Le respect s'est perdu sans la crainte
Jour 8 (fin d'après-midi) - Libre

Déambuler sur le territoire des Dragons du Nord était plaisant. Pour la première fois depuis très longtemps, Samuel ne disait pas son territoire. Pourtant, les lieux lui appartenaient encore et il comptait bien faire ce qu'il fallait pour ne pas perdre sa place de Chef, mais il ne ressentait aujourd'hui pas le besoin d'insister à ce sujet. Il profitait juste de cet endroit qui existait depuis bien avant sa naissance et qui continuerait sûrement à exister après sa mort. Contrairement à toutes les personnes qui avaient trouvé un abri ici, ces terres étaient intemporelles. Les frontières bougeraient peut-être un peu - en englobant plus de terrain, il l'espérait -, mais le territoire des Dragons du Nord resterait le territoire des Dragons du Nord. Ces pensées étaient étranges, mais Sam ne se posait plus vraiment de questions à ce sujet. Depuis la rébellion, des changements s'opéraient en lui et il avait décidé de laisser les choses se faire plutôt que de chercher à comprendre. Il doutait d'avoir un quelconque contrôle là-dessus de toute façon.

En début d'après-midi, Jayden - son enfoiré de Second pas si bête que ça - était parti pour un Conseil auquel lui-même aurait dû assister. Il avait pourtant décidé de céder sa place pour cette fois en espérant que ce geste de bonne foi pourrait peut-être apaiser les Jaguars du Sud. Il avait déconné en foulant leurs frontières durant l'attaque, il le savait désormais et, s'il ne s'excuserait pas pour ça, il ne voulait pas non plus voir cette histoire prendre trop d'ampleur. Il avait donc jugé préférable de ne pas aller se frotter à Noâ pour le moment. Il était encore trop tôt et il craignait aussi de voir clairement les conséquences de ses actes étendues devant lui. Donc il avait laissé la main à Jayden et était plutôt resté au Nord. En temps normal, il aurait sûrement choisi de s'enfermer dans sa salle d'entraînement, mais la pièce ne lui apportait plus la même tranquillité. Là-bas, il ressentait trop le manque de son frère d'arme, son meilleur ami mort par sa faute. C'était encore un sujet qu'il peinait à traiter. Chad était mort et parfois c'était comme si son esprit ne parvenait pas encore à intégrer l'information. Il y avait bien plus que de la culpabilité et de la tristesse autour de cette mort, tellement plus que parfois il se demandait si toute la fumée qu'il avait inhalé n'était pas encore coincée dans sa tête à obscurcir certains éléments qui auraient pu lui permettre de vraiment faire son deuil. Des deuils, il en avait déjà eu plus d'un à faire, mais celui-ci lui paraissait différent. Ses pensées furent soudainement coupées par des vociférations derrière lui.

- Toi ?! Ouais, le glandeur avec les mains dans les poches ! Tu crois que tu as que ça a foutre ? Grouille toi de rejoindre les autres, y a du boulot qui attends les gars dans ton genre.

Samuel gela un moment, un regard confus posé sur celui qui devait probablement n'être qu'un Soumis. Un mec d'une trentaine d'années à l'air vraiment pas sympathique qui visiblement ne l'avait pas reconnu. Cette constations vient frapper son orgueil déjà bien amoché : il avait bien compris maintenant qu'il avait été trop absent en tant que Chef. Il voulait bien admettre qu'avec ses cheveux ébouriffés - peut-être avaient-ils besoin d'un lavage aussi - et sa barbe qui lui mangeait le visage, il ne faisait pas très sérieux et puissant, mais il y avait des limites quand même.

- Pardon ?

Il avait à peine réussi à articuler un mot, vraiment trop pris hors de sa garde et de ses habitudes pour savoir comment réagir à cette situation pour le moins inédite.

Les hommes étaient des porcs. Des porcs puants et grotesques qui se roulaient dans leurs déchets avec complaisance. Ceux qui disaient l’inverse étaient aussi azimutés que la folle qui parlait aux moutons. Jour après jour, j’en avais la preuve. Des tissus odorants dissimulés dans les ruines, des bouts de rations si pourris par la chaleur que nous ne pouvions pas même soupçonner l’origine, des carcasses de petits animaux visiblement ouvertes trop proprement pour que ce soit l’oeuvre d’un animal plus gros. Mon sac, mes gants et moi, nous étions de l’équipe des nettoyeurs. J’avais probablement la tâche la plus dégradante de la ville, mais quelque part, je me disais que je la méritais amplement. Un déchet en appelle un autre. Je travaillais donc sans me plaindre, la mâchoire serrée et les yeux au sol pour éviter les regards souvent moqueurs qu’on me portait. Pour éviter aussi de provoquer les plus susceptibles.

Mes genoux osseux contre le sol, je m’accordais une minute de répit pour essuyer mon front avec mon avant-bras dénudé. La chaleur n’était pas si torride, nous avions vu pire, mais l’effort de se pencher et de se redresser continuellement faisait bien son oeuvre. Mes éraflures et fines lacérations sur mes mains, au contact de la sueur, chauffaient également au-dessous de mes gants de tissu. C’était amplement supportable, mais je les agitais déjà pour engourdir un peu la douleur. Ma journée de nettoyage n’était pas encore terminée, et je comptais être à mon meilleur ce soir, pour mon entraînement. Aussi bien me ménager les mains maintenant. C’est à ce moment qu’il est arrivé. Un vieux. Trente ans passé. Il semblait furieux de me voir là à ne rien faire, ou de me voir tout simplement. L’idée que son coeur puisse le lâcher, s’il se mettait hors de lui en pleine chaleur, me traversa l’esprit. Un élan étrange, entre la satisfaction d’une pareille possibilité et l’écoeurement de vouloir du mal à un parfait étranger, se propagea lentement en moi comme un venin aigre et doux.

- Non, mais tu te crois où?!

Il avait craché ses mots en agitant les mains, lui aussi, comme si sa mimique allait me faire accélérer la cadence. Je le contemplai en silence, l’oeil probablement vide de culpabilité et de crainte. Là où il était, il me faisait de l’ombre et me protégeait de la dureté et de la chaleur du soleil. J’avais pour habitude de ne pas faire de vague, mais le signe à son poignet me fit l’effet d’une vilaine morsure. Si un soumis osait s’en prendre à moi, il me semblait légitime de me défendre. Je n’étais peut-être rien pour le clan, pour le moment, mais je refusais d’être le déchet ou l’ombre d’un petit rien. Mes sourcils se froncèrent lentement, durcissant ma bouille enfantine et beaucoup trop douce, à mon grand malheur. C’est là que je l’ai aperçu de dos, les mains dans les poches. Un autre Dragon. D’un imperceptible mouvement de menton, je le désignai à mon bourreau. S’il était assez excité pour s’en prendre à moi, il allait sans doute tenter sa chance auprès d’un adulte.

- Toi ?! Ouais, le glandeur avec les mains dans les poches ! Tu crois que tu as que ça a foutre ? Grouille toi de rejoindre les autres, y a du boulot qui attends les gars dans ton genre.

La scène fut spectaculaire. Lorsqu’il s’est retourné pour faire face au soumis, je l’ai reconnu instantanément. C’était Samuel, notre chef à nous tous. Si je l’avais déjà vu à de nombreuses reprises, je me doutais de n’être qu’une inconnue, à ses yeux. Tout en faisant mine de ramasser un lacet effiloché, je dégustais l’altercation avec fascination. J’étais surprise que Samuel n’ait pas encore dégainé son arme. Peut-être ne voulait-il pas l’abîmer sur une pareille vermine? De là où j’étais, j’entendais à peine sa réponse, un “Pardon?” à peine articulé.

- Tu t’adresses comme ça au chef? …

J’avais refermé mon sac à déchet en approchant le soumis et Samuel. La scène était trop irréaliste pour que je ne tente pas ma chance et me fasse connaître de notre chef. Il n’avait certainement pas besoin de moi pour se défendre, mais bien paraître auprès de ce soumis, et voir la détresse dans son regard devant mes simples mots étaient une revanche bien douce et beaucoup trop jubilatoire pour m’en priver.