Ça avait débuté en douceur. De petits coups contre la fenêtre. On aurait dit le bruit d’un oiseau qui tapait son bec contre un arbre. Mais il n’y avait pas d’oiseaux par ici; ils étaient seulement dans la forêt du Nord. Et il n’y avait pas d’arbre non plus. Que des sapins qui survivaient mal aux saisons arides. J’ai donc quitté mon sommeil avec la langueur d’un chat. Un sommeil blanc, sans rêve, purement réparateur. Je n’avais pas eu le luxe de rêvasser à quoi que ce soit, mon corps bouffait toute mon énergie et ma concentration comme un ogre affamé. Je me couchais souvent trop claquée pour retirer mes vêtements, ce fut encore le cas la veille au soir, d’ailleurs. Mon pantalon s'était enroulé sur mes jambes. Je détestais ça. Il y avait pire. Chaque mouvement me rappelait combien j’avais abusé sur l'entraînement la veille. Dès qu’un muscle se tendait, une douleur vague se faisait ressentir. J’avais vomis sous l’effort, hier soir. Trop couru. Trop forcé. Trop frappé. Un gros pâté marron foncé. Je l’avais enterré avant que Mads ne revienne. Je ne voulais pas qu’il s'inquiète.

La bouche pâteuse et les yeux réclamant une heure ou deux de sommeil supplémentaires, je m’extirpais du lit mollement. Le bruit s'intensifiait un peu, passant d’un léger son ambiant à un réel frappement à ma fenêtre. Puis j’ai compris. C'était la grêle! Réveillée tout à fait, ou presque, j’ai sprinté jusqu’au bout du couloir, jusqu'à la chambre de Mads, tout en ignorant le réveil atroce de mes muscles endoloris. J’ai ouvert la porte sans ménagement, repoussant très loin à mon esprit qu’il était possible qu’il ait besoin d'intimité, parfois. D’un bond félin, je sautais dans son lit. Vide. Ah… Oui, l'entraînement. Il était plus tard que je le croyais. Je n’avais même pas entendu la première sirène. J’avais dormi beaucoup plus que d’ordinaire. Il n’y avait que bien peu de chose pour créer autant d’enthousiasme chez-moi. J’adorais la grêle. Elle me permettait d’imaginer ce que pouvait être un monde couvert de neige. Seulement, c'était une neige de grêlons gros comme le poing qui pouvaient faire vachement mal. Je n’avais plus à attendre mon petit homme de la lune et son balancement de caillou meurtrier : la nature s’en chargeait à sa place, quelques fois par année.

J’étais comme un dragon en cage. Nettoyée, nourrie, habillée plus chaudement que d’ordinaire, je faisais les cent pas devant la porte, patientant sagement que la chute de grêlons se termine pour aller faire la récolte. J’avais pris soin de prendre mes gants aussi. Mes mains étaient irritées suite à mes excès de la veille, et même si la fraîcheur des grêlons contre mon derme tombait à point, je ne voulais pas me brûler la peau en plus du reste. Je tournais non loin de maman, espérant secrètement qu’elle me dise quelque chose. N’importe quoi. Un petit rien. Une étincelle pour me faire m’embraser. Mais non. Rien. Elle se cantonnait à un silence prudent sans me quitter des yeux. Toute cernée et un peu pâle.

La chute de glace s’est arrêtée aussi doucement qu’elle avait débuté. J’avais pris soin de plaquer maman sur mon passage, avant de quitter la maison. Le cou un peu plus renfoncé dans mes épaules, les muscles tendus, j’ai pressé le pas pour lui donner un petit coup d’épaule. Pas grand chose. Juste assez pour qu’elle sache qu’en dépit de ma bonne humeur, les hostilités étaient toujours présentes. C’était gratuit. Je me sentais un peu de travers d’avoir agit ainsi. Il ne fallait pas être surdoué pour comprendre que je faisais du zèle dans ma haine parce que le ramassage de glaçon me rendait heureuse. J’étais vraiment tarée.

Capuche sur la tête et ma caisse entre les pattes, je laissais mes boucles brunes rebondir à chacune de mes foulées. Il m’avait dit d’aller voir au centre neutre, si il y était, lorsque j’avais demandé où je devais faire la cueillette. Je méditais à la stupidité de ma question, alors que je franchissais les murailles dragonnes. Arrivée à un endroit déserté, je me suis accroupie, mains gantées, pour débuter mon labeur. Les petites boules de glace parsemaient le sol et scintillaient étrangement. On aurait dit du verre pilé. Pendant un instant, je me suis imaginée m’en servir pour une bataille de boule de glace. Mais les dommages auraient été trop important, tant pour les blessures physiques que pour la perte d’eau potentielle, pour compenser le plaisir du moment. Comme si nous allions mourir de soif. Chez les Dragons, nous risquions de mourir d’un faux pas, au bout de notre sang ou à la suite d’un combat plutôt que de réellement mourir de soif.

Moue boudeuse à la lippe et la mine concentrée, je ne l’avais pas encore vu approcher. J’avais encore bien du chemin à faire pour être un vrai dragon, un membre alerte et vigilant.

Une occasion de se rendre utile, c'était beaucoup pour Seth. Depuis la rébellion, il se traînait et ruminait sur ce qu'il avait fait. Chaque mort était imprimée dans son cerveau. Ou devait-il dire meurtre ? Il n'était plus certain de rien. La différence était importante pourtant. La traque et son nouveau rôle de fine lame étaient venus mettre beaucoup trop de désordre dans son esprit. Face à ce genre de remise en question, il ne connaissait qu'une seule solution : le travail. Seulement, à cause de ses blessures, il avait été forcé de destiner une partie de son temps au repos. Il avait une cheville qui nécessitait d'être un peu moins sollicitée et des coupures qui devaient cicatrisées. Après cinq jours, il pouvait heureusement s'y remettre avec un peu plus d'ardeur. Son visage était moins marqué par les coups reçus et son corps moins endolori. Il pouvait donc y aller franco. Surtout quand un tel évènement venait balancer à la poubelle toutes les priorités de la journée. Une chute de grêlons, c'était comme un fête qui demandait beaucoup de boulot. Mais qu'est-ce qu'on était heureux quand on avait fini car cela assurerait à plus de personnes une chance de survivre quelques jours, quelques semaines de plus.

La chute avait commencée très tôt. Il ne faisait pas complètement clair à l'extérieur et Seth dormait encore. En entendant le bruit, il s'était réfugié sous la couverture supplémentaire qu'il avait ressorti la veille en sentant le froid mordant. Il lui avait fallu du temps pour comprendre ce qu'il se passait. Son esprit fatigué avait un instant cru à une attaque à cause du fracas des glaçons sur le toit. C'était à ce moment là qu'il s'était levé pour aller ouvrir la porte et regarder dehors. Il s'était presque aussitôt fait agresser un orteil par la glace et avait vite reculé en jurant sous son souffle. La grêle n'était pas encore très épaisse, ce n'était que le début, il était donc retourné se cacher dans son lit en attendant la fin. A ce moment là seulement, le véritable travail commencerait.

Une éternité plus tard, le déluge glacé commença à se calmer avant de s'arrêter complètement. C'était là le signal. Rapidement, Seth s'appliqua à refaire le bandage de soutien qu'un soigneur lui avait appris et s'habilla. Il avait privilégié des vêtements plus chauds que ces derniers jours où il ne portait toujours qu'un t-shirt. Il chaussa ses bottes aux semelles les plus crantés et se mit en route pour le quartier général. La glace craquait sous chacun de ses pas et il ne se sentait pas particulièrement à l'aise à cause de sa faiblesse à la cheville, mais il fit au plus vite. Là-bas, on lui donna comme affectation d'emmener un groupe de soumis et quelques membres au-delà des frontières nord pour commencer la collecte. Avec son équipe, des brouettes et de très nombreux sacs de toile, il partit donc, prêt à assumer l'une des nouvelles facettes de sa fonction. Même si la ville était en paix aujourd'hui, des dérives pouvaient toujours se produire.

Une fois sur place, la chaîne se mit rapidement en route. Il y avait ceux qui ramassaient et d'autres qui conduisaient les brouettes remplies pour alimenter les citernes. Seth avait naturellement décidé de rester sur place et il progressait méthodiquement avec son sac pendu au bras. Il allait attraper un morceau de glace particulièrement gros quand sa main ne rencontra par le froid, mais la rugosité d'un gant. Il recula prestement, se sentant un peu idiot de ne pas avoir pris conscience qu'il y avait un autre ramasseur si proche de lui.

— Pardon. lâcha-t-il, penaud, en se redressant un peu pour soulager son dos. Je ne faisais pas attention. C'est un peu mécanique comme job. On peut vite se déconnecter.

Il profita de cette courte pause pour déposer son sac au sol et ôta son pull. Sous l'effort, il avait finalement trop chaud. Il le noua à sa taille tout en observant la jeune fille.

— Toi tu n'es pas une aigle.

Bravo Sherlock. Il était presque sûre qu'elle n'était pas venue avec son groupe, mais des filles il devait y en avoir de tous les clans dans les environs. C'était un peu le principe de ce ramassage collectif.

Dès que l’on a touché ma main, je l’ai retirée vivement. Comme si on m’avait brûlée. La surprise était grande, et je relevai déjà les yeux vers l’intrus ayant forcé un accès jusqu’à ma bulle. Le grêlon était resté au sol, semblable à un cadavre d’un frère d’arme abandonné au combat. Le garçon était grand, beaucoup plus que moi. Et musclé. Définitivement plus que moi. Un coup d'œil à sa carrure rassura ma première impression. Il devait être un guerrier. Sans que je n’ai eu le temps de prononcer le moindre mot, il se confondait en excuse en blâmant la tâche répétitive qui l’incombait. S'il savait combien mes tâches étaient mécaniques. Une vraie petite automate. Soumise et docile. Je n’avais pas à réfléchir, les gestes s'enchaînaient sans même que j’ai à y penser. J’avais donc tout mon temps pour songer à de nouveaux moyens de m'entraîner tout en ayant si peu accès aux armes. À réfléchir à de nouvelles personnes à approcher pour m’assurer une place de choix le plus rapidement possible. Mais lui, l'Aigle, ne semblait pas habitué à ce genre de tâches routinières. Il n’avait pas à profiter de chaque instant pour guetter une faille, une brèche, sur ce mur impressionnant que formait l'élite dragonne.

- Dragon.

Deux syllabes pour définir ma vie entière. Ma réponse était simple, mais je n'aurais pas su quoi lui dire de plus. J'étais étroitement liée à mon clan: avant d'être une soumise ou une adolescente, j'étais un Dragon. C'était comme ça. Peut-être était-ce la même chose pour lui? Car il cherchait déjà à me classer dans l’un des quatre clans de la ville.

Je laissais le silence flotter quelques secondes, le temps de me remettre de cette intrusion auprès de ma main. Je me sentais mal à l’aise sans savoir définir la cause exacte. Puis mes yeux tombèrent sur la boule de glace, entre lui et moi. C’était probablement ça. J’ai pris soin de rabattre ma capuche sur mes épaules afin de laisser mes boucles dégringoler sur mon dos : tout pour retarder l’inévitable, ce moment où lui ou moi devrions décider de qui la ramasserait. En ne le voyant pas trop prompt à me voler mon grêlon, je l’ai ramassé d’un geste rapide et vif, par crainte qu’il ne change d’avis et que sa main retouche la mienne.

- Je peux vider ma caisse dans votre brouette..?

Je regrettais presque qu’il ne s’agisse pas d’un concours de cueillette entre les clans afin de démontrer l’endurance et la force des Dragons. Et la discipline, aussi. Nous aurions gagné assurément. Mais ce n’était pas le cas, ce n’était pas une course ni une démonstration de supériorité. Alors aussi bien laisser les Aigles transporter ma glace. Mes mains, bien qu'engourdies par le froid, menaçaient de laisser la douleur vague se réveiller. Je préférais encore me ménager pour mon entraînement de ce soir. Car il aurait lieu, chute de grêle ou non.

J’arborais une petite moue incertaine tout en me redressant. Il allait probablement refuser, même si notre glace allait au même endroit pour desservir les quatre clans de manières égales. C’était chacun pour soit, par ici. Je gardais mes prunelles fixées sur lui, jusqu’à ce qu’il me réponde.