Cette nuit-là, je n’étais pas accompagnée. J’étais seule. Je n’avais envie de personne. J’avais envie d’être seule. Ça me fait rarement ça mais je crois que d’avoir revu Yulia après la rébellion et d’avoir discuté avec Anton le lendemain me rappelait à quel point nous avions frôlé la fin, la fin du groupe qui m’était cher. Oh, je n’avais pas eu vraiment peur pour la Vipère qui n’avait aucune raison d’être touchée puisque la rébellion avait surtout eu lieu chez les Jaguars mais j’avais eu peur pour Anton. J’avais eu peur pour Thiago aussi et pour sa sœur, Zoé. Et c’est cette dernière qui nous a quittés. Je me demandais bien comment avait réagi Yulia à ce sujet. Je me demandais également comment celui avec qui j’avais bu hier tenait le coup. Il n’était pas très bavard, pas à ce sujet en tout cas. Je ne pouvais décemment pas la forcer à se confesser. J’étais triste et en colère, moi aussi, et pourtant je n’en parlais à personne. Si, parfois j’en disais quelques mots à Asha, parfois à Anton aussi. Grey m’avait déjà entendue aussi, plus encore que les autres. Yulia savait également beaucoup de choses mais cette fois, j’avais été bien trop silencieuse. Je souriais, je criais, je m’entraînais toujours plus. Je voulais mettre les choses au clair et pour ça, je n’avais pas besoin d’être accompagnée. Je devais à tout prix être au calme et m’isoler. Je ne crois pas que j’avais envie de pleurer, pas une semaine après les évènements. J’avais juste besoin d’y penser, seule, dans un coin et me rappeler une nouvelle fois de notre groupe et une dernière fois de Zoé.

Je n’avais absolument pas prévu de tomber sur lui. « Thiago. » J’étais froide, drôlement froide. Je ne me reconnaissais pas. Je n’avais jamais été comme ça avec lui. J’étais même plutôt enjouée et prête à le foutre dans mes conneries. Je l’aimais bien, lui. C’est pour ça que j’étais d’autant plus choquée et blessée. J’étais meurtrie par cette trahison. J’avais le sentiment d’être l’une des premières touchées par sa trahison, d’ailleurs. Je faisais partie de la famille, de leur famille. Nous étions une très grande famille, tous, eux, Grey et moi. Mon regard était brûlant. Je ne laissais pas place au doute : je me montrais intransigeante. Je n’allais pas faiblir, pas maintenant, pas face à lui. Il allait devoir parler et avouer ce qu’il avait fait. Il allait devoir s’expliquer s’il désirait s’échapper ou être à nouveau seul. « Tu peux me dire ce qui t’a poussé à nous trahir ? Le clan, Anton, Yulia, Grey et moi ? » J’étais prête à en découdre. Mon cœur avait été piétiné. « Que tu ne sois pas motivé par la montée en grade, que tu veuilles en faire le strict minimum pour le clan, ça passe. Je ne t’en ai jamais voulu. Je comprenais. Mais comment as-tu pu trahir les tiens ? Ta famille ! Ta famille de sang ! » J’avais le sentiment de m’être ramassé une flèche en plein cœur, flèche tirée par l’un des miens.

Il ne levait pas la tête. Je ne savais pas si je devais vraiment être surprise par une telle réaction. De toute la bande, Thiago a toujours été le moins courageux. Mais là, c’était toute autre chose. Ce n’est plus un jeu auquel on joue. Ce n’est plus des petites histoires d’enfants qui ont été raconté des bobards et qui gênent l’un des nôtres. J’en étais plus que consciente. Et c’est là que le bât blesse. Nous étions devenus des adultes, avec toute la responsabilité que ça impliquait. Je réalisais bien que je n’étais pas parfaite, que je devais encore faire des efforts et que j’avais encore sûrement beaucoup de choses à apprendre mais je m’y donnais corps et âme. Je me sentais réellement trahie. Et la trahison de la famille qu’elle soit de sang ou non est la pire qu’il puisse exister. Personne ne mérite une telle chose. Le manque de confort de la cellule froide et l’isolement qu’elle lui avait offert était le cadeau le plus généreux qu’il put avoir après un tel agissement. J’en étais convaincue. Je n’aurais pas voulu être libre à sa place, pas après ça, pas s’il risquait de me faire face. Sur le moment, j’aurais été encore plus monstrueuse, incontrôlable, sans aucun doute. Je n’aurais pas voulu moi-même me retrouver face à moi, dans un tel état. Tout ce que je voulais là c’était qu’il me regarde. Qu’il affronte ses démons. La lâcheté ne mène à rien. J’avais envie de le secouer un bon coup pour qu’il se reprenne. Je refusais de pardonner un lâche qui ne faisait que se morfondre. Pas après tout ça. Alors j’insistais. Je ne lâchais pas.

Au moins, il avait serré le poing. Il n’était pas mort. Il n’était pas juste un fantôme. A cette allure, j’étais prête à lui en coller une pour qu’il y ait au moins une réaction. Après quoi il se releva dans un bond. Je me saisis mais ne relâchai pas la pression. Moi aussi, je bouillais de l’intérieur. Une véritable cocotte-minute qui avait trouvé l’occasion idéale pour lâcher au moins un problème même si ça devait se faire violemment. Je ne connaissais que ça dans ces cas-là, de toute manière. « On a tous eu la trouille, je te signale. Personne n’était prêt à… » Il enchaînait encore. Apparemment, il ressentait le besoin de lâcher la pression, lui aussi. Je ne savais pas précisément si j’étais venue le voir pour entendre les véritables raisons, si j’étais prête à les entendre. Certes, j’étais encore la plus proche de lui malgré son changement avant la rébellion, d’ailleurs. Mais c’était énorme. Entendre ses raisons rendait ça encore plus vrai. Jusque-là, ne pas l’avoir confronté me permettait de laisser ça dans un coin de ma tête, une petite voix qui revenait parfois à la charge mais sans plus. Là, tout devenait une réalité froide et triste. Il avait peur de mourir ? Je pouvais comprendre. J’étais tellement prise dans la bataille que la mort ne m’avait même pas effleuré l’esprit. En plus, je n’aurais pas voulu qu’il meurt, non plus. Cette position était déchirante. « Personne ne veut mourir. » Je me sentais cruelle de lui dire ça mais c’était la vérité. Même moi, je ne voulais pas mourir, pas maintenant. Je reçus une telle gifle quand il souligna qu’il n’était pas comme moi. Ça résonna en moi. Ça hurlait en moi. Encore un coup de couteau dans le cœur. Mes épaules allaient lâcher. Voilà que je me sentais coupable. Est-ce que j’exagérais ? « Je… » Je serrai les poings de rage. Je ne trouvais même plus mes mots. « Tu avais si peu de confiance en nous, en ta famille, en ton clan pour vendre ton âme au diable ? » Je me retenais depuis un moment, dans le fond, ça devait sortir. « Je ne suis pas aussi forte que tu le crois. Je me bats simplement pour mes convictions et pour le clan. Moi aussi j'ai eu peur à un moment. La peur est normale… mais merde, on n’allait pas te laisser crever ! » Je le regardais énervée, en colère et pourtant triste également.

Je n’avais jamais envisagé qu’un jour je le verrais comme un traître et que je le détesterai ce même jour. Pourtant, au final, ça aurait encore été le plus normal et le plus sain dans une telle situation, après son acte loin de la bravoure. Ce qui est plus simple est plus gérable, évidemment. Seulement, le destin en avait décidé autrement. Oh, je ne suis pas le genre de personnes à croire au destin. Je dis juste ça comme ça. Dans le fond, j’ai toujours préféré prendre les choses en mains et me battre pour parvenir à atteindre tous mes objectifs. Non, je n’étais plus seulement en colère : j’étais en colère, furax mais franchement touchée par ses mots, par tant de faiblesse. Nous étions tous humains, ce n’était pourtant pas si surprenant qu’il ait eu peur. Seulement, j’avais beaucoup plus de mal à lui pardonner parce que c’était lui, un ami d’enfance, un ami de la bande et parce que sa sœur nous a quitté. Je savais pourtant bien qu’il s’en voulait et qu’il en était triste, lui aussi, mais j’avais besoin d’extérioriser, moi aussi. Peut-être était-ce parce que je n’étais pas juste un monstre que je parvenais encore à me laisser embobiner. Le fait était que je lui en voulais tout en m’en voulant désormais. Je n'avais pas prévu de m’en vouloir. Je n’avais pas prévu de culpabiliser. Il était parvenu à me toucher, droit dans le cœur.

Et il continuait. Il m’enfonçait plus bas que terre. Il brisait toute la détermination – sans doute plus une carapace qu’autre chose – que j’avais en arrivant face à lui. Nous avions l’air intelligent. Nous ressemblions à deux imbéciles paumés par toute cette guerre interne. « Tais-toi ! Tais-toi bon dieu ! » J’avais crié ses mots quand il avait prôné sa propre mort. Ce qu’il pouvait m’agacer ! Comment pouvait-il dire ça ? Je me rongeais littéralement de l’intérieur. « Comment peux-tu me croire capable de te tuer ? Même après ça… Je… » J’en serais incapable. Je suis faible quand je te vois dans un tel état. Les mots me manquaient. C’était difficile à avouer. Surtout quand on voulait simplement lui en vouloir. Oh, oui. Je rêvais de lui en vouloir. J’avais toutes les raisons de lui en vouloir. Alors pourquoi mes forces m’abandonnaient comme ça ? « Même après ça, je ne pourrai jamais te tuer, imbécile. » Et puis, de toute façon, je réalisais bien qu’il était bouffé par les événements. J'avais crié ces mots. Je le giflai, finalement, et mon geste retentit. « Oui, tu es un imbécile. Tu es un imbécile parce que tu n’as pas cru en nous. » Tu n’as pas cru en moi. Parce que forcément, j’étais égoïste. J’étais certaine que je l’aurais sauvé. « Tu es un imbécile parce que tu refuses de parler et tu t’es retenu jusque-là alors que je t’ai toujours écouté. Mais tu es surtout un imbécile parce que, au lieu de faire tes preuves à nouveau, tu me demandes de te tuer alors que j’ai eu peur pour toi comme pour les autres. Zoé ne serait pas contente de te savoir comme ça. Je ne suis pas contente de te savoir comme ça… » Je le fixais, me cherchant encore de la force où je le pouvais, ne fléchissant pas et sentant mon cœur s'emballer. La colère et la tristesse sûrement.

Il n’avait pas sourcillé. Il avait rigolé et c’était tout. Encore une fois, il ne se révoltait pas. Et pourquoi ? Parce qu’il était un traître ? Non, parce qu’il était stupide. Je l’avais giflé parce qu’il m’avait énervé mais aussi et surtout parce que je voulais qu’il réagisse, qu’il reprenne du poil de la bête et qu’il crie un bon coup. Il avait besoin de parler. Non, je voulais qu’il parle. Le voir se terrer dans le silence et dans une position de telle soumission me faisait mal au cœur. Est-ce que je lui faisais peur à ce point ? Etais-je devenue une parfaite inconnue pour lui ? Pourquoi la vie était si injuste ? J’étais persuadée qu’il me faisait confiance et là, tout s’écroulait. Allais-je devoir douter de tout désormais ? Était-ce la leçon que j’allais devoir retenir ? Non. Je refusais tout simplement de lui donner raison. S’il le fallait, j’allais batailler pour lui rappeler que j’étais là, que j’étais son amie malgré tout ça et qu’une amitié est basée sur une relation de confiance totale. Tandis que le silence s’installait à nouveau entre nous, je shootai dans un pneu. Ne pas pleurer. Pas maintenant. Je ne devais ni pleurer ni le perdre. C’était impossible.

Il cria. « Enfin. » J’avais sorti ses mots dans un soupire, les sourcils froncés. Il avait peut-être été agressif mais au moins il avait dit quelque chose avec ses tripes. C’était tout ce que je demandais, dans le fond. « Crie, hurle, déverse ta colère, imbécile ! Tu ne peux pas tout garder pour toi, bordel ! Même après ça, même après une telle connerie, tu dois parler, crétin ! » Je criais à mon tour. Décidément, je ne savais faire plus que ça depuis quelques minutes. « Lâche-toi. Bats-toi au moins cette fois ! C’est pas en te traitant continuellement de lâche que tu pourras à nouveau te relever et t’afficher. Alors crache tout ton venin maintenant, là, devant moi ! » Je suis là pour ça, imbécile. Il ne l’avait pas compris. Dans ce cas, j’allais lui rappeler les fondements, ceux qui avaient été décidés implicitement quand nous étions encore des gosses. J’étais toujours debout, je lui faisais face, alors qu’il était assis pitoyablement dans ces pneus. « Regarde-moi et ressors tout ce qui a besoin de ressortir ou je le ferai sortir à ma manière. Je ne te lâcherai pas. J’ai tout mon temps. » Je lui offrais un regard qui en disait long sur ma détermination. J’étais toujours triste. J’avais très peur, peur de le perdre comme on avait perdu Zoé. Je ne voulais pas annoncer à Yulia que j’avais perdu son cousin en chemin, pas après toutes nos promesses. Et puis, surtout, je tenais à ce crétin qui se dépréciait en ce moment même devant moi.

Il parla. Cette fois plus qu’il ne l’avait fait depuis le début de notre conversation nocturne. Plus je l’écoutais, plus je serrais le poing. Il me déchirait le cœur. Il avouait ce que je ne voulais sans doute pas voir parce que j’étais stupidement optimiste. Je ne comprenais pas sa situation. Quand bien même, je ne pouvais pas le laisser rester comme ça, inerte. Il avait raison. J’étais naïve. J’étais crédule et trop utopiste. Peut-être était-ce ce qui l’énervait le plus ? Je ne faisais qu’enfoncer le couteau dans la plaie. Je retenais avec beaucoup de force des larmes qui menaçaient de couler parce que ce n’était pas encore le moment. Et contre toute attente, je m’approchai de lui non pas pour le gifler cette fois mais pour l’enlacer. C’était spontané. C’était ce dont mon corps avait besoin à ce moment et la seule réaction qui me semblait approprié à cet instant précis. « Je ne partirai pas. Je ne te laisserai pas gâcher ta chance de te refaire une place même si pour ça on doit me voir comme l’amie du traître. » Je le pensais. J’avais par ailleurs de plus en plus de mal pour m’exprimer, j’étais trop touchée par tout ça. « T’es un con fini mais je ne t’abandonnerai jamais. »

Je ne m’étais pas attendue à un tel enchaînement et plus ça avançait, plus j’avais du mal à retenir mes larmes. Pourtant, je reste forte. Peut-être un peu trop fière aussi. J’étais censée être en colère et voilà que je me sens coupable et que mon corps veut me lâcher complètement. Quand il se décida à desserrer les poings et à me prendre davantage contre lui, je me sentis tout à la fois soulagée, rassurée et pourtant étrange. Je n’avais encore jamais ressenti cette sensation, une sensation qui venait de mes tripes. Je n’étais pas malade, non. J’étais bien mais je ne parvenais définitivement pas à nommer ce sentiment qui me rendait toujours plus fragile. A croire que moi aussi, j’avais besoin de ce toucher, de ce contact. Au fond, j’avais eu peur de lui faire face. J’étais angoissée à l’idée qu’il ne soit plus qu’un inconnu qui se complait dans sa vie de paria. Je comprenais à l’instant que c’était des paroles en l’air. S’il y tenait, il aurait eu la force de me faire partir. Ce contact magique le fit finalement réagir à son tour. Je ne l’avais pas vu venir, celle-là. Je ne l’avais pas vu tout court. J’avais, par contre, senti une quelque chose d’humide au niveau de mon torse et j’eus le déclic. Il pleurait. C’était lourd de sens. Ce qui expliqua que je me retins de faire le moindre commentaire. Je ne voulais surtout pas briser un moment aussi sensible. Je ne voulais pas le brusquer et le voir s’échapper à nouveau derrière sa carapace qui semblait s’ébrécher même partiellement. Je refusais de le voir se rétracter. Et puis, le sentir m’attirer davantage contre lui m’enleva toutes mes forces. J’étais bien, là. Alors, je me laissai faire. Je lui faisais trop confiance. Ce sentiment inconnu continuait de m’embrouiller mais pour autant, je ne bougeais pas. Et dans la logique du moment – je suppose – je lâchai la pression à mon tour. Trop de choses se bousculaient dans mon petit esprit et mon cœur s’affolait. Il fallait que j’évacue tout ça. Le plus déstabilisant dans cette histoire, c’était que je ne maîtrisais absolument rien. Les larmes coulaient toutes seules. Jamais je n’avais été dans un tel état. Les événements n’aidaient pas, c’est certain. Mais là, c’était plus. C’était trop. C’était lui. Il m’avait touchée droit dans le cœur. Ce silence n’était plus lourd. Il était nécessaire. Je m’accrochai à son haut de mes mains qui tremblaient juste avant. Une astuce pour ne pas montrer ma faiblesse mais surtout un besoin. Je voulais enregistrer ce contact à jamais, alors je profitais. Moi aussi, je sentais son odeur. Je voulais régler les choses, l’aider, lui crier dessus même et voilà que c’était moi qu’il aidait, sûrement sans s’en rendre compte. Pour la première fois de ma vie, je me sentais nue, entièrement nue. Mes faiblesses prenaient beaucoup plus de place. Aucune maîtrise. Aucun contrôle. Mes griffes avaient été coupées. Je n’avais plus rien de la fière lionne, je n’étais plus qu’un petit chaton qui recherche du réconfort. « Ne me fuis pas. » Je murmurai ces mots, ma voix tremblotant. Ce que les sentinelles penseraient ? Je m’en moquais.