A Winter's Tale

Année 34 - Saison Polaire

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À nouveau, Dryss s'était perdu hors de son territoire. Il lui arrivait souvent de s'en échapper pour faire le vide et oublier les Dragons. Oublier cette famille qui n'était pas la sienne. Oh, heureusement, il y avait Liam, Samuel et Adrien. C'était bien ses seuls réconforts en ce moment. Et pourtant, ses amis étaient très peu disponibles pour lui ces derniers temps. Il ne pouvait compter que sur sa propre ténacité pour supporter les lourds entraînements qu'on lui imposait en vue de réussir son test. Test qui approchait à grand pas d'ailleurs.

Il s'imaginait à quoi pouvait bien ressembler cette "neige" dont parlaient certains livres, cette espèce de nuage blanc gorgé d'eau qui tombait du ciel, avant... Ce devait être un sacré spectacle. Rien de tout ça aujourd'hui : juste un froid sec et des plaines vides. Rien de bien merveilleux. Pourtant l'atmosphère était différente des autres jours. Une certaines magie semblait s'être emparée des lieux. Les plaines grisâtres s'étalaient à perte de vue. C'était l'une de ces après-midis froides, gelées. L'air mordait la moindre parcelle de peau apparentes et les plaines de Paris s'étaient transformées en décors d'Apocalypse. Elles étaient comme figées à jamais dans ce froid intense et presque insupportable. Et pourtant, le Soumis préférait ça aux chaleurs trop lourdes des saisons arides. Son corps semblait taillé pour ce climat et il ne portait qu'un lourd veston par-dessus des vêtements plutôt fins pour la période. Et il marchait, sans réel but, si ce n'était celui de trouver un peu de calme. Ce n'était clairement pas dans le territoire qu'il allait réussir à trouver la sérénité.

Cela faisait un peu plus d'une heure qu'il s'aventurait aux abords des frontières, aussi décida-t-il de s'éloigner un peu, en direction de la forêt du nord, l'un des seuls vestiges de végétation qui leur restait. L'antre d'ordinaire assez buissonneux et vert était totalement dénudé par l'hiver qui était bien installé. En s'avançant vers l'orée, Dryss aperçut alors une petite silhouette assise sur un rocher, au milieu des arbres nus. Une petite fille. Enfin, plus tout à fait. Il reconnut sans mal la silhouette qui lui tournait le dos et la dépassa pour s'asseoir à côté d'elle.

Qu'est-ce que tu fais si loin des frontières Louise?

La jeune fille lui était très familière. Il parlait souvent avec elle car elle était différente des autres Dragons. Elle était plus... humaine tout simplement. Et malgré leur différence d'âge, Dryss aimait passer du temps avec elle, car sa vision des choses avait quelque chose de rafraîchissant et de paisible, pour un Dragon lassé de violence comme lui. Mais ce jour-là, il ne pouvait s'empêcher de s'inquiéter pour elle. Seule, au milieu d'une forêt déserte et par un temps pareil, elle risquait gros. Heureusement qu'il l'avait trouvée avant qu'un Libre ne lui tombe dessus.

J’étais un dragon déplumé, si nous partions du fait qu’un dragon, dans mon imaginaire, était un être à plume. J’avais conscience, déjà, de ne pas être tout à fait normale pour les miens. Un cas à part. Une étrange petite bête qui ne se cachait pas pour tenir la main de sa meilleure amie Aigle. La fille de sa mère, selon les plus viles qui osaient utiliser mon amour inconditionnel pour ma famille afin d’en faire une insulte. Mais je m’en fichais. Plutôt que de trainer avec eux, tous, je préférais filer sitôt mes corvées effectuées pour crapahuter dans les ruines terrifiantes de notre ville. J’avais découvert un nombre incroyable de cachette, de petites cavités ou de failles où aucun adulte ne pouvait me suivre. J’avais aussi déniché ce petit nid paisible, au début de la saison polaire. J’en profitais de mon mieux, sachant pertinemment que d’ici quelques jours, la température allait m’en empêcher et me clouer à l’intérieur du territoire des Dragons du Nord.

Aujourd’hui, toutefois, ce n’était pas les Dragons, que je fuyais, mais ma famille. C’était chose rare que de me voir les bouder ou encore leur tourner le dos, mais ils m’avaient poussé à bout, avec leur silence et leur regard complice. Je les aimais, évidemment, mais j’étais à un âge où je vivais tout plus intensément, et où une petite frustration devenait un cheval de bataille. Ils avaient parlé à mots voilés, concernant une fameuse épreuve. Mon père désirait débuter l’entrainement, ma mère refusait en répétant « Douze ans. Tu es fou. Douze ans. » Il fallait être réellement attardé pour ne pas comprendre qu’ils parlaient de moi. Je m’étais faufilée hors de ma chambre avec appréhension. Une partie de moi crevait d’envie de savoir. L’autre avait peur; si ma propre mère s’inquiétait, forcément, ce n’était pas quelque chose de bien.

- Qu'est-ce que tu fais si loin des frontières Louise?

Dryss! Dans un sursaut sans gloire, je relâchais la brindille qui faisait office de crayon sur cette toile vierge qu’était la terre battue. Je dessinais jusqu’alors un dragon à plumes bien spécial, aux proportions défiants les lois de la gravité. Il était handicapé d’ailes bien trop grandes pour lui, et ses yeux n’étaient définitivement pas dans le bon angle. À regarder de plus près, je crois même qu’il souffrait d’un strabisme divergent ou d’une forme d’autisme latente. Je soupirai. J’étais nulle et Dryss allait bientôt le voir. C’était un peu la misère pour effacer mon dessin d’enfant, à présent. Il allait deviner que je voulais cacher cette horreur, si je tentais de frotter la terre du pied. Et puis zut, aussi bien assumer. Je dégageais mes pattes bien fines d’adolescente pour dévoiler mon tableau.

Toute enveloppée d’un épais manteau et empaquetée d’un foulard sur le museau, d’un bonnet de laine et des moufles tricotées sur les pattes, je me tournais un peu difficilement vers mon ami. Emmitouflée sous autant de vêtements rendaient pénible un simple mouvement de tête. Sourcils haussés, je le regardais se pavaner avec le panache d’un coq, sous sa doudoune, unique vêtement le préservant d’un coup de froid.

- Je voulais être toute seule, un peu. Mais plus maintenant. Tu peux rester, Dryss… Je me suis fâchée..

La petite tête blonde sursauta sous son amas de vêtements, avant de se tourner vers lui, d'un air penaud. Il la dérangeait peut-être. Le Dragon s'avança respectueusement jusqu'à arriver aux côtés de Louise qui semblait perdue dans ses pensées, jusqu'à ce qu'il vienne interrompre cette douce rêverie. Il espérait seulement que son intrusion ne gênerait pas trop l'adolescente, qui était tout de même imprudente de traîner dans le coin, aussi loin des frontières et de toute surveillance. Mais le Soumis n'était pas là pour la sermonner. Après tout, il enviait presque son insouciance et la liberté qu'elle s'accordait à son âge. L'enfant lui avoua qu'elle souhaitait rester seule, mais qu'à présent ce n'était plus le cas et qu'elle acceptait sa présence, ce à quoi Dryss sourit avant de venir s'asseoir à côté d'elle.

Il le fit pour lui tenir compagnie mais aussi pour s'assurer qu'il ne lui arriverait rien. Même si Louise lui avait gentiment demandé de partir, Dryss n'aurait certainement pas obtempéré. Le Dragon craignait de laisser un être aussi pur et innocent au milieu de cette forêt peuplée de Libres et de chasseurs affamés. Mais ça, il n'allait pas lui en parler, par peur de la brusquer. Tant qu'il était là, elle ne risquait rien et c'était le principal.

Louise admit, presque en ronchonnant, qu'elle s'était fâchée. Le brun prit un air faussement surpris. À cet âge, il savait qu'on boudait pour un oui ou pour un non et il connaissait l'enfant : elle n'avait certainement pas apprécié l'une ou l'autre parole et avait préféré se réfugier dans la solitude. Il était un petit peu pareil. Du moins il l'avait été.

Rien de grave j'espère? Tu veux en parler?

Il s'accouda sur ses genoux et posa alors son regard sur un étrange dessin tracé sur le sol. L'oeuvre de Louise, c'était évident. Dryss eut un sourire à la fois amusé et impressionné.

C'est un joli dessin. C'est comme ça que tu imagines les Dragons? Ils sont plus beaux que ce que j'imaginais.

Avoir pour totem une créature fantastique n'aidait pas, question représentation. Mais le Soumis avait parfaitement en tête l'image d'un être recouvert d'écailles, aux ailes funestes et crachant du feu. Noble, certes, mais mortel. La représentation de Louise tenait plus de l'oiseau que du reptile, du mouton que du serpent... Sans vraiment réfléchir, le Soumis prit alors la brindille et commença à esquisser quelques formes au sol. Il ne savait absolument pas dessiner, et voulait donc rassurer Louise par rapport à ses talents de dessinatrice. Quant à faire, il lui montrerait par la même occasion son dragon à lui.

J’avais laissé ouvertes les portes de mon royaume et de mon intimité, pour Dryss. Quelque part, je me doutais qu’un grand comme lui n’aurait pas accepté de me laisser dans ma solitude et de rebrousser chemin. J’avais donc pris les devants en lui permettant de rester à mes côtés, dans ma bonté absolue. D’une autre part, sa présence avait toujours été appréciée. Il ne me regardait pas étrangement ou avec condescendance, du haut de sa vieillesse, et ne m’avait jamais donné l’impression de me juger pour mes choix ou ma manière de voir les choses. Je pouvais dire en toute honnêteté que j’étais heureuse de le voir là, soulagée, même, d’avoir son oreille pour me confier et sa sagesse pour me conseiller.

Je méditais tout juste à la bonne réponse à lui offrir, concernant la gravité de ma situation familiale, lorsqu’il désigna l’étrangeté de mon œuvre gravée à même la terre gelée, à nos pieds.

- C’est parce qu’ils ont changé, avec le temps… Avant, ils étaient frères, avec les aigles et les vipères. Moitié oiseau, moitié reptile. Puis ils se sont fâchés, eux aussi. Ils ont perdus leurs plumes et leur venin, pour des écailles et du feu. Mais… Mais, moi, j’ai toujours mes plumes. Toi aussi, tu sais?

J’avais parlé d’une petite voix, un peu songeuse, en verbalisant ma vision de la chose. Oui, je croyais bien que Dryss était de la même espèce draconienne que moi. Une espèce un peu à part, plus doux, plus gentil que la plupart. La preuve était qu’il me protégeait et veillait sur moi, même lorsque je ne m’y attendais pas, comme en ce moment. Aussi, j’avais volontairement évité d’intégrer les jaguars à l’équation, puisqu’à mes yeux, ils n’étaient pas du tout comme nous. Je n’avais pas encore statué sur leur cas, dans ma mythologie primitive, à savoir si les frères avaient mangé les jaguars, ou si, simplement, ils ne partageaient pas le même monde que nous.

Je retirai ensuite mes moufles de laine pour reprendre la brindille qui m’avait échappé des mains, à l’arrivée de Dryss, et la planter entre mes lippes pour la mordiller. J’inspectai l’avancée de son propre dessin de dragon, plus impressionnant et plus féroce que mon gribouillis. Pour lier son dessin au mien, je traçai quelques traits sous les deux dragons afin de former un nid de brindilles séchées. Comme ma créature n’avait que du venin, elle n’allait pas pouvoir enflammer son petit espace douillet. Un peu détendue par cette œuvre collective, je me permis de laisser mon esprit vagabonder, mais aussi d’en offrir les conclusions à Dryss.

- J’ai entendu mes parents parler de mon entrainement pour la fameuse épreuve. …Ils refusent de m’expliquer ce que ce sera, ils me trouvent trop jeune..

Sans hésiter, d'une voix incertaine et perdue dans ses pensées, Louise peignit son étrange mythologie. Une histoire faite de dragons, d'aigles et de vipères frères et unis. Une discorde les aurait séparés, causant la transformation des dragons en créatures féroces et froides. Dryss sourit silencieusement. Il voyait très bien où Louise voulait en venir et ne pouvait qu'admirer cette façon à la fois enfantine et intelligente de voir le monde.

Ça oui. Tu as gardé tes plumes d'aigle. Les miennes sont toujours là aussi, quelque part. Mais je vais bientôt les perdre ... définitivement.

En devenant un Dragon à part entière, Dryss savait qu'il renonçait quelque part à de vieux idéaux auxquels il avait cessé de croire depuis un moment mais qu'il aimait se rappeler de temps à autres. Des idéaux semblables à ceux de Louise.

Garde les tiennes le plus longtemps possible. Il sourit, sincèrement. Les Dragons à plumes sont les plus rares. Ce serait dommage de les voir disparaître.

Il contempla alors son esquisse : un lézard avec des ailes biscornues, replié sur lui-même comme s'il craignait le monde. Louise reprit alors son bâton pour dessiner quelques traits sous leurs dessins. Un nid. Un lien et une protection. La succédant, Dryss acheva son dessin en dessinant un léger sourire sur son effigie reptilienne. Après tout, si des personnes comme Louise parvenaient à survivre et à jouer un rôle quelconque dans ce monde, peut-être que tout espoir n'était pas perdu.

Tout en repensant au récit de la blonde, Dryss ne pouvait néanmoins s'empêcher de penser qu'il manquait un élément à cette équation qui paraissait si simple depuis le regard d'un enfant :

Et les Jaguars? ils devaient être amis avec les autres eux aussi, non?

Mais avant que la discussion ne se poursuive davantage sur ce sujet, Louise lâcha le morceau, la cause de sa fugue et de sa bouderie : encore une histoire d'entraînement et d'épreuve... Le jeune homme soupira et tourna un regard compatissant vers sa cadette. Louise devait avoir entre 11 ou 12 ans, c'était justement vers cet âge que les choses se dessinaient pour les futures recrues. La plupart commençaient leur entraînement à cette période, bien que certains soient plus précoces... comme lui, par exemple. Et s'il avait pu échapper à cette torture quotidienne que lui infligeait son père depuis maintenant dix ans, il aurait sans doute moins de scrupules à devenir membre aujourd'hui. Les parents de Louise semblaient avoir adopté la philosophie opposée : ils voulaient manifestement protéger leur fille, ce que Dryss ne pouvait qu'apprécier, bien que laisser les enfants dans un cocon trop longtemps pouvait s'avérer dangereux. Louise ne savait rien de cette "épreuve" à l'entendre. Et pourtant, elle devait bien avoir appris des choses à ce sujet durant son enfance. Le "test" était le sujet de conversation de la plupart des adolescents, et beaucoup le redoutaient. Avec raison.

Dryss allait lui-même le tenter l'année suivante et l'angoisse l'empêchait déjà de dormir. Alors pourquoi déjà embêter Louise avec ça?

Ce n'est pas facile de parler du test... Il est très difficile et beaucoup en ont peur. Je pense juste que tes parents veulent te laisser un peu de temps avant de tout t'expliquer. Bientôt, ce sera ta plus grande préoccupation, il faut te laisser un peu de temps. Est-ce qu'ils refusent aussi de t'entraîner pour le moment?

S'ils refusaient de laisser filtrer une quelconque informations, ses parents pouvaient au moins commencer sa formation tout en douceur, sans aller directement dans les extrêmes de l'entraînement dragon, comme celui que Dryss lui-même avait subi depuis l'enfance.

Spoiler:

L’idée que Dryss puisse perdre définitivement ses plumes me rendait perplexe. Comment un grand aussi gentil et intelligent que lui pouvait devenir comme les autres Dragons? Comme Samuel? Le visage étroitement cerclé par mes mains glacées, je contemplais notre oeuvre commune. Je laissais ses paroles me bercer en les écoutant attentivement, comme toujours. Chacun des mots prononcés par Dryss, chaque petit moment partagé avec lui m’étaient précieux. Je les recueillais avec toute la délicatesse du monde pour les graver dans ma mémoire. Il n’avait sans doute pas conscience de la préciosité de son amitié, mais ça m’était égal. L’espace d’un moment, pendant quelques minutes, nous étions tout l’un pour l’autre, et ça me suffisait amplement.

Lorsqu’il enchaîna sur mes parents, j’ai adopté une petite moue boudeuse. Elle n’était pas dirigée contre lui, bien sûr, et je savais qu’en m’expliquant la vie, ou du moins, en essayant de le faire, Dryss voulait seulement que j’arrive à comprendre mes parents. C’était probablement un truc de grand, de vouloir comprendre et d’accepter la situation, mais franchement, je voulais leur en vouloir encore un peu de me cacher la vérité. Il avait raison, je m’en doutais. Je pressentais que ce qui m’attendait allait me faire perdre des plumes, et que mes parents avaient du mal à me l’annoncer. J’ai donc lâché un tout petit soupir de résignation, faisant s’envoler une volute de buée dans les airs, vue le froid ambiant.

- Papa était membre, comme ma mère, tu sais. Il doit l’avoir réussie, cette épreuve, j’imagine… Il me fait courir avec lui, mais il est plus tout jeune. Ou bien je suis franchement plus endurante que lui!

Ma frimousse joyeuse se relevait déjà vers Dryss, bien trop fière de lui témoigner l’un de mes rares talents. Il y avait déjà quelques temps, désormais, que j’avais compris que le sommeil n’avait pas grand pouvoir sur mon corps. J’arrivais à pousser mon endurance un peu plus loin, grâce à la course, et je crois que mon père l’avait deviné, puisqu’il faisait tout pour me pousser à bout. Il y arrivait bien trop souvent à mon goût…

- C’est une épreuve de course..? C’est bête de me mentir sur ça.

Mon haussement d’épaules marquait mon début de résignation sur le sujet, mais aussi une petite lueur de pardon quant à ma confiance blessée. Il était difficile pour moi d’en vouloir longtemps à quelqu’un, ou de me maintenir dans un état trouble ou triste. Déjà, je pliais. Non pas que je ne voulais plus savoir ce qu’était ce test, bien au contraire, mais l’argumentation de Dryss jumelée à l’affection que je portais à mes parents avaient bien facilement eu raison de ma rancœur.

- Pour les Jaguars, je sais pas, Dryss… Soit ils les ont mangé, tous les trois, soit ils ne partagent pas le même monde que nous.

Sensible comme il était, il avait tout de suite remarqué que j'avais évité d'introduire les Jaguars dans mon histoire du début du monde... Il était fort, Dryss, quand même!