Une guerrière ne craint pas la douleur (PV Romane)
Année 33

Deux années s'étaient écoulées depuis qu'elle avait pris sa décision. Deux ans, c'était à la fois beaucoup et rien. Pour Yulia, c'était une période longue qu'elle avait passé loin de sa famille. Elle les voyait bien de temps en temps, mais les rencontres étaient toujours trop courtes et son lien encore un peu distordu avec Anton ne l'aidait vraiment pas. Elle s'était bien adaptée chez les vipères pourtant. La vie y était différente de chez les jaguars, mais elle avait l'impression que dans le milieu dans lequel elle évoluait, elle pourrait accomplir de grandes choses. Seulement, les siens lui manquaient c'était indéniables. Il y avait bien des adultes qui s'occupaient d'elle, mais ils n'étaient pas ses parents. Ils ne le seraient jamais. Ils étaient juste là pour s'occuper de la gamine qu'elle était en attendant qu'elle soit suffisamment mûre pour vivre seule. Même s'ils étaient gentils, Yulia avait vite appris à se débrouiller par elle-même. Elle voulait être autonome et n'avoir de compte à rendre à personne. Elle voulait se suffire en somme à elle-même. Et c'était pour cette raison que le temps passait très lentement d'un autre côté. Parce que Yulia s'était fixée un objectif qu'elle brûlait d'atteindre, mais il lui restait encore quatre longues années à attendre. Elle comptait bien mettre bien à profit ses quatre ans, mais ses seize ans lui paraissaient tellement loin.

Ce jour-là, c'était d'ailleurs pour progresser qu'elle était sortie. Elle avait profité de ne pas travailler pour s'entraîner et était partie du territoire avec un autre enfant, un garçon d'un an son aîné qu'elle appelait ingénument son amoureux. Il était gentil, pas trop retord et il lui tenait la main quand ils rentraient du travail. Aujourd'hui, il n'était pourtant pas question de se tenir la main. Dès qu'elle fut suffisamment éloignée, Yulia sortit de son sac les deux bâtons qu'elle avait soigneusement taillée et en tendit un à Brody. Lui n'avait jamais été réellement intéressé par le combat. Il ne deviendrait jamais membre et il aimait l'idée de ne pas avoir à se battre et de laisser cette place aux femmes. C'était un peu pour ça aussi que Yulia l'aimait bien. Il se comportait comme un bon soumis vipère et ne lui rappelait pas les garçons qu'elle avait fréquenté par le passé chez les jaguars.

— Toi, tu restes en défense et moi j'attaque.

Brody hocha la tête, plus ou moins habitué, et prit la position qu'elle lui avait apprise. Il y avait déjà eu quelques sessions d'entraînement et il savait désormais qu'il devait tenir solidement son bâton même si Yulia n'était pas si forte. C'était d'ailleurs une source de frustration. Yulia manquait clairement de force brute et c'était pour cette raison qu'elle tentait de s'améliorer, mais son arc lui manquait. Elle était tellement plus efficace avec lui. Elle avait bien pu l'utiliser quelques fois sous la surveillance d'une membre, mais pas autant qu'elle le faisait avec son père. Donc elle mettait d'autant plus d'ardeur dans ces combats fictifs avec des bâtons en espérant compenser. Brody était plutôt doué pour éviter les coups ce qui l'arrangeait bien. Il était tellement doué que durant une attaque, il se décala prestement sur le côté et Yulia perdit l'équilibre. Entraînée par son élan, elle chuta lourdement sur le sol. Directement, Brody lâcha son bâton pour venir près d'elle, mais son visage blanchit dès qu'il commença à se relever et il bégaya.

— J'suis...j'suis désolé. Je voulais pas. Je te promet, c'est pas ma faute.

Yulia suivit son regard et découvrit que la pointe du bâton s'était un peu enfoncée dans son côté. Enfin la façon dont il reposait sur le sol donnait cette impression, mais elle n'avait pas vraiment mal. Avant qu'elle n'ait pu dire à Brody que ce n'était rien, il détala comme un lapin en s'excusant et elle se retrouva là toute seule sans trop comprendre ce qu'il venait de se passer. Elle fut pourtant prompte à retirer le bâton qui n'avait laissé qu'une petite blessure qui saignait à peine et l'agita furieusement en l'air en criant.

— SALE LÂCHE ! T'ES VRAIMENT BIEN UN MEC !

Mais Brody ne s'arrêta pas et lorsqu'il eut disparu, Yulia jeta furieusement le bâton au sol qui, par vengeance, rebondit et vient lui frapper durement le bras. Cette fois, la douleur fut nettement plus forte et Yulia lâcha un glapissement en se pliant autour du bras qui faisait mal. Il lui fallut quelques instants pour se rassembler avant de jeter un œil à la zone douloureuse qui prenait déjà de jolies couleurs en plus d'être entaillée. Méticuleusement, elle s'inspecta et nota toutes les petites égratignures qu'elle avait récolté durant sa chute. Son constat fut rapidement fait : rien de grave, elle avait vu pire durant ses aventures avec Grey, Anton et Ella. Elle était une future membre après tout, elle n'allait pas se mettre à geindre juste à cause de ça.

J’étais une petite fille fière et malicieuse. J’étais fière avant tout de pouvoir dire que je faisais partie de l’hôpital en tant qu’apprentie soigneuse. J’en faisais beaucoup pour donner l’impression que j’étais importante mais forcément ça faisait rire les adultes. Ils savaient néanmoins que j’aidais réellement mais à l’échelle d’une jeune Soumise de douze ans évidemment. Je ne m’entraînais pas durant les journées, moi, non. Je n’avais pas l’ambition de devenir une Membre. Mes parents l’avaient bien compris et l’avaient accepté sans grande crainte. Ils me connaissaient et savaient pertinemment que j’avais un tempérament de feu. Ils ne se faisaient pas d’inquiétude quant à ma sécurité même si je restais Soumise. Des astuces j’en ai plein dans la tête. Je ne me laissais pas vite abattre non plus. Oui, j’étais forte et je le resterai, ils en étaient persuadés.

Ce jour-là, c’était journée de repos. Pas que ça me réjouissait plus que ça. Au fond, j’avais besoin de me sentir utile et de m’occuper. Je savais bien que ça ne servait à rien de me présenter au centre hospitalier, on me remballerait sans plus de cérémonie. Il fallait donc que je trouve quelque chose à faire, que je bouge. J’aurais très bien pu rester sur le territoire, je ne me sentais pas spécialement mal parmi les miens. J’étais née chez les Dragons, j’avais donc eu le temps d’accepter notre façon de vivre et de fonctionner, aussi masculine et machiste soit-elle. Et je risquais beaucoup moins les problèmes que les non-natifs, j’en étais consciente. Pourtant, je décidai de sortir. Je crois qu’inconsciemment j’espérais pouvoir jouer les soigneuses dans le centre neutre. Au fond, il y a toujours des bagarres que ce soit avec des Libres ou même entre membres de clans. Je ne me rendais pas bien compte du côté malsain de la pensée à cet âge. Je voulais seulement pouvoir faire quelque chose et c’était encore ce que je savais le mieux faire.

Alors que j’avançais, calmement, à l’affût d’un petit quelque chose, un garçon, pas bien plus grand que moi me frôla le bras, courant à toute allure. Il semblait bien pressé. Je m’interrompis de marcher l’espace de deux secondes. A en croire sa tête, il était mort d’inquiétude. Et s’il courrait à cette vitesse, il y avait forcément quelqu’un, plus loin, qui lui en voulait à mort. Alors, j’avançai en direction de l’endroit qu’il cherchait à fuir, à mon sens. J’entendais alors crier sans pouvoir distinguer les mots exacts. Apparemment, c’était une fille. Je peux difficilement cacher que j’étais curieuse et c’est ce qui me poussa sans hésiter à continuer sur ma lancée pour connaître la source de ses cris et de la peur perceptible du garçon qui avait filé telle une fusée. Et là, je découvris un spectacle amusant : une fille plus grande que moi en taille mais qui devait avoir mon âge à peu près en train de brandir un bâton en l’air, sûrement en direction du garçon qui avait pris ses jambes à son cou. « Besoin d’aide ? » Lui demandais-je dans un premier temps, me souvenant soudainement que dans la vie il faut se montrer poli et non invasif, au début, en tout cas. Après quoi, je m’approchai davantage, l’apprentie prenant le dessus sur la simple petite fille rousse. « Tu es blessée ? » Je la regardais de haut, scrutant sans trop en faire pour le moment. Au fond, je ne savais même pas si elle avait un coup. « En tout cas, il t’a laissé dans une sale posture. » Je rigolai légèrement non pas par méchanceté mais parce que la situation prêtait vraiment au rire. C’était spontané.

Brody n'avait pas détalé depuis longtemps quand une fille apparu. Yulia la regarda s'approcher avec une pointe de méfiance. Même si ce n'était qu'une enfant, on ne savait jamais quel plan pouvait se mijoter dans une tête inconnue. Pourtant, elle n'avait pas l'air bien méchant. Elle devait probablement avoir été intriguée par ses vociférations à l'égard du soumis qui avait fuit la scène de ce qu'il pensait être un crime. Yulia poussa un soupir courroucé et lâcha son arme de fortune (et agresseur) sur le sol. Plus question de la jeter cette fois, elle avait compris la leçon.

— Non.

Le mot était sorti par réflexe. Yulia ne voulait pas être redevable à une étrangère. En plus, ce n'était pas vraiment comme si elle avait besoin d'une quelconque aide. De son point de vue un peu revêche à cause de sa mauvaise humeur du moins. Seulement la rousse en rajouta une couche alors qu'elle l'observait elle aussi. Son attitude était quelque peu étrange. Elles devaient avoir le même âge et elle s'inquiétait spontanément de l'état de santé d'une inconnue. C'était un drôle de spécimen qu'on ne croisait pas tous les jours et cela intrigua un peu Yulia qui passa par réflexe la main sur son bras endolori.

— C'est rien. Mon attaque s'est juste retournée contre moi. lâcha-t-elle un brin hésitante à cause de la honte. Elle savait qu'il fallait échouer pour progresser, mais tout ça était particulièrement ridicule.

Visiblement, l'autre gamine avait croisé la route de Brody puisqu'elle le mit sur le tapis. Yulia fit mine de bouder un peu, mais elle ne pouvait pas retenir un sourire. Elle finit par parler d'une voix amusée, le bras tendu vers la destination approximative qu'avait pris le jeune soumis.

— Ah ça pour fuir il est rapide. Pour esquiver aussi. Il ferait n'importe quoi pour éviter un coup. C'est comme ça qu'on en est arrivés là.

Et là, c'était à ce moment étrange où elle montrait à une étrangère le gros bleu tout égratigné qui s'étendait sur son avant-bras et la pointe de sang qui avait percée au travers de son t-shirt.

J’avais face à moi une fille fière. C’était bien d’être fière, surtout avec des inconnus. Je ne la blâmais pas pour ça. Pas du tout, même. On nous apprenait à survivre et pour ça à ne pas faire confiance au premier venu. Mais en l’occurrence, j’étais venue avec de bonnes intentions. Je voyais bien qu’elle était dans une mauvaise posture et même si je n’avais pas encore toutes les subtilités des soins dans ma petite tête de rousse, je savais que toutes les occasions étaient bonnes pour faire ses preuves. Mon geste n’était donc pas totalement désintéressé. Cela ne signifiait pas que je ne voulais pas sincèrement l’aider. Disons que nous y gagnions toutes les deux : elle parce qu’elle serait soignée et moi parce que je pourrais encore m’entraîner. Bref, ça aurait été l’occasion idéale si elle n’avait pas été sur la défensive. Et j’aurais pu, ou j’aurais dû, partir mais j’étais drôlement tenace. Quelque part, je la plaignais. Elle ne savait pas encore à quoi s’attendre. Elle était loin de se débarrasser de moi juste parce qu’elle m’avait ouvertement dit non.

Heureusement, elle n’était pas stupidement fermée. Au contraire, cette fille était intelligente : rester sur ses gardes mais s’ouvrir malgré tout, petit à petit. Je souris quand elle m’expliqua finalement ce qui la mettait dans cette position. J’aimais son « juste », comme si c’était banal. J’en devinais qu’elle n’était pas douillette et qu’elle avait l’habitude de s’entraîner. A ma façon, je me battais aussi mais je n’avais certainement pas le même but. Pour s’entraîner de la sorte, elle devait forcément espérer devenir Membre. Pas moi. Pas dans un système comme celui des Dragons. Mais ça, elle n’avait pas besoin de le savoir. « Tu t’entraînais avec un bâton plutôt pointu, je ne suis pas certaine que ce soit si banal. » Je ne jouais pas les moralisatrices, je soulignais simplement les faits. « Je dis ça parce que j’ai l’habitude de voir ça quand je vais au centre hospitalier. Ils disent qu’il faut toujours soigner même la plus petite plaie avant qu’elle ne s’infecte. » Je préférais préciser pour qu’elle comprenne le contexte de mes commentaires. Je n’allais pas imposer ma vision des choses à une inconnue. Je préférais qu’elle comprenne où je voulais en venir. Si elle était intelligente, elle accepterait sans se sentir forcée.

Je venais de remarquer sa plaie alors qu’elle indiquait la direction qu’avait prise ce garçon. Je réalisais bien que j’avais eu raison d’insister. Mais pour détendre l’atmosphère, je changeai le point de vue. « Et puis, si tu me laisses faire, avec les moyens du bord, et si tu vas voir quelqu’un de plus compétent après, tu pourras lui botter les fesses juste après. Ce que tu ne pourras pas faire avec autant d’efficacité si tu laisses cette infection prendre le dessus ! » Je lui souriais, amusée, presque comme une alliée qui lui proposait un mauvais coup.