Un mensonge par jour éloigne la faim pour toujours

Deux heures durant, j’avais joué aux divinatrices. Deux heures durant, j’avais révulsé les yeux sous les fragments du futurs qui se révélaient à moi comme par magie. Deux heures durant, j’avais prédit un avenir sanglant et douloureux à la jeune Jaguar. Elle semblait prête à croire tout ce que j’allais lui dire, et je lui disais tout ce qui pouvait éventuellement faire augmenter mon salaire de rations. Des morts. En quantité. Du sang. Des gens qu’elle côtoyait allaient perdre la vie. Je lui avais suggéré de ne pas sortir du territoire du Sud pour les prochains jours et de veiller sur ses proches; leur sort était entre ses mains. Le teint blafard, elle m’avait quitté en m’offrant plus de rations que je ne pourrais en manger, me laissant vivre confortablement pour plusieurs jours encore. Je n’étais pas fière de moi mais mentir me permettait de voir venir les moments plus creux, où la nourriture n’était pas aussi abondante. Je me doutais que le calme plat allait entourer le territoire du Sud, comme bien souvent, et la jeune femme pourrait alors se réjouir d’avoir suffisamment protégé les siens. Elle serait gratifiée d’un tel héroïsme et j’allais assurer un peu plus ma petite réputation de voyante.

Mes visions me happaient sans que je ne les appelle, au détour d’un rêve ou d’un sentiment de déjà-vu. La lecture des lignes de la main ou des osselets était plus réjouissante en conclusions, mais celles-ci étaient souvent vagues et imprécises, et rares étaient ceux qui croyaient réellement ce que ma lecture révélait. Il était plus simple et plus payant pour moi de mentir et de jouer un rôle. Évidemment, il n’y avait que les Aigles à bénéficier de mes visions authentiques sans avoir à en mettre le prix. Je revenais justement sur le territoire de l’Est, traînant mon sac gonflé sur mon épaule trop frêle. Le membre m’ayant escorté m’avait laissé non loin de la frontière. Il ne me restait plus qu’à traverser le quartier jusqu’aux habitations. J’allais y arriver, assurément, avec quelques pauses et étirements.

La ganse de mon sac tirait de plus en plus douloureusement sur mon épaule ambrée. J’avais cette impression vague que le tissu rongeait ma chair. Je n’étais sans doute pas assez habituée à transporter une charge, aussi légère pouvait-elle sembler être aux hommes de mon clan, et les rations, cumulées aux cailloux colorés que j’avais trouvé, n’arrangeaient pas mon cas. Une fois de plus, la dernière, je l’espérais, je m’arrêtais en chemin. Le soleil déclinait, certes, mais frappait encore assez pour que nous souhaitions nous maintenir à l’ombre. Non loin d’un bâtiment en reconstruction, un homme, plus jeune que moi, peut-être, se tenait là, songeur.

Il ne m’en avait pas fallu plus pour l’approcher, un sourire charmant sur mes lèvres pleines. Peut-être se laisserait-il séduire par mon infortune et se proposerait-il pour transporter mon sac jusqu’à ma demeure? Dans le pire des cas, un peu de repos à l’ombre et une conversation avec un nouveau visage me donneraient l’énergie pour terminer ma promenade.

- Longue journée..?

Même s’il riait, le ton las qui parfumait ses paroles ne m’avait pas échappé. Peut-être inspirais-je la confiance, ou peut-être avait-il besoin de se confier, mais lorsqu’il me relata, même vaguement, la présence de ses mauvais souvenirs, je me suis sentie gênée. Nous avions rencontré plusieurs humains, Sora et moi, tout au long de notre vie, et nous n’étions pas dupes. Les plus prompts à parler de leur vie, et plus particulièrement des mauvais côtés de celle-ci, souffraient souvent de solitude. C’est ce qui les poussait à s’adresser au premier venu. C’était bref, pour sa part, trop pour confirmer cette théorie, mais suffisamment pour me faire sentir mal… L’empathie était probablement ma pire faiblesse.

Je préservais toujours mon sourire, à sa seconde question, toujours charmant malgré mon malaise. Il était direct et me soupçonnait de l’approcher pour obtenir de l’aider… Le jeune aigle n’avait pas tort. Sa simplicité à résumer la situation, en plus de ses mauvais souvenirs, m’ont fait culpabiliser. Un peu. J’ai hésité un instant, partagée, avant de déposer ma charge au sol et de lui répondre avec franchise.

- Le meilleur moyen d’éloigner les pires souvenirs est de se plonger corps et âme dans le travail..? Mon épaule ne supporte plus la moindre charge, pour être franche.

Je lui tendais déjà les ganses de mon sac, un petit air piteux au visage. J’avais conscience que ce n’était très certainement pas le meilleur moment pour lui de se plier à ma requête pour palier à ma faiblesse physique. Il était probablement un membre et avait déjà une tâche éreintante à assumer.

- T’ont-ils hanté toute la journée, tes souvenirs?

J’aurais sans doute dû laisser la brève et anodine remarque du jeune homme dans l’oubli, à sa place, ne pas relever, mais j’avais perçu cette confidence comme un appel à l’aide de sa part, ou une main tendue qui désirait plus que tout être empoignée.