Je chassais les fleurs et les nuages en compagnie d’Ellijah et Jon lorsqu’il captura mon attention. Un chat. Magnifique, délié, mouvant comme une ombre noire dans les dédales des sentiers usés du centre neutre. Les yeux plissés, à son image, je l’ai suivi sans me questionner. Ils n’étaient pas rarissimes, mais il personnalisaient assurément la majesté et la fierté, et non sans surprise, je me suis laissée charmer. Il trottinait en semblant savoir où il allait, comme si cet endroit lui appartenait, comme s’il en connaissait les moindres détails. Ce qui était sans doute la réalité. Le félin s’élança bientôt pour rejoindre un grand mâle aux épaules faites pour s’y appuyer.

- Ayana? …

- Oh.. Pourrais-tu patienter encore un moment? Nous rentrerons après, je te le promets. J’aimerais seulement le voir de plus près…

De mes deux protecteurs, c’était Ellijah qui prenait son rôle le plus au sérieux. C’était toujours lui, lors de nos sorties à trois, qui gardait les yeux fixés sur moi et me ramenait à la réalité lorsque mes rêveries ou mes visions me transcendaient. Il prit soin d’examiner l’ami du chat, à distance, évaluant sans doute les risques que j’encourais à lui adresser la parole. Sa douce paranoïa, ou son simple sérieux à la tâche, me réchauffait le coeur. Les hommes étaient souvent ignorant de leur propre barbarie; il valait mieux laisser un autre homme évaluer la situation. Lorsqu’Elijah me gratifia d’un sourire et d’un hochement de tête, j’avançai d’un pas leste jusqu’au duo. Je ne craignais rien, je savais que mes aigles n’étaient pas loin.

La voix bourrue avec laquelle il s’adressait à sa miaoujesté me glaça d’effroi, même si j’y percevais de l’ironie et de l’exagération. J’avais peur, non pas pour le chat blessé dans son orgueil, mais pour l’homme qui y risquait beaucoup. Petit félin drapé de fierté, qui se respectait beaucoup trop pour pardonner la bêtise et l’inconscience des hommes. Je m’y voyais, en quelque sorte.

- Est-ce ton compagnon? ..Parle lui doucement, sans quoi il patientera ton trépas pour se venger et te manger. Les anciens disent qu’ils sont l’avatar de l’orgueil...

Je m'étais prononcée avec sérieux, la tête haute et habitée par l’assurance de celle qui sait. Libre à lui, désormais, de se détourner de mon savoir où d’y percevoir l’humour d’une pince-sans-rire. Je me détachai de son regard pour inspecter l’inoffensif animal -en apparence. Il me fixait, lui aussi, de ses deux orbes lumineux. À trop soutenir le regard d’un chat, on y perdait un fragment d’âme. C’était ainsi. Je revenais donc à l’inconnu, attentive à sa réponse, plutôt que de perdre mon âme à admirer le chat.

Mademoiselle. Le mot me faisait l’effet d’un présent, un bijou linguistique et chargé d’une sémantique romantique et respectueuse que les hommes ne m’avaient que rarement offert. Peut-être était-ce le mot, peut-être était-ce la sympathie naturelle qu’il dégageait, mais l’homme me donnait envie de m’attarder et de lui parler, en dépit du félin.

- Je ne crois pas ton compagnon malveillant. Mais rancunier, peut-être. C’est que nous avons retrouvé un homme mort, dans son taudis, une fois. Les portes étaient fermées, et après quelques jours, son chat n’avait plus rien à manger. Son maître n’avait jamais été vraiment délicat avec lui, si bien que, le moment venu, il n’a pas hésité à le manger.

J’évitais soigneusement d’expliquer que le “nous” de mon histoire m’excluait totalement. Il s’agissait d’une histoire que me racontait ma mère. Je n’avais jamais souhaité savoir si elle avait connu réellement cet homme, ou si il s’agissait d’une histoire qu’on lui avait raconté, à elle aussi. Accroupie à la hauteur du félin, je tendais ma main pour qu’il sente mes doigts, tout en gardant mes prunelles sur l’homme. J’espérais que son chat remue les moustaches et me chatouille le derme, ainsi.

- Je n’ai jamais eu de chat domestiqué, comme toi. Ils sont bien ancrés dans les superstitions… Je me demande la part de véridicité de ces histoires.

Son air compréhensif me fit sourire, malgré la gravité et la lourdeur de mes petites histoires. Entre les légendes sur la souillure de la lune, à la fête des Orages, et les histoires de chats meurtriers, je doutais de mes qualités sociales. J’avais visiblement très peu de talent pour aborder les gens… Le félin cessa peu à peu de ronronner et plissa ses pupilles dilatées vers ma plume qui valsait avec légèreté contre ma chevelure. J’en profitai pour me redresser souplement, hors de sa portée, et briser ses rêves de chat.

Le trait d’humour à la mention du grignotage d’orteil m’arrache un sourire léger et me fait perdre mon petit air sérieux de mise en garde. Il faut dire que les félins, comme tout animal, survivra au détriment des hommes. Douce revanche, lorsque nous voyons le sort des poules à la fête des orages annuelle. L’humain est le pire de tous, les histoires racontant comment ils se font déchiqueter par les bêtes me semblent légitimes, bien que d’une violence extrême. L’homme ne s’arrête pas là, il incline la tête en me détaillant avant de lancer franchement sa question, sans le moindre détour. Je ne m’en offusque pas, la réceptionnant même en haussant un sourcil sous l’intérêt. Il m’a surprise par son honnêteté, chose rare.

- Je viens de loin.

Je détourne mon attention par-dessus mon épaule, une brève seconde, après m’être assurée que le propriétaire félin n’avait aucune arme à portée de main. Ellijah guette toujours, bras croisés sur son torse, comme l’un de ces guerriers honorables dont parlement les livres des Aigles. D’un imperceptible mouvement de tête, je lui assure que je vais bien et qu’il ne doit pas s’inquiéter.

- Je viens d’un endroit où les gens pâtissent tant quelquefois qu’ils doivent sacrifier une part d’eux-mêmes lors des saisons creuses.

Je me suis prononcée d’une voix égale. J’étais en paix avec mon passé et mes origines. Je me méfiais des libres plus que quiconque; j’avais vu ce dont ils étaient capables. Indignes de confiance. Affamés. Cannibales. Violeurs. C’était bien pour cette raison que ma mère nous avait entraîné, elle et moi, jusque chez les Aigles pour notre propre sécurité. Je savais mes paroles vagues. Ici comme ailleurs, des gens connaissaient réellement la faim en saison polaire et devaient abandonner leurs principes en cours de route. J’avais déjà abordé le sujet des félins vengeurs. Je me voyais mal renchérir sur le cannibalisme alors que je ne connaissais pas même son prénom.

- Je suis Ayana. Mon nom signifie celle qui perçoit l’âme des êtres. Et toi?

Un sourire de renard se profilait sur mes lèvres charnues, un brin défiant, un brin joueur. Peut-être étais-je superstitieuse, mais mon nom voulait dire quelque chose, ce qui semblait rare, par ici.

Son bras, à l’image du reste de son corps, est musclé pour la survie et pour la dominance de ces terres difficiles. J’y dépose ma main avec légèreté, avec respect. Au-delà d’une salutation usuelle, il y a nos corps qui se rencontrent pour la première fois. J’y vois son appartenance au clan Jaguar. J’y vois aussi quelques fines cicatrices qui colorent sa peau hâlée. Il est taillé pour le combat; ses muscles, ses marques, tout le prouve, mais il est aussi capable de gentillesse désintéressé, comme il le démontre en laissant un chat le suivre. Instinctivement, j’enregistre ces petits détails, comme je le fais souvent avec les nouveaux visages. L’homme poursuit toutefois les présentations, et à son nom, l’ombre d’un sourire charmé fleurit à mes lèvres. Aucune trace d’espièglerie, cette fois. Son nom est chantant.

- Giovanni… C’est un prénom qui fait sourire.

Si la vie nous permet de nous connaître un peu mieux, peut-être pourrais-je trouver une signification liant son nom à ce qu’il était réellement? Le procédé était habituellement l’inverse. Une mère offre un nom à son enfant, et celui-ci doit évoluer en connaissant le poids symbolique de ce présent. Lorsque Giovanni s’éloigne en me rendant ma main, je croise les bras sous ma poitrine et redresse la tête pour habiter une posture assurée et digne. S’il sait désormais, hors de tout doute, ma soumission aux aigles, j’aimerais qu’il sache également que soumise n’est qu’un titre et que je ne m’incline devant rien, ou si peu. Il enchaîne sur mon nom et sa symbolique puis m’interroge sur la véridicité de mes paroles.

- Aimerais-tu que ce soit le cas? Que je puisse percevoir non seulement ton âme, mais aussi ton avenir, et t’en révéler quelques secrets?

Mon délicat minois sur le côté, je plante mon regard d’encre dans le sien. Répondre à une question par une autre n’est sans doute pas réellement une réponse.

Giovanni est intelligent. Plus que bien des gens que j’ai rencontrés, jusqu’ici. Il ne se froisse pas devant mes questions et mes réponses évasives, au contraire. Il les étudie pour m’offrir une réponse logique, ancrée dans la réalité. Sa réalité. Une réalité faite de dangers mais aussi de certitudes, comme ce destin qui est éphémère et impossible à discerner. Je lui offre un sourire, une fois de plus, mais beaucoup moins joueur qu'auparavant. Quelque chose, chez lui ou dans sa réponse, m’émeut. Peut-être est-ce sa volonté très forte à trouver une explication logique à un fait -le destin- qui ne l’est pas? Giovanni a sans doute raison. Je devrais ne pas l’ébruiter. Je devrais être discrète. Je subirais moins l’hostilité des sceptiques et je ne souffrirai pas d’une réputation de menteuse, selon certaines mauvaises langues. Mais j’y crois, profondément. Et je suis certaine que je pourrais tôt ou tard aider les gens avec mon talent. Pour le moment, toutefois, je ne fais que sourire. Il est trop tôt pour débattre avec lui, et je ne suis pas encore certaine qu’il soit digne de ma confiance, même s’il m’inspire beaucoup de gentillesse.

- Alors je te souhaite un avenir paisible, Giovanni.

Son gloussement me fait plisser les yeux en croissants de lune, sous l’amusement partagé. Il n’a pas tort, dans un sens. L’avenir est incertain et passe lorsqu’il le désire. Au mieux, nous pouvons être à l’affût pour éviter le pire. Il ne nous restait plus qu’à espérer en être capable, selon les indications vagues et imprécises que des gens comme moi pouvaient déchiffrer.

- J’aimerais lire les lignes de ta main, lorsque nous aurons un moment. Pour comprendre ton âme… Mais je ne te dirais rien sur ton futur. Promis.

C’est à mon tour, de rire. Mais un peu, seulement. Mon gloussement s’étouffe lorsque mes yeux croisent son chat. L’insistance de son regard sur moi me fait reculer d’un pas ou deux. Je reviens sur le jaguar qui n’a sans doute pas manqué mon bref malaise.

- Ne t'inquiète pas. Je suis protégée.

Plus que toi, avec ton chat.