tu ouvres brusquement les yeux, un sanglot coincé dans la gorge, et tu as besoin d'un instant pour identifier la personne qui est penchée au-dessus de toi : «
Tatie ? » Octavia te sourit tendrement et caresse ta joue avec délicatesse. «
Je suis là, je suis là, mon Gio. Tu as mal où ? » Tu vois d'autres personnes derrière elle mais tu es incapable de te concentrer sur eux. Comme tu es incapable de répondre à ta tante. Tout ce que tu peux faire en cet instant, c'est réaliser à quel point tu es soulagée de la voir là, près de toi. Envolée ta colère précédente, envolée ton impression de solitude. Tu comprends que, pour l'heure, vous suivez le même chemin, elle et toi, même si tes parents ne veulent plus de toi.
Tes pleurs redoublent d'intensité et tu prends conscience que tu inquiètes davantage ta tante. Malgré la douleur, tu ne ressens qu'une envie : celle de te blottir dans ses bras. Chose que tu fais après t'être redressé péniblement. Et elle te serre contre elle avec une force qui soulage un peu ton cœur. Il n'est pas guéri, il ne le sera peut-être jamais, mais tu sais à présent qu'Octavia sera là quoiqu'il arrive et c'est suffisant pour l'enfant que tu es. C'est suffisant pour que tu trouves la force de calmer un peu tes larmes pour expliquer en quelques mots maladroits ce que tu as fait, comment tu en es arrivé là. Elle ne te gronde pas, elle fronce juste davantage les sourcils. Et tu l'aimes un peu plus pour ça aussi.
Alors que tu t'accroches avec force au cou de ton oncle qui te porte jusqu'à la maison, le bras recroquevillé contre ton torse, tu jettes un coup d'œil à la bâtisse maudite. Tu lui lances un regard noir larmoyant et tu te fais la promesse qu'un jour, tu réussiras à l'atteindre ce sommet, qu'un jour tu contempleras les alentours depuis là-haut et peut-être que tu verras le clan des Dragons, au grand loin.
Cependant, en attendant, tu te blottis contre ton oncle et tu profites de sa chaleur pour trembler un peu moins et tenter d'oublier momentanément la douleur qui te broie le bras.
Chaque chose en son temps.