Décidemment, Hedwige ne voyait plus beaucoup Zack depuis la dernière fois qu’ils s’étaient parlés. Cela devait remonter à à peu près deux jours, tout au plus. Certes, il leur arrivait parfois de passer quelques temps sans se voir mais ça n’avait jamais duré aussi longtemps. Du moins, pas dans les souvenirs de la Dragonne. Qu’importe, elle commençait à se demander où il passait ses journées mais en apparence, elle faisait comme si tout était normal. Comme elle n’avait aucune interrogation et que tout allait bien dans sa vie. Après tout, ça ne servait à rien de s’enflammer au moindre doute. Elle n’a aucune preuve, rien qui lui permette de penser qu’il était en train de faire des choses compromettantes. Alors l’Ancienne ne disait rien. Elle se contentait d’attendre en espérant que son mari, que Zack revienne bientôt passer des journées entières avec elle. Et surtout, qu’il trouve le moyen de se rattraper. Avec des bonnes actions s’il était incapable de le faire avec des explications. Hedwige n’était pas difficile, elle était prête à se contenter de l’un des deux, pourvu qu’il arrive à se montrer assez persuasif. Quoique venant de lui, elle n’en doutait pas. Au contraire, elle savait bien qu’il était capable d’arriver à la convaincre de n’importe quoi…

Mais en attendant, Hedwige avait plutôt choisi de s’accorder une petite sortie. Et pour cela, il n’y avait pas de meilleur endroit tout désigné dans les Ruines que le Centre Neutre. Là-bas, il y avait clairement moyen de décompresser et de ne plus se prendre la tête. Et c’était surtout ça que la Dragonne recherchait, en ce moment. Hedwige se faufilait entre les différents étals tout en jetant des rapides regards sur ces derniers. Elle n’était pas venue pour nécessairement acheter mais ça ne l’empêchait pas de regarder la marchandise, par curiosité. D’ailleurs, elle n’avait pas pris, avec elle, de quoi faire les échanges nécessaires alors elle ne pouvait pas vraiment faire autrement. Et dans un sens, ça l’arrangeait bien. La Dragonne a déjà tout ce qui lui faut en stock alors ça l’aurait embêté d’échanger des choses pour ne rien en faire, au final. Là au moins, elle n’était pas tentée. Pas même par du sucre. Pour faire simple, tout allait relativement bien pour la Dragonne… Jusqu’à ce qu’elle se fasse percuter par un inconnu, aux premiers abords. L’inconnu s’excusa quasiment immédiatement mais ce n’est pas ce qui fit réagir Hedwige. L’homme avait eu un moment d’hésitation en la voyant et ça ne lui avait pas échappé. Hed’ se mit entièrement face à l’homme pour le fixer d’un air aussi neutre que possible. Mais en y regardant de plus près, il y avait quand même cette interrogation qui passait dans son regard… « Ce n’est pas grave, ne t’inquiète pas… Excuse-moi, tu vas peut-être me prendre pour une folle mais… Est-ce qu’on se connaît ? Ou c’est simplement un problème de voix qui t’a forcé à t’arrêter de parler pendant quelques secondes ? » Par contre, on ne lui enlèverait pas sa faculté à être toujours aussi aimable même avec des gens qu’elle viendrait de rencontrer. Mais bon, s’il fuit à la première petite remarque, c’est qu’il n’en vaut pas la peine…

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Sincèrement, cet homme lui paraissait étrange. Plus elle le regardait, plus il lui provoquait des sensations qu’elle ne parvenait pas à expliquer. Impossible de mettre des mots dessus ou de faire quoi que ce soit d’autre. Elle avait à peine posé les yeux sur cet inconnu que c’était déjà un grand mystère à lui tout seul. Et elle n’aimait pas. Oh non, elle n’aimait pas ça, ne pas comprendre quelque chose. Parce que tant qu’elle ne parviendrait pas à éclaircir ce point, ça lui resterait dans la tête et à force, ça risquait de rapidement l’énerver. Mais elle n’en laissait rien paraitre à l’homme qui se trouvait en face d’elle. Au contraire, la Dragonne faisait tout pour garder une façade plus ou moins neutre et pour ne rien montrer de la tempête qui lui passait actuellement sous le crâne. A noter également qu’elle tentait de ne pas s’énerver contre lui, même s’il la faisait douter par sa simple présence. Et que ce simple sentiment était insupportable. Surtout pour la fierté de l’Ancienne, à vrai dire. Le pire, c’est sans aucun doute le fait que sa réponse ne l’aidait pas davantage. Au contraire, ça ne faisait qu’amplifier le problème. Elle fit donc un effort assez énorme pour rester calme et pour répondre tout aussi poliment et courtoisement que son interlocuteur. Tout cela étant accompagné par un sourire de façade mais on dit que ça fait toujours bonne figure, n’est-ce pas ? « Je ne passe pas très souvent au Quartier des Jeux, que ce soit pour les combats ou pour boire un verre. Et je ne t’ai pas croisé dans ton clan puisque je viens des Dragons du Nord. » Eh bien ? Il avait été honnête avec elle alors Hedwige ne voyait pas pourquoi elle n’en ferait pas autant. Et ce, même si son clan était sans doute le plus détesté parmi les quatre peuplant les Ruines. Qu’importe. Elle assumait entièrement ses origines et elle les portait même avec une grande fierté. Mais cette réponse ne dissipait en rien la sensation qu’elle éprouvait en se trouvant en face de lui. C’est plus fort qu’elle, il fallait qu’elle sache. Qu’elle creuse la piste, qu’elle grappille des informations, bref, qu’elle se renseigne et qu’elle parvienne à reconstituer cet étrange puzzle. Et ça, ça commençait par un interrogatoire sur le principal intéressé. « Je vais te paraître lourde mais… C’est une question que je me pose à chaque fois que quelqu’un dit appartenir à un clan. Je ne peux pas m’empêcher de me demander s’il est vrai originaire du clan qu’il évoque ou si, pour une raison ou pour une autre, il s’y est rendu… Tu crois que tu pourrais me dire ce que c’est, pour toi ? » Non, elle n’avait pas l’intention de le laisser filer entre ses doigts aussi rapidement. Elle comptait lui poser un maximum de questions avant de potentiellement envisager de le laisser enfin en paix.

Cette conversation ne mènerait nulle part. Aucun des deux ne semblait particulièrement prêt à céder et ça, la Dragonne le ressentait très bien. Pour autant, Hedwige a un caractère bien trempé et elle refuse de lâcher cette affaire aussi aisément. Elle voulait savoir, elle devait savoir. Pourquoi ? Parce qu’autrement, elle avait tout simplement l’impression de passer à côté de quelque chose de vital. Au fond d’elle-même, elle avait l’intime conviction que cet homme n’était pas n’importe qui à ses yeux. Elle sentait qu’il avait compté dans sa vie même si c’était probablement déjà très lointain. Alors l’Ancienne observe ses moindres faits et gestes dans l’espoit de capter une faiblesse, un mouvement qui le forcerait inéluctablement à se trahir et à donner un indice sur son identité… Elle le sent déglutir à l’annonce de son clan mais elle ne relève pas. A la place, elle laisse simplement un silence s’installer en attendant que l’un des deux se décide finalement à venir le rompre, d’une quelconque façon. Après tout, ça ne sert à rien de dire quoi que ce soit de plus. Ça ne ferait que le refermer davantage sur lui-même et là, ce serait loin d’être bon pour les plans d’Hedwige. Elle attend donc patiemment que les choses se déroulent… Elle l’observe, regarde son changement d’appui, sa main qu’il passe dans ses cheveux… Hedwige le sent un peu anxieux. Pourquoi ? Elle ne saurait le dire. La Dragonne ne lit pas encore dans les pensées des autres. C’est ce moment qu’elle choisit pour lui poser des nouvelles questions… Des questions qui sont normalement censées l’éclairer sur cet individu. Mais finalement, c’est bien tout le contraire qui se produit. Il ne donne qu’une moitié de réponse mais ça n’empêche pas Hedwige de sourire. D’un côté, savoir qu’il n’est pas né chez les Jaguars, ça la rassure un peu même s’il dit aussi avoir passé la majorité de sa vie là-bas, sans qu’elle ne sache réellement pourquoi, cependant. A la suite de cela, plusieurs questions se nichent dans l’esprit de l’ancienne Fine-Lame. Des questions qu’elle meure d’envie de lui poser. Ce qu’elle aurait certainement fait… Si ce soi-disant inconnu n’avait pas presque tout de suite répliqué en disant qu’il devait partir parce que son clan l’attendait. Il commence déjà à reculer et il entame une nouvelle phrase… Avant qu’un de ses collègues ne viennent malencontreusement le percuter.

A la suite de ce simple événement, tout finit par s’enchaîner. A cause de cela et d’un nom. Un seul. Qui lui fait écarquiller les yeux. Hedwige a déjà oublié toute la phrase du dernier arrivant. Tout. Sauf ça. Sauf ce prénom qui revient en écho dans son esprit. « Giovanni… » Un prénom qui lui semble venir d’outre-tombe. Des sonorités qu’elle ne pensait plus jamais avoir l’occasion d’entendre ou de prononcer. Giovanni. « Tu te moques de moi, c’est ça ? » Non évidemment. Elle ne le sait pas encore mais il s’agit bien de cette figure si importante lors de sa petite enfance. L’un des seuls premiers et véritables amis qu’elle n’ait jamais eus. Un pilier de son être tout entier. Un pilier qui avait disparu du jour au lendemain sans plus donner de nouvelles. Hedwige avait bien essayé de se renseigner auprès e ses sœurs vivant dans le clan… Mais aucun ne lui avait dit où il était ou même donner une information un peu plus concrète. Et voilà que par un hasard, elle se retrouvait en face de lui, aujourd’hui. Le pire, c’est que tout concorde. Puisqu’il lui a lui-même avoué qu’il ne venait pas de chez les Jaguars mais qu’il avait quasiment toujours été là-bas… Alors c’était parmi eux qu’il se trouvait toutes ces années ? Ce clan où Hedwige a elle-même laissé sa propre fille ? Il faut croire que oui. La Dragonne secoue la tête de gauche à droite, comme pour sortir d’un intense moment de réflexion. « Ton clan d’origine, ce sont les Dragons, n’est-ce pas ? » Elle lui laisse quelques temps de réflexion avant d’enchaîner sur sa pensée. « Tellement d’années… Tellement d’années se sont écoulées depuis le jour où tu es parti que j’ai cessé de les compter. Tu étais l’un des piliers, Giovanni. Et sans rien dire, tu t’en es allé. Tu m’as abandonnée. Tu nous as abandonnés… » Il ne fallait pas être devin pour comprendre qu’elle parlait d’Orion à ce moment-là. Quiconque avait fait le rapprochement depuis le début pouvait le comprendre. Et là, si Giovanni ne la reconnaissait pas… Alors elle ne pourrait rien faire de plus pour lui. Ça lui ferait mal, forcément… Mais elle ne pourrait rien. Quoi qu’il en soit, Hedwige avait déjà oublié la présence de l’autre Jaguar. Lui, il ne comptait pas.

Le regard d’Hedwige fixé sur Giovanni, elle n’entend déjà plus son comparse qui n’a pas réfléchi et qui n’a toujours pas l’air d’avoir compris qu’il a gaffé. Qu’importe, cette situation arrange plus ou moins la Dragonne. Désormais, elle ne se demande déjà plus pourquoi cet homme lui paraît si familier. Certes, elle a bien des tas d’autres questions en tête mais celle-ci, elle est définitivement réglée. Et dans son esprit, très profondément, il existe une part d’elle qui, quelque part, aurait certainement préféré ne soit pas Giovanni. Qu’il soit n’importe qui d’autre. Mais pas lui. Hélas, elle ne peut plus nier l’évidence. Cette évidence. Parce que c’est la réalité, l’homme qui lui fait face. C’est bien celui qu’elle a connu alors qu’elle commençait à peine à savoir comment tenir une arme dans ses mains. Cet homme qu’elle a longuement espéré revoir… Difficile de se dire qu’il est là, aujourd’hui, et qu’elle le croise au détour d’un chemin, en lui rentrant dedans, de surcroît. D’ailleurs, il se met enfin à bouger. Jusque-là, à part donner une tape sur l’épaule de son copain, il ne réagit pas encore. Puis, il fait finalement face à la Dragonne. De toute façon, il ne peut plus simplement partir comme ça, maintenant. Hedwige observe ses gestes, guette sa moindre réaction. Alors qu’il se met à lâcher un « non » en la fixant. Et la seule chose qu’elle a envie de répondre à ce moment-là, c’est : si. Mais elle s’abstient. Elle s’abstient parce qu’elle attend de voir la suite. S’il va dire quelque chose de plus constructif ou s’il va rester bloqué encore un long moment, par exemple. Mais non. L’Ancienne doit encore supporter une certaine période de silence. Elle attend. Patiemment, elle attend. C’est horrible, elle a cette envie de lui envoyer plusieurs choses en pleine figure. Mais elle prend sur elle. Parce qu’avant de poursuivre, elle veut à nouveau entendre sa voix en sachant qui il est. Elle veut entendre ce qu’il a à dire. Et finalement, sa voix retentit à nouveau alors qu’il secoue la tête. Et là, c’est une déception supplémentaire. C’est ce que pense Hedwige alors qu’il affirme qu’il ne les a pas abandonnés. Mais pour elle, c’est faux, elle n’en croit pas un mot.

Un soupire s’échappe de sa gorge alors qu’elle continue de fixer le visage de son vieil ami. Comment pense-t-il lui faire avaler une chose pareille ? Qui peut-il convaincre avec ces mots ? Pas elle. Pas elle qui l’a attendu avec l’espoir de le revoir un jour. Sans que ça ne soit le cas. Jusqu’à aujourd’hui, dans cette rue. Alors que l’heure de régler leurs comptes semble être arrivé. Sauf que le pardon, il ne faut qu’il espère l’obtenir de cette manière. C’est mal connaître la Dragonne. Ironie pour celui qui reste l’une de ses plus anciennes fréquentations. « Tu es parti. Comment dois-je définir ce fait ? Je dois dire que tu t’es absenté ? Ne joue pas sur les mots Giovanni. Tu es parti sans jamais revenir. C’est tout ce que nous avons vu. » Pendant un temps, elle a cru que des nouvelles viendraient. Pendant un an, deux ans, peut-être trois… Elle a même demandé à ses sœurs plus d’une fois. Et puis, Hedwige a commencé à perdre espoir avant de totalement abandonner, persuadée que plus jamais elle n’allait le revoir. Au final, elle a fini par l’oublier. Par le laisser dans un coin éteint de son esprit. Avant ce jour. Alors, pour la première fois depuis des années, il prononce son nom… Et elle fronce les sourcils en le regardant. Il essaye de se trouver des excuses, il essaye d’éviter de laisser son regard se poser sur son corps. Il en vient même à fermer les yeux… La forçant à se montrer encore un peu plus brusque. « Tu quoi ? Exprime-toi, bordel ! » Hedwige n’a jamais eu à lui parler de cette façon et à l’époque où ils se côtoyaient, elle ne s’exprimait pas ainsi, de toute façon. Elle n’aime lui infliger cela mais il faut qu’elle sache. Il a commencé à parler, il faut qu’il aille jusqu’au bout, qu’elle sache pourquoi il a été silencieux avec eux toutes ces années. Qu’elle ait enfin ses réponses. « Ouvre les yeux et regarde-moi. Regarde-moi. On a toujours le choix, tu m’entends ? Tu as fait le tien. Dis-moi juste pourquoi celui-là. Qu’est-ce qu’il s’est passé pour que tu t’en ailles ? » Elle doit savoir.