Everything Has Changed ...But Nothing Has Changed
Louise & Thiago

J-5 Soirée

Le quartier du Sud n’avait pas changé. Il était le même qu’avant la rébellion. Le silence était probablement plus pesant, mais je m’étais attendue à de l’hostilité. Elle n’était pas au rendez-vous. J’avais laissé Raphaëlle derrière moi pour sortir seule du territoire. Je le connaissais aussi bien que le territoire du Nord, je ne voyais donc pas l’intérêt à ce qu’elle refasse la route avec moi. J’étais en sécurité, également, maintenant que nous avions la preuve que le monstre du lac ne viendrait pas me croquer un doigt de pied pour se venger de ma baignade. J’avais un peu de temps devant moi pour me promener chez eux, arpenter les rues, avant le début de mes tâches à la citerne. J’en profitais donc pour faire ce que je savais faire de mieux : traîner dans l’ombre de mes amis. Bien que je me doutais que Jackson et April soient là-bas, je ne me voyais pas m’inviter au Quartier Général du clan aussi peu de temps suivant les ennuis de la rébellion. J’ai donc pris une chance pour rejoindre le petit bâtiment qu’ils occupaient de temps à autre. C’était là où mon ami cachait son vélo, également. Je pourrais toujours lui laisser une petite note sous une roue pour souligner mon passage et ma mésaventure de fringues.

J’en étais environ à ses réflexions lorsque j’ai vu sa silhouette déglinguée. Thiago, le jaguar le plus matou de la tribu. Je l’ai rejoint en quelques enjambées sans m’annoncer, il devait sans doute avoir l’habitude de voir surgir des gens, il était sentinelle! Bon, probablement la pire qui soit, dans la mesure où il m’avait laissé traversé chez les Jaguars en regardant volontairement ailleurs durant des semaines avant de m’interroger sur mes intentions. J’avais seize ans, à l’époque, et c’est sans doute grâce à lui que j’avais désormais mes aises dans le Sud. Sympathique comme tout, le pacha s’était révélé être de bonne compagnie et aussi laxiste que moi quant à la guerre des clans.  Ce soir, j’ignorais s’il était de service ou non, si je pouvais ou non m’attarder pour lui faire la conversation.

- M’eh! Je me suis inquiétée pour toi! Tu aurais pu me faire délivrer un message par un gamin pour me dire que tout était bon pour toi. Même par une chèvre tatouée, j’sais pas..!

Mon ton n’était pas teinté de reproche, bien au contraire, et je lui parlais avec un sourire jusque dans la voix. J’étais sincèrement heureuse de le revoir en un seul morceau. Je pris soin de tirer une fois encore sur le débardeur que Raphaëlle m’avait laissé. Trop échancré à mon goût, trop noir à mon goût, trop cintré à mon goût, je me sentais déguisée. Je me doutais bien que Thiago n’allait pas remarquer mon changement de fringues, c’était une affaire de minettes, tout ça. Par contre, mes cheveux étaient encore humides de mon escapade dans le lac, et mes vêtements dégoulinaient encore dans mon sac.

- Il faut qu’on cause un peu, tu as du temps, là, maintenant?

Son rire m’avait toujours semblé particulier. C’était un rire qui incitait à rire, un rire bizarre et tordu qui surprenait. Ce soir, son fou rire n’échappait pas à la règle; je lui faisais écho, riant à mon tour, toujours un peu fascinée par le bruit que la gorge de Thiago produisait. Comment il faisait? Ça devait être la génétique. C’était toujours une question de génétique, quand notre corps faisait des trucs de dingues.

- Je vais nous épargner des blagues de chèvres et de jaguars; ça deviendrait bizarre.

Conversation surréaliste, quand tu nous tiens! Je riais un petit peu, parce que j’aimais bien les blagues d’animaux, même les plus mauvaises, mais aussi parce que j’étais franchement soulagée que Thiago n’ait pas changé suite à la rébellion. Je ne savais pas trop à quoi je m’attendais, comme si le clan du Sud deviendrait soudainement monstrueux et rancuniers vis-à-vis des Dragons, et comme j’en faisais partie... Thiago semblait fidèle à lui-même, toujours un peu là, un peu nerveux, à regarder autour de lui comme si un malheur allait se produire. Par acquis de conscience, je jetais un regard par-dessus mon épaule, moi aussi, cherchant ce qu’il cherchait dans les ombres environnantes. Le calme plat. Il n’y avait rien. Puis, à sa phrase, j’avais compris. Il s’inquiétait pour moi et c’était adorable.

- On m’a repéré déjà, je crois. Je nageais au lac et une dénommée Asha m’a piqué mes fringues. On m’a prêté une veste… L’important, c’est d’avoir l’air naturel, sinon on attire les soupçons.

Je lui ai offert un petit sourire, le nez plissé de bonne volonté, pour le rassurer, puis je lui ai emboîté le pas. J’ignorais où il comptait m'entraîner, mais je lui faisais confiance, depuis le temps que je le croisais. Et puis, il n’y avait plus grand chose que je craignais, par ici. Les gens étaient plus sympathiques que par chez-moi; me faire coincer chez les Jaguars ne m’inquiétaient pas. C’était le retour à la maison, au Nord, qui ferait mal. Sans doute par inconscience, je ne m’en souciais pas. Avant de rentrer chez les Dragons, j’avais deux longues journées de garde à la citerne. Autant dire une éternité. Comme un enfant, j’avais l’impression que deux journées étaient une éternité, que j’allais revoir les Dragons dans une autre vie, seulement.

- Je voulais parler des Jaguars. C’était le silence depuis la Rébellion, je veux m’assurer que tout se passe bien pour vous.

Même si ma requête pouvait sembler bizarre, c’était la vérité vraie. Je m’inquiétai sans doute plus pour les Jaguars que pour les Dragons. Il n’y avait qu’à voir le bûcher funéraire pour comprendre; on nous accordait une demi-seconde de recueillement et déjà, il fallait se remettre et se montrer intouchables. Pour ma part, ça pouvait encore aller. Je ne me laissais que rarement et brièvement affecter par les événements. Mais je me doutais que pour les proches de Chad, par exemple, ça secouait un peu les puces, toute cette histoire. Les Jaguars étaient plus humains, et forcément plus prompts à se laisser toucher par les événements. Je me demandais si les choses allaient réellement changer, ou bien si les gens du Sud se remettaient déjà de leurs pertes.