Jour 4 (matinée)

Aujourd'hui t'es pas dans ton état normal. Ça crève les yeux mais ceux qui t'entourent ont bien trop la trouille pour oser relever ce détail. C'est un gros détail quand même. Le genre qui peut faire tache si jamais on n'y prête pas assez attention. Tes yeux brillent bizarrement. Leur vert est plus vif que d'habitude. Et ton regard est incisif. Beaucoup trop. C'est le genre de regard qu'on ne veut surtout pas croiser car ce serait mauvais signe. Une sorte de signal pour prévenir qu'il est temps de déguerpir sous peine de subir les affres d'une tempête trop violente. Tu as la haine et si elle ne sort pas, elle va te consumer. La colère c'est bien la seule émotion que tu acceptes de relâcher. Elle est ta plus fidèle et à la fois ta plus traîtresse amie. Peut-être que si tu en avais d'autres, elle prendrait moins de place mais niveau sentiments, tu n'es pas une championne. Tu refoules tout. Parce que c'est plus facile que de t'attacher bêtement et qu'en plus ça leur fait plaisir. Ils pensent tous te connaître mais ils se trompent. A moins qu'ils aient raisons ? Tu ne sais plus trop. La seule chose dont tu es certaine c'est qu'ils aiment lorsque tu renforces l'idée qu'ils ont de toi en pétant les plombs. C'est plus facile de penser que Violette n'est qu'une garce sanglante prête à tout pour arriver au sommet du podium. C'est l'image que tu offres depuis des années maintenant alors bon tu ne peux pas leur en vouloir. Et puis tu ne la détestes pas cette Violette. Elle est aisée à incarner. Pas de prise de tête avec elle. Il faut juste écouter cette rage qui bouillonne et faire un massacre. Juste trouver une potentielle cible à charmer pour engranger plus d'expérience, plus de technique en échange de quelques heures en compagnie d'un vicelard qui aime l'intérêt que tu lui portes ou apprécie un coup d'apparence facile. Juste être cette poupée qu'ils veulent que tu sois. Sauf que depuis que Chad s'est fait descendre tu as du mal à tenir ce rôle. Le contact des autres te dégoûte presque autant que ta propre faiblesse. Tu fuis jusqu'à ce que tu ne le puisses plus. Alors tu t'appliques à être plus garce encore que d'habitude. Tu offres des regards hautains à tout ceux qui t'approchent du haut de cette place de numéro un qui te préserve encore pour l'heure. L'illusion tient mais tu as peur que bientôt on ne renifle ta faiblesse. Dès lors tu deviendras une cible à abattre. Au moins neuf bêtes assoiffées de réussite te donneront la chasse. Non huit. Icare ne s'impliquera pas. C'est bien la seule personne que tu ne dois pas craindre. Mais les autres seront sans pitié. Toi non plus tu n'as eu aucune pitié lorsque tu es partie à la conquête du trône c'est de bonne guerre. La menace ne vient pourtant pas de ton équipe.

L'entraînement vient à peine de se terminer et tu fuis presque les lieux. Tu t'es pliée à tes obligations et tu ne souhaites qu'une chose : t'isoler. C'est la première fois qu'un entraînement s'est avéré aussi pesant pour toi et que tu as sérieusement regretté d'être aussi zélée. Tu aurais pourtant eu une bonne excuse pour le rater après ton passage à l'hôpital mais malgré les douleurs dans ton corps, tu as décidé d'y aller. Tu es rentrée sur le territoire pile avant que la sirène ne sonne. C'est à peine si tu as eu le temps de passer chez toi pour te débarbouiller et changer de vêtements. Donc tu marches rapidement dans les rues, l'énervement flambant dans tout ton corps quand un ricanement attire ton attention.

BLAKE – Alors princesse on s'est fait bobo?

La provocation est maigre mais celui qui l'adresse te fait immédiatement piler. Tu te retournes, le regard courroucé. Blake est un Aspirant des plus désagréables. Un garçon sournois qui ne manque jamais une occasion de venir titiller les Spécialistes en espérant les pousser à la faute. Il te rejoint tranquillement et ses yeux tombent directement sur le bandage à ton poignet. Tu te renfrognes un peu et c'est avec difficultés que tu résistes à l'envie de tirer sur ta manche pour cacher ta blessure. Tu te détestes la façon dont il lorgne ton bras mais pas besoin qu'il le sache.

BLAKE – Peut-être que je devrais en profiter pour te provoquer en duel. Un petit handicap ne saurait effrayer la grande Violette.

Soit ce type est complètement aveugle, soit il est fou. Devant la stupidité de son idée, tu éclates de rire. Ce n'est pas un rire joyeux ou moqueur. Juste de la nervosité. C'est ta tension qui s'exprime et tu sens que le frêle barrage qui te retient est en train de se fissurer.

BLAKE – Pas que j'en ai besoin pour te battre.

Ton sourire nerveux s'efface et tes yeux le fusillent. C'est une provocation directe. En temps normal tu ne laisses déjà pas passer ce genre de comportement mais cette fois il te frappe avec d'autant plus de force. Il vient donner un coup de pied dans tes doutes et remue ta colère qui bouillonnait déjà pourtant bien trop. Tu n'as pas besoin de réfléchir pour frapper. Le coup part tout seul et ton poing s'écrase sur son nez. Une décharge de douleur te remonte dans le bras alors même que le sang de l'autre commence à couler. Un peu déroutée, tu agites tes phalanges qui picotent et tu fixes le bandage taché de rouge. Par réflexe tu as frappé avec ta main blessée. La douleur est pourtant minime par rapport à ce que tu devrais ressentir. Les merveilles de l'adrénaline. Tu n'es néanmoins pas assez idiote pour continuer sur ce terrain là et c'est de ta main valide que tu dégaines ta dague. Blake n'a qu'un couteau qu'il sort rapidement en vociférant des insultes. Il ne s'inquiète pas de son nez qui saigne et semble réellement croire qu'il a une chance. Orgueilleusement, tu es certaine de ta victoire mais tu n'es pas exactement en position d'être présomptueuse. Blake n'est pas un combattant exceptionnel. Il est bon mais pas assez pour te battre. Tu te doutes par contre que dans ton état tu serais facilement mise en déroute par quelqu'un de ton niveau. Samael l'a prouvé cette nuit en te mettant la raclée que tu vas probablement mettre à Blake. Ce dernier s'élance et tu vois venir son coup à des kilomètres. Tu l'esquives sans réelle difficulté et tu répliques d'un coup de pied dans l'estomac. En temps normal tu te serais sûrement contenter de le laisser s'épuiser avant de lui montrer à quel point votre différence de niveau était grande mais tu n'es pas d'humeur à donner ce genre de leçon. C'est à peine si tu arrives à te retenir de lui enfoncer ta lame dans le ventre. A la place tu fonds sur lui et tu places quelques coups qui laissent des lacérations peu profondes après leur passage. Tu le harcèles un moment comme ça et tu le forces à reculer jusqu'à ce qu'il soit bloqué par une façade. Il parvient à contrer un coup sur cinq en moyenne ce qui est déjà pas mal mais les blessures commencent à se multiplier. Comme un chien acculé, il attaque plus férocement et réussit à t'atteindre. Son couteau déchire ton t-shirt et érafle ton côté déjà bien amoché. Tu grognes quand la lame déchire l'hématome et ta réaction est immédiate. Ta dague transperce sa deuxième main qui se retrouve bloquée contre le mur. Ignorant encore ton poignet, tu le désarmes d'un coup sec et tu le bloques en te rapprochant. Ton arme est toujours plantée dans sa main et tu commences une torsion légère alors qu'un sourire mauvais effleure tes lèvres.

VIOLETTE – Tu crois toujours que tu n'as pas besoin de handicap ? Tu n'es qu'un misérable moucheron bien sûr que tu en as besoin ! Je pourrais te battre avec les deux mains attachées dans le dos.

Il a la trouille, ça se voit au fond de ses yeux mais ça ne te suffit pas. Tu as besoin qu'il le dise. Après cette nuit, tu as besoin de te rassurer. De te dire que tu es encore mortelle. Tu joues avec le manche de ta dague ce qui agite la lame dans la plaie et Blake gémit de douleur. Tu as bien envie de le faire chialer. Tu n'es plus consciente de rien. Ton environnement a complètement disparu. Il n'y a plus que Blake que tu vas te faire un plaisir d'amocher au point qu'il ne pourra plus jamais prétendre à une place même chez les Aspirants et toi. Tu arraches ta lame à la blessure et tu t'apprêtes à la planter plus haut dans son bras lorsque quelque chose t'arrête. Tu as ressenti une légère piqûre. Avant même que tu ne puisses te retourner pour tenter de comprendre, une impression de lourdeur se glisse dans ton corps et dans ton esprit. Tu vois à peine quelques mèches de feu lorsque tes jambes lâchent et t'entraînent vers le sol. Après, il n'y a plus rien. Même pas la chute.

ROMANE – C'est pas possible. T'as de la chance que je sois passée par là, toi.

Cette voix. Tu connais cette voix. Tu es certaine que tu connais cette voix mais tu n'arrives pas à identifier son propriétaire. Les mots tournent encore dans ta tête quand la conscience revient progressivement. Ils se mélangent et forment un chaos que tu déchiffres parce qu'ils sont là depuis un moment déjà. Tu es encore dans le coton quand tu commences à penser réellement. Pourquoi aurais-tu de la chance ? Tu étais en train de massacrer un petit merdeux d'Aspirant. Tu étais en contrôle. Il n'avait aucune chance. Tout se passait bien. Tu exprimais enfin ta rage alors non ce n'est pas une chance qu'elle soit passée par là. Elle. Cheveux roux. Merde. Romane. C'est cette constatation qui t'arrache les derniers morceaux d'inconscience et tu sursautes brutalement. Enfin ton esprit sursaute brutalement parce que ton corps ne remue pas beaucoup. Tu ouvres péniblement les yeux et c'est amplement suffisant pour qu'une douleur sourde se réveille dans ta tête. Tu as déjà ressenti ça. La dernière fois c'était aussi en présence de cette démone et ses seringues étaient impliquées. Tu commences doucement à comprendre ce qu'il s'est produit. La lumière t’agresse mais tu forces jusqu'à ce que tu puisses observer l'autre fille. Celle-là tu préfères l'avoir à l'oeil. Là tout de suite tu aimerais beaucoup partir en courant mais tu es presque certaine que tes jambes n'accepteront pas. Réussir à te mettre debout sans chanceler serait déjà une victoire.

ROMANE – Ah bah, enfin.

Elle t'agresse encore plus que la lumière. Tu fermes les yeux et pendant un instant tu implores tu ne sais pas trop qui. Pitié qu'elle ait disparu. Mais quand tes yeux s'ouvrent à nouveau Romane est toujours là. Elle est désespérément trop présente. Tu avales difficilement ta salive avant de tenter un mouvement pour redresser un peu ton torse mais la douleur danse encore dans ta tête. A choisir tu aurais préféré te prendre un coup de masse sur le crâne. La douleur est la même mais dans le cas de la masse il n'y aurait pas Romane.

VIOLETTE – Je vais pas te demander ce que tu m'as fait.

Ta voix est ridiculement faible. Tu te dégoûtes là tout de suite. Tu serais presque tentée de prendre ta dague pour te poignarder toi-même mais si tu te loupes ça voudrait dire passer encore plus de temps avec cette tarée de rousse.

VIOLETTE – Un jour je vais te tuer. Sérieusement. Et je te jure que je vais aimer ça.

Tu te redresses sur un coude et tu remues jusqu'à atteindre le mur pour t'y appuyer un peu. Tu n'es toujours pas debout mais au moins tu n'es plus complètement couchée sur le sol.

VIOLETTE – Pourquoi ?

Romane ne te fera pas de cadeaux. Tu le sais. Elle n'est jamais tendre, elle n'est jamais gentille, elle est juste Romane. Cette saleté de soigneuse qui se croit en droit d'injecter des saloperies aux gens selon ses envies. Ce que tu n'aimes pas chez elle c'est qu'elle ne se mêle pas de ses affaires. Ce que tu n'aimes pas chez elle aussi c'est que tu te fais à chaque fois avoir. Elle n'a pas peur de toi. Elle semble se ficher comme d'une guigne de ta position et de ta force. Elle joue juste de sa seringue et la voilà en contrôle. Et dieu que tu détestes perdre le contrôle au profit de cette fille.

ROMANE – Pourtant, c'est à peu près ce que tu as fait en le disant.

Tu renifles dédaigneusement. Elle t'agace. Pourquoi faut-il qu'elle vienne te titiller comme ça alors que tu as du coton à la place des membres et le cerveau encore un peu dans le flou ? Quelle question ! Parce qu'elle est insupportable.

ROMANE – Je n'en doute pas, Violette. Je n'en doute pas. Mais je ne compte pas me laisser faire pour autant. Je sais que ça te ferait plaisir de me tuer et rien que pour ça, je ne mourrai pas.

Tu sais exactement pourquoi tu ne l'as pas encore éliminée. Dans les faits tu aurais déjà pu le faire. Ce serait simple. Tu as déjà imaginé la scène plus d'une fois sans jamais passer à l'acte. Le problème c'est que Romane est utile au clan. Elle est insupportable mais elle est une maîtresse dans son domaine. Alors même si elle est une Soumise, tu n'es pas certaine que tu t'en sortiras bien si tu la descend. Sans dire qu'elle te manquerait, tu sais aussi qu'elle laisserait un vide difficile à combler. Pas dans ta vie mais dans ce qu'elle peut t'apporter. Donc même si tu la menaces, vous savez en effet toutes les deux que ça n'arrivera pas.

ROMANE – Pourquoi ? Voyons voir... C'est simple, pourtant. Parce que tu dérapes complètement depuis qu'il est mort. Un jour, ça se retournera contre toi.

Tu accuses le coup. C'est la première personne ici qui parle réellement de lui. Le sujet est généralement évité et personne jusqu'ici n'a mis Chad directement sur le tapis face à toi. Il vaut mieux. Romane ne dit pas son nom mais elle y va franchement et tu te crispes. Tu n'aimes pas l'endroit où va cette conversation.

ROMANE – Tu as sûrement du mal à me croire mais je le fais pour toi. Je le fais pour t'aider. Voilà tout.

Mais de quoi elle se mêle ? Tu sais que c'est dans sa nature de s'occuper de la vie des autres mais tu n'as rien demandé. Tu ne veux pas de son aide. Tu veux qu'on te fiche la paix, qu'on te laisse te défouler. C'est ce dont tu as besoin et cette idiote vient de t'enlever ce que tu avais besoin.

VIOLETTE – Je ne dérape pas !

Mensonge ! Tu sais très bien que tu es sur une pente glissante et que tu ne parviens pas à t'arrêter. Tu vas mal, tu souffres et rien n'arrive à te faire oublier. La blessure ne guérit pas, pas même un peu. C'est logique peu de temps a passer depuis la mort de Chad mais tu as l'impression que c'est de pire en pire. Elle s'infecte. Ta vie s'infecte.

VIOLETTE – J'ai juste un peu de mal. Je sais bien que c'est la honte pour un Dragon mais il me manque.

Tu ne sais pas exactement pourquoi tu parles. Sûrement un effet secondaire du truc qu'elle t'a injecté. En plus tu es fatiguée, agacée et ta patience comme ton filtre se font la malle.

VIOLETTE – Ce gars m'a provoqué. J'aurais pu le tuer directement mais je ne l'ai pas fait. Alors qu'il me crachait presque la réclamation d'un duel à la gueule. J'aurais du faire quoi ? Lui donner ma nuque ? C'est un Aspirant. Un connard opportuniste incapable de tenir sa place. Alors franchement je ne vois pas en quoi tu m'aides.

Je savais pertinemment que ce n’était pas le genre de Violette que d’avouer qu’elle allait mal, qu’elle se laissait aller. Elle avait déjà bien du mal à se l’avouer à elle-même, alors, forcément, aux autres, c’était impensable. Encore plus si l’autre avait mon visage. Je n’ai jamais été débile. Je savais parfaitement qu’elle ne pouvait pas me saquer. Je suis trop invasive. Je suis trop chiante. Je suis le genre à calmer ses ardeurs et à chercher à briser la carapace qu’elle entretient depuis longtemps maintenant. Et ça, évidemment, ça la gêne. Sinon, à quoi bon avoir une carapace, je vous le demande. D’habitude, sa place prestigieuse et enviable faisait fuir les moins courageux et elle achevait les plus téméraires. Rares sont les Aspirants qui osent la côtoyer, encore moins parmi les Membres et on pouvait ainsi dire que du côté des Soumis, c’était le néant le plus total. Alors, certains me trouvaient trop sûre de moi, d’autres carrément suicidaire. De mon côté, j’avais tendance à voir les autres Dragons pour ce qu’ils sont, la personne qu’il cache parfois, au-delà de leurs titres, de leurs rangs, de leurs rôles. C’était pour ça, sûrement, que je déstabilisais les cas comme Samuel ou elle. Et les « je vais bien », je les entendais les répéter à chaque fois que je croisais leur route et que mes seringues intervenaient. Dès lors, dès qu’elle m’affirma qu’elle ne dérapait pas, je soupirai. Me mentir ne servirait pas à grand-chose, elle le savait bien ; je ne lâche pas rapidement l’affaire. Ajouter un commentaire à celui-ci ne servirait évidemment à rien. Je n’allais pas me fatiguer alors qu’elle savait ce que je pensais de tout ça. Et puis, il paraît qu’elle ne supportait pas que je bavasse.

Vint enfin le point que nous connaissions toutes les deux et que nous savions être le nœud du problème, le nœud de ses crises actuelles ; Chad. Elle avouait enfin ouvertement que ça n’allait pas trop. Elle avouait qu’il lui manquait et qu’elle avait des sentiments, de véritables sentiments. Je n’étais pas dupe. Je la savais humaine et sensible, comme nous tous. Même si elle les montrait à sa manière. Après tout, nous avons tous nos propres marques d’affection particulières. « Un Dragon ne devrait pas avoir honte de pleurer. On ne devrait pas cacher nos moments de deuil, sous peine d’être le sujet de moquerie ou encore d’être pointé du doigt. », ces mots sortaient de ma bouche sur un ton sérieux. J’étais réellement inquiète à ce sujet. De là à ce que ça la touche, c’était une autre chose. « Cela dit, tu devrais pouvoir au moins en parler à quelqu’un de confiance. Ou, si tu ne veux pas en parler, parce que ce n’est pas ton fort, pleurer un bon coup ou taper mais sur quelque chose qui ne te cassera pas une main, qui ne te déboîtera pas l’épaule… Tu vois ce que je veux dire. », je ne me voulais pas totalement donneuse de leçon, loin de là. Je voulais simplement lui rappeler qu’il existait d’autres alternatives à tout ça. « Et surtout, arrête de te cacher derrière un mur de froideur. Il faudrait être stupide pour ne pas remarquer que tu as, toi aussi, des sentiments. », dis-je dans un nouveau soupire. Elle me faisait de la peine, dans le fond, plus qu’elle ne m’inquiétait ou ne me faisait peur. « Tu sais, je n’ai rien contre toi. Les seringues, c’est pas pour te faire du mal. C’est pour que tu arrêtes de te faire du mal, justement. », je n’y allais jamais par quatre chemins, mais j’essayais malgré tout d’y aller en douceur, cette fois. « Oui, tu aurais pu le tuer sans problème, les règles du clan t’y autorisent. Mais pourquoi ? En attendant d’en taper encore un autre ? Ou de te taper toi ? C’est comme ça que tu comptes aller mieux ? », encore une fois, j’y allais franco. Mais ça, elle le savait. Je n’étais pas méchante pour autant. Seulement, elle ne connaissait que la violence, même verbale.

« Un Dragon ne devrait pas avoir honte de pleurer. On ne devrait pas cacher nos moments de deuil, sous peine d’être le sujet de moquerie ou encore d’être pointé du doigt. » Tu ricanes à cette réplique. C'est tellement illusoire. Qu'est-ce qu'elle en sait ? Elle n'est qu'une Soumise. Une Soumise qui a su se faire sa place, oui, mais une Soumise quand même. Quelqu'un comme elle peut se permettre de pleurer mais ce n'est pas ton cas. Montrer ta faiblesse, c'est inviter les autres à s'en repaître. C'est appâter les chiens sauvages à l'aide de sang frais, promesse d'un carnage. « Cela dit, tu devrais pouvoir au moins en parler à quelqu’un de confiance. Ou, si tu ne veux pas en parler, parce que ce n’est pas ton fort, pleurer un bon coup ou taper mais sur quelque chose qui ne te cassera pas une main, qui ne te déboîtera pas l’épaule… Tu vois ce que je veux dire. » Tu te raidis un peu à ça parce que justement tu as perdu la seule personne à qui tu disais tout. Difficile d'aller chercher du réconfort auprès des cendres de Chad. Il y a bien d'autres gens, une poignée, mais c'est différent avec eux. Même si tu leur fais confiance à ta façon, il y a des sujets que tu ne te vois pas aborder. Tu passes une main rageuse dans tes cheveux parce que encore une fois les mots de Samael te reviennent en tête et tu détestes que ce traître ait raison. Depuis qu'il est réapparu dans ta vie, le cours des choses semble lui donner satisfaction. Tu es seule sans Chad malgré la présence d'autres gens et tu en crèves. Tu ne l'avoueras jamais mais tu as plus faim d'affection que de violence mais comme tu ne peux pas avoir le premier, tu te suffis du deuxième. Ou du moins tu essayes quand on ne vient pas parasiter tes tentatives. Quand à pleurer ce n'est pas comme si tu ne l'avais pas déjà fait. Tu l'as trop fait mais ça elle n'a pas besoin de le savoir. « Et surtout, arrête de te cacher derrière un mur de froideur. Il faudrait être stupide pour ne pas remarquer que tu as, toi aussi, des sentiments. » Tu te rebiffes un peu à ça. Bien sûr que tu as des sentiments. Tu n'es pas un monstre. Tu n'aimes juste pas les montrer comme beaucoup de gens sur ce territoire. Sans parler du fait qu'ils ont trop souvent été pour toi des traîtres qui t'ont conduit à ta perte. Ce n'est pas pour rien que tu as commencé à les enterrer profondément en toi pour qu'ils cessent de se dresser entre ton ambition et toi. Seulement... Maintenant... Peut-être... Tu secoues légèrement la tête car tu ne peux pas tout remettre en question aujourd'hui. Tu as fait ça parce que tu n'avais pas le choix. C'était la seule solution et désormais tu dois vivre avec les conséquences de ce que tu as fait. « Tu sais, je n’ai rien contre toi. Les seringues, c’est pas pour te faire du mal. C’est pour que tu arrêtes de te faire du mal, justement. » « On dirait pourtant que ça t'éclate. » Tu souffles, utilisant pour la première fois ta voix. « Oui, tu aurais pu le tuer sans problème, les règles du clan t’y autorisent. Mais pourquoi ? En attendant d’en taper encore un autre ? Ou de te taper toi ? C’est comme ça que tu comptes aller mieux ? » Cette fois la réponse te vient facilement. Tout est une question d'exemple. « Ça m'aurait offert un répit. Leur montrer que je n'avais pas perdu ma force pour que les charognards aillent flairer une autre carcasse. »

Comme je l’avais prévu, Violette ne se montrait pas loquace pour un sou. Après tout, pour elle, j’étais une personne à éviter. Alors, au lieu d’échanger avec moi, elle se fermait comme une huître. Parfois, elle réagit bien mais si peu : un ricanement par-ci, une grimace par-là. J’aurais pu la laisser dans sa merde, là, mais ce n’était pas mon genre. C’était sûrement ce qui l’agaçait le plus, dans le fond. J’ai toujours été tenace. Je n’ai jamais baissé les bras. Je lui tenais tête, peu importe que je sois une Soumise, une Membre ou n’importe quoi d’autre. Cela dit, j’avais décidé de suivre une autre attitude, histoire de voir si ça changeait la donne ou non. Elle voulait rester muette ? J’allais l’être moi aussi. Je ne pouvais pas prédire si ça allait servir à grand-chose mais tenter le coup me paraissait nécessaire. Quand une technique ne fonctionne pas, on change. Et c’est connu, j’ai toujours plusieurs flèches à mon arc. Elle n’allait pas me faire fuir. Je restais donc assise à ses côtés, sans un mot, regardant même autour de nous.

Jusqu’à ce qu’elle se décide enfin à parler, en tout cas. Une remarque jetée comme une injure, je n’en doutais pas une seconde. Ça ne me faisait pourtant ni chaud ni froid. Tout au plus, ça m’amusa et j’en souris. C’était tout ce qu’elle avait contre moi ? Encore l’image de la tortionnaire. Ça ne me dérangeait pas. Je savais que certains m’avaient affublée de cette réputation. Je me voyais plutôt comme une Soigneuse minutieuse et qui prend son rôle à cœur. Alors, en accord avec ma nouvelle technique, je ne dis pas un mot. Le rictus en coin de lèvres faisait l’affaire. Elle continua alors sur sa lancée. La Spécialiste ressentait-elle soudainement le besoin de se justifier auprès de moi ? Surprenant. Je croyais pourtant qu’elle n’en avait que faire de mon avis. Je haussai les épaules. Au fond, je pouvais comprendre ce qu’elle défendait comme stratégie. Je pouvais essayer, en tout cas. Les Dragons sont cruels avec leurs Membres et les Spécialistes. Tous pouvaient perdre leur place en un rien de temps. Mais ce n’était pas vie. Je ne vivais pas les choses comme elle. « Et après ? » Je ne souhaitais pas lui dire qu’elle avait bien fait même si je comprenais sa démarche parce qu’elle n’était pas en état et que la Soigneuse refusait de l’accepter. Cela dit, j’étais moins cassante qu’au début de cette conversation. Je me demandais sincèrement comment elle comptait tenir à cette allure. Et cette fois encore, je m’étais montrée aussi loquace qu’elle. Faites que cette tactique porte ses fruits.

Ce qu'elle est agaçante. Tu bascules ta tête contre le mur et tu fixes le ciel. Parfaitement bleu, comme toujours. Pas de nuages en vue aujourd'hui. Toute la place est donnée au soleil pour taper. Mais tu te trouves à l'ombre alors il ne t'atteint pas. Tu observes parfois Romane du coin de l’œil mais bien vite tu finis pas rester fixée sur le ciel. Son sourire te fait bien trop grincer des dents. Vivement que tu sois complètement hors des effets de son stupide produit pour que tu puisses partir. Ton corps te semble déjà beaucoup moins lourd mais tu préfères attendre un tout petit peu trop et la supporter plutôt que de lui donner la satisfaction de t'étaler en lui donnant l'impression de la fuir. Ce que tu ne veux absolument pas faire, bien sûr. Le silence ne te dérange pas vraiment dans les faits. Tu préfères ça que l'entendre professer. Mais l'ambiance est assez électrique et tes pensées trop bruyantes. Avec ses leçons, elle réveille trop de choses dans ta tête. Et pourtant tu n'as vraiment pas besoin d'elle pour ça depuis la mort de Chad. « Et après ? » Ça te choque de penser que c'est une bonne question. Elle n'est pas la première à te la faire te poser ces derniers temps. Et après ? C'est bien le problème. Il n'y a jamais eu d'après. Tu pensais rêver haut mais cette ambition n'était si inatteignable que ça au final. Ce n'est d'ailleurs pas une finalité. Ça ne devrait être le début. Mais le début de quoi ? Sa question est néanmoins sensiblement différente de celle des autres. Tu hausses juste les épaules, ignorant l'élancement de douleur que le geste fait naître dans ton poignet. « Je récupère et je prends la place que je convoite. Je redeviens une menace suffisante pour qu'ils me fichent la paix. Et si j'échoue... » L'échec, tu y as pensé quand tu étais plus jeune avec effroi mais maintenant ? Ce n'est pas tellement que tu ne penses pas que tu puisses échouer mais cela te semble moins important. Si tu échoues, tu échoues. « Pas de marche arrière possible. Soit je réussis, soit je meurs. Alors bon. » Encore un haussement d'épaules, moins perceptible cette fois. Penser à ta mort ne te fait pas vraiment sourciller. Tu n'as rien à perdre de toute façon.

Je comprenais bien que c’était un rêve qui lui tenait à cœur. C’était le rêve d’une vie. Seulement, elle y allait tellement fort depuis la mort de Chad que c’en était inquiétant. Elle ne comprenait sans doute pas, de son côté, que je m’inquiétais pour elle et pour sa santé parce que, justement, je ne la détestais pas. Elle s’en moquait peut-être aussi. Dans tous les cas, je supposais que mes conseils entreraient dans une oreille avant de ressortir par l’autre tout aussi vite. J’avais l’habitude de ça avec elle et avec Samuel. Seulement, je me demandais si elle désirait vraiment n’être qu’une menace suffisante pour qu’on lui foute la paix. Allait-elle vraiment m’en parler à moi ? J’en doutais très franchement. Et ce n’était pas sans raison. « Je réalise que tu veux cette place. Et les ambitions, c’est bien. Mais si tu te tues à la tâche, même si tu es la plus forte et la plus crainte, ils pourraient trouver une brèche. » Je ne souriais plus, j’étais sérieuse. Je la fixais, les bras croisés sous ma poitrine. « Je ne veux pas dire que tu es faible, loin de là. Mais on a tous nos angles morts. Et plus on fatigue, plus cet angle mort augmente. » Qu’elle m’écoute ou non finalement, c’est à elle de le décider et je ne peux pas faire plus. Seulement, elle savait ce qu’elle risquait à chaque fois qu’elle revenait sévèrement blessée. C’était donc à elle de savoir si elle préférait atteindre rapidement son but en me voyant régulièrement ou si elle voulait se montrer moins bourrine et y arriver sans avoir besoin de me croiser mon chemin encore longtemps. « Enfin, de toute façon, pour ce que le conseil d’une fille comme toi t’intéresse. » Je n’étais pas énervée, ni triste, seulement blasée et fataliste. Même si cela n’allait pas m’empêcher de la soigner la prochaine fois, si une prochaine fois se présentait.

« Je réalise que tu veux cette place. Et les ambitions, c’est bien. Mais si tu te tues à la tâche, même si tu es la plus forte et la plus crainte, ils pourraient trouver une brèche. » Tu restes silencieuse face à cet argument. Tu sais qu'elle a raison. Elle a raison parce que c'est un élément que tu as respecté jusqu'ici. Même si tu t'entraînais comme une dingue, tu as conservé une sorte de respect pour la récupération. C'était un truc appris avec Samael. On ne s'améliorait pas en s'entraînant aveuglément, le corps avait besoin de repos pour emmagasiner correctement le fruit des efforts. Alors ici c'était le même principe. Trop de fatigue poussait aux erreurs et donc créait des occasions aux vautours. « Je ne veux pas dire que tu es faible, loin de là. Mais on a tous nos angles morts. Et plus on fatigue, plus cet angle mort augmente. » Voilà, exactement. Le soucis, c'est que tu n'arrives plus à t'arrêter. Déjà que tu craques trop souvent mais si tu t'arrêtes complètement, tu as la sensation que tu vas t'écrouler. A ce moment là, ils seront rapides pour venir te rouer de coups et s'assurer que tu ne puisses pas te relever. « Enfin, de toute façon, pour ce que le conseil d’une fille comme toi t’intéresse. » Dire à Romane qu'elle a raison t'arracherait la gueule. Elle est trop insupportable pour que tu fasses une telle chose même si habituellement tu n'es pas si avare de vérité. Tu peux reconnaître la valeur des autres et la force de leurs paroles mais il y a certains cas qui te rendent juste silencieuse. « Je fais au mieux. » Un certain aveu de faiblesse. Tu fais ce que tu peux depuis la mort de Chad. Tu restes debout - plus ou moins -, tu te bats pour ta position mais c'est difficile. Plus difficile que tout ce que tu as eu à faire jusqu'ici. Ton parcours n'est rien à côté du chemin que tu dois parcourir maintenant qu'il n'est plus là. C'est encore pire que lors de la disparition de Samael. Et pourtant, tu es plus âgée. Tu n'aurais pas dû avoir été plus dépendante que quand tu avais quinze ans. Mais tu l'as bien été et maintenant tu le regrettes. « Je peux y aller maintenant ou tu vas encore m'injecter ta saloperie ? » Tu t'es trop affichée et voilà déjà ta carapace qui se referme. Tu ne peux pas supporter d'être faible trop longtemps. Alors l'attitude moqueuse et sarcastique revient pendant que tu te décolles du mur.

Ce n’était pas juste le produit que je lui avais injecté qui la rendait aussi « gentille », du moins, aussi passive, puisqu’elle avait réussi à se lever. Le produit ne faisait déjà plus, petit à petit, effet. Violette avait donc appris à se calmer, même face à moi ? C’était un véritable effort de sa part. Si j’étais surprise, j’étais agréablement surprise. Comme quoi, tout n’était pas perdu la concernant. Je n’allais pas l’enfoncer, pas cette fois, parce que je ne voulais pas qu’elle se crispe à nouveau totalement, alors qu’elle devenait un poil plus loquace en ma présence. Ce n’était pas rien de sa part. Je pouvais reconnaître les efforts même quand il s’agissait d’une patiente généralement récalcitrante. J’étais consciente que de parler aussi franchement représentait beaucoup pour elle : elle avait peur de se montrer « faible », peur de s’ouvrir trop aux autres, persuadée qu’ils en profiteraient pour lui voler sa place. C’était tout à fait compréhensible quand on vit chez les Dragons. « Je n’en doute pas. Ta position n’est pas facile mais fais quand même attention à toi. » Je souris discrètement avant de hausser les épaules. Elle n’avait certainement pas envie d’entendre ça venant de ma bouche mais je le pensais vraiment. Elle avait écouté – bien malgré elle – ce que j’avais besoin de lui dire, je pouvais bien la lâcher si elle en avait envie. Je n’étais pas totalement un monstre. « Je vais te laisser tranquille avec ma saloperie. Fais tout de même attention de ne pas te péter un truc, surtout si tu veux m’éviter. » J’ajoutais finalement ce sourire fourbe qu’elle connaissait depuis le temps. Ça restait drôle de la titiller. Je décollai sans un mot de plus, la libérant de ma présence qui l’insupportait sans aucun doute.