Hand of Fate

La dualité était un aspect terrifiant de ce monde. On disait que lorsque le coeur d’un dieu tressautait et manquait un battement, une mère donnait naissance à deux êtres identiques, respirant d’un même coeur, aimant d’une même âme et détestant d’un même souffle. C’était ainsi. Cet être scindé en deux parts allait percevoir son écho chez son autre et deviendrait son ombre, sa voix. Ma mère m’avait enseigné que cette malédiction était étroitement liée à la mort ou à la vie, que la survie de l’un était inexorablement tissée à l’autre. Il y avait quelque chose, dans les doubles, qui me glaçait le sang. Si ce n’était d’Axel, je n’aurais probablement jamais approché Leith et Leonel. Il ne m’avait fallu, toutefois, que de quelques rencontres pour les apprivoiser. J’avais vite découvert chez Leith un homme charmant et charmeur, attentif et protecteur, une victime de cette malédiction qui pesait sur lui depuis sa naissance. Je lui avais pardonné cette faute, cette écorchure faite à la nature, sans même qu’il n’ait pu deviné mon trouble.

Ce fut rapide. La rumeur s’était étendue dans le territoire des Aigles comme les rayons solaires d’une aube flamboyante. Il n’y avait plus aucun doute, Leith était à l’infirmerie et son état était précaire. J’ignorais les détails et les nuances, mais les récents événements nous influençaient tous vers le malheur. Depuis la rébellion, mon âme était troublé, je dormais mal et je voyais plus nettement que jamais la fatalité qui pesait sur chacun de nous. Je n’étais visiblement pas la seule à souffrir; les hommes du clan agissaient étrangement et étaient nerveux. Ou alors, nous les retrouvions en piteux état, comme Leith.

J’avais enfoui dans mon sac l’un des rares livres que j’avais en ma possession ainsi que ma bourse d’osselets divinatoires, avant de me diriger vers l’infirmerie, au centre-neutre. Elijah m’avait accompagné jusque dans les environs avant de me saluer et de retourner à sa patrouille. J’étais toujours aussi peu à l’aise de me retrouver seule, même si je connaissais bien l’endroit. J’étais venue à l’infirmerie, deux ans plus tôt, presque tout les jours jusqu’au rétablissement complet de Micah. Je n’affectionnais pas trop ce bâtiment. J’avais associée son odeur au malheur, et j’avais souvent l’impression que les esprits étaient plus présents ici qu’ailleurs. Il n’était pas rare que la chaire de poule me gagne toute entière sans raison particulière, lorsque je me trouvais là. Mais il s’agissait de Leith, et je voulais m’assurer qu’il n’était pas en danger. Ni son double d’ailleurs.

Après avoir salué les médecins et soigneurs en service, je m’étais faufilée dans l’une des petites chambres étroites qui préservait Leith du danger extérieur. Du bout des pieds, je me mouvai sans bruit par crainte de le réveiller s’il dormait. Je refermai la porte en la retenant légèrement pour en d’étouffer tout claquement. Leith allait m’appartenir pour un petit moment.

Et je comptais bien le confronter à son destin.

J’étais mal, très mal même… Mon corps entier me faisait souffrir depuis la veille, mais ce n’était rien comparé à ma souffrance morale. En effet, ma blessure au genou avait été diagnostiquée « handicapante sur le long terme ». Gabriel me l’avait annoncé avec difficulté, mais je n’avais même eu la force de réagir…

La veille, Leonel m’avait récupéré dans un piteux état. J’avais apparemment réussi à sortir dans ma « salle de torture », et il m’avait trouvé à l’entrée, au trois-quarts inconscient. J’avais tout de suite été amené au Centre Hospitalier, où mes blessures avaient été nettoyées. L’œuvre d’art de la Vipère ressortait maintenant propre et net et promettait de belles cicatrices tout aussi net. Mon épaule droite était également immobilisée suite au coup de couteau reçus dans l’omoplate et l’ensemble de mes muscles me faisaient encore souffrir d’avoir été tirés à bloque. Même ma respiration restait sifflante, et j'avais des étourdissements suite au manque d’air prolongé (et encore, à ce niveau là je m’en tirais plutôt bien…). Mais le pire de tout restait cette attelle qui immobilisait totalement ma jambe gauche. Cette attelle qui indiquait très probablement la fin de ma carrière de Membre, cette blessure qui avait brisé tous mes rêves et mes espoirs… Oh bien sûr rien n’était encore joué, mais à quoi bon y croire encore pour être à coup sûr déçus au final ? Là, tout de suite, je ne voyais plus d’intérêts à garder le morale, et les gens pouvaient bien mettre ça sur mon cerveau mal oxygéné, moi je savais très bien ce qu’il en était réellement…

J’avais rembarré Leo, durement… En fait, je ne pouvais plus le voir, parce que le voir c’était me voir moi, physiquement parlant, et ça me donnais la nausée… En fait, je ne voulais voir personne. Je voulais juste rester là, à fixer le plafond, puisque je ne pouvais pas bouger… J’avais l’impression d’avoir perdu quelques chose, comme si en manquant d’air, mon cerveau s’était rétrécit et avait effacé des données au passage. Je ne me sentais pas plus con, encore heureux, mais plus vide… Las… Je n’en pouvais plus de me battre pour rien…

J’en étais là de mes réflexions déprimantes lorsque la porte s’ouvrit doucement. Les yeux fermés (fixer le plafond ça fatigue…), je ne bronchais pas, me disant que ça devait être Gabriel puisque je n’acceptais de voir que lui, et encore… Mais l’absence de bruit par la suite me fit tiquer (et oui, ma capacité de réflexion n’avait pas été altérée par le manque d’air) – Gabriel n’était pas si délicat… J’ouvris donc les yeux, et sursautais en voyant Ayana, ce qui m’arracha une grimace de douleur. Bordel, voilà que j’étais surpris pour un rien maintenant…
Soupirant, non sans difficulté, je pris la parole d’une voix rauque.

« J’ai demandé à n’avoir aucune visite… »

Sous-entendu : Qu’est-ce que tu fou là ? Non pas que je voulais être méchant ou quoi, mais si même mon frère n’étais pas admis dans mon espace vital, il n’y avait pas de raison de faire des exceptions pour les autres…

Je n’avais fait qu’un pas lorsque mon ami ouvrit les yeux et se figea. Nous nous confrontions un instant du regard avant qu’il ne grimace et se prononce.

- J’ai demandé à n’avoir aucune visite…

- Ils m’ont pourtant avisé que tu réclamais de jolies jeunes femmes, dans ton sommeil. Il ne restait que moi…

Bien que mes propos portaient à l’amusement, bien que mon faciès délicat arborait un sourire, mon regard, lui, ne trompait pas. J’étais anéantie de voir Leith dans un état pareil. Je sentais mon coeur accélérer, là, à ma poitrine, et ma voix se briser un peu sur les dernières syllabes. Mon pauvre Leith… Qui avait osé lui faire mal à ce point? Quel créature pouvait en oublier son humanité en infligeant une telle torture à l’un de ses semblables? J’abaissais mon visage, le temps de me reprendre. J’inspirai profondément puis j’approchais le lit pour me poser non loin, sur une chaise avoisinante. Je replaçais distraitement ma robe légère, sur mes genoux, pour me recentrer et ne pas me laisser distraire par tous ces bandages. Rien, dans ma gestuelle ou mon état, ne laissait présager que je respecterais sa volonté de n’avoir aucune visite. Il était hors de question qu’il reste seul avec ses pensées sombres. Même s’il hurlait, même s’il se faisait méprisant, même s’il me prenait pour cible. Un homme blessé est agressif, à l’instar de n’importe quel animal sauvage.

- Ils ne t’ont pas raté, quels qu’ils soient.

Les mots m’avaient échappé. Ils avaient glissé entre mes lèvres pleines, tout juste murmurés, assez audibles pour être perçu par Leith et le blesser, probablement. Je m’en voulais déjà. Je croisais son regard, convaincue que ma culpabilité était pleinement perceptible. Mon sourire s’amenuisait jusqu’à laisser place à un air las et triste. Les hommes n’appréciaient pas l’empathie, pour la plupart. Ils la confondaient à de la pitié. J’espérais secrètement que l’orgueil de l’Aigle ne soit pas blessé par ma faiblesse.

- Je me doute que tu sois épuisé et souffrant, et que tu voudrais dormir. ..Mais j’ai besoin de savoir et d’être rassurée. Toi aussi, peut-être.  Je te laisserai en paix, après. ...S’il te plaît, Leith.

Joignant le geste à la parole, je m’inclinai, hors de sa vue, pour récupérer ma bourse d’osselets, au fond de mon sac. Je la lui présentai, au creux de mes deux paumes ouvertes, semblable à une offrande : une bourse de cuir usé, retenue d’une cordelette défraîchie. À l’intérieur, s’il osait l’ouvrir, des osselets de mouton polis avec soin et gravés de divers symboles qui ne parlaient qu’à moi.

Ayana voulut faire de l’humour en réponse à ma remarque, mais à l’image de son regard, je n’esquissais même pas un sourire. A la place, je détournais les yeux pour les reporter au plafond et repris.

« Tu te fais du mal, dégage avant de te mettre à pleurer. »

Elle ne méritait pas que je le lui parle ainsi, personne ne le méritais, mais je m’en fichais. Je voulais juste qu’on me foute la paix, qu’on me laisse ruminer tranquillement, et si je devais en arriver à être méchant et bien qu’importe. Pourtant, à la place de partir, la jeune femme vint s’asseoir non loin de mon lit, et laissa échapper quelques mots qui me firent la fusiller du regard, regard qu’elle croisa et dans lequel je pouvais voir qu’elle regrettait. Là, j’aurai pu user de sarcasme à grosse louche, mais je n’en avais plus la force. Je levais donc les yeux au ciel, signifiant un « Sans blague, je ne l’avais pas remarqué », et détournais de nouveau mon regard d’elle, espérant qu’elle parte rapidement. Mais au lieu de ça, elle reprit la parole et me montra une petite bourse de cuir en disant qu’elle avait besoin d’être rassurée, tout comme moi. Il me fallut un moment pour comprendre de quoi elle parlait – après tout ses « croyances » n’étaient pas de plus courantes, et même si j’avais déjà pu en parler avec elle j’étais loin d’imaginé qu’elle viendrait me faire une proposition de ce genre un jour…  Lorsque l’information sur ses intentions arriva enfin à mon cerveau, je vis rouge, et les mots sortirent presque malgré moi.

« Tu te fiche de moi ?! Rassuré sur quoi ?! Sur le fait que je ne puisse plus jamais marcher comme avant, plus jamais courir ? Sur le fait que je sois fini ? C’est plutôt claire il me semble ! »

M’étant légèrement redressé, je désignais ma jambe immobile du menton sur mes derniers mots, ma voix ayant légèrement augmenté en volume. Elle voulait sérieusement lire mon avenir ? Il suffisait de me regarder ! Ce n’était pas pour rien que je ne pouvais plus voir mon jumeau, parce qu’à travers lui je voyais l’avenir auquel je n’avais plus droit…

Soudainement fatigué, je me laissais aller dans mon lit et soupirai d’une voix lasse.

« Sérieusement, fiche moi la paix… »

Mes yeux se plissèrent lentement afin de ne devenir que deux fentes d’un noir incroyable. Je regardai fixement Leith me parler avec dureté en encaissant ses paroles violentes lorsqu’elles se heurtaient à moi. Je m’étais préparée à ce qu’il puisse réagir ainsi et, malgré moi, la créature me servant d’orgueil et de fierté était piquée à vif. Je m’imposai en territoire hostile, j’en étais consciente, et le jeune aigle était blessé bien au-delà d’une jambe ou d’une épaule. Je ne devais pas l’oublier. Je savais d’instinct qu’il devait être trop tôt pour l’ébranler et le secouer; Leith venait d’apprendre l’état dans lequel mettait sa jambe et il devait non seulement absorber la nouvelle, mais également faire son deuil. Sa colère et son amertume étaient non seulement justifiées, mais également normales. Je pris soin d’inspirer profondément et de patienter quelques longues secondes avant de lui répondre. Je voulais être posée et faire fuir toutes traces de ressentie lorsque j’allais à nouveau m’adresser à lui. C’est donc d’une voix calme, feutrée et pleinement contrôlée que je me prononçai.

- Si tu résumes ton avenir uniquement à l'état de l’une de tes jambes ou à ton titre de patrouilleur, c’est que ton problème est plus profond encore que ta blessure, Leith. …Mais je peux t’aider. Lorsque tu seras prêt.

Mes mains se refermèrent sur le sac, l’emprisonnant hors de sa portée par la même occasion. Grâce à sa méchanceté, mais également à la noirceur de son aura, ce matin, il avait perdu le droit de tirer lui-même les signes et symboles de son avenir. Il était difficile de se concentrer et de se contrôler suffisamment pour être réceptive aux traces que laissait le destin pour nous guider. Si je laissais Leith épancher ses idées noires sur les osselets, je craignais qu’il contamine également son avenir, en plus de me distraire dans ma lecture.

- Je voulais seulement m’assurer que tes épreuves cessent, après celle-ci. Et que si un malheur de plus s’abat sur ton frère ou toi, je puisse vous guider au mieux pour l’éviter.

La tête haute, les épaules légèrement rejetées vers l’arrière, je m’habillais peu à peu d’orgueil et de majesté. Mes longues jambes se croisèrent alors que je m’adossais contre le siège particulièrement peu confortable. Grand bien lui fasse, qu’il oublie qui j’étais ou ce que j’étais. Moi, je n’oubliais pas. Je savais bien peu de choses, au final. Mon don était-il d’origine divine? Était-ce uniquement dû à une sensibilité exacerbée? À mon instinct? Un défaut particulièrement gênant dans l’évolution naturelle des hommes? Une chance inouie? Je n’en savais rien. Rien du tout. Mais les résultats parlaient d’eux-mêmes, entre les rêves prophétiques et les prédictions qui s’avéraient plus vraies que fausses.

Ayana s’efforçait de garder son clame. Dommage, j’aurais préféré qu’elle s’énerve et se tire, comme demandé. Lorsqu’elle reprit la parole en indiquant qu’elle pouvait m’aider, je laissais échapper un « Ouai c’est ça » marmonné entre mes dents serrées. Elle me prenait vraiment pour une dinde…

Elle avait repris le petit sac dans ses mains et s’était redressée, ayant repris contenance. Pour ma part, je fermais les yeux en soupirant, un soupir tremblant. La Soumise parla de nouveau, et je lui répondis en gardant les yeux fermés, parlant tellement doucement que je n’étais même pas certain qu’elle puisse m’entendre, mais au fond je m’en fichais bien.

« Qu’est-ce que tu veux qu’il m’arrive maintenant que je suis bloqué à ne rien faire… »

Mais il y avait en effet mon frère également... Lorsque je me rendis compte qu’elle avait émis l’hypothèse qu’un malheur puisse lui arriver, je rouvris les yeux et posais un regard limite effrayé, et soupçonneux, sur elle. Je me redressais tant bien que mal et repris d’une voix pressée.

« Comment ça sur mon frère ? Qu’est-ce que tu sais ?! »

Mon frère était capable de tout, y compris de se coincé dans une cheminée en voulant imiter un vieux personnage des légendes d’autrefois, mais à partir du moment où ses malheurs étaient provoqués par quelqu’un d’autre que lui-même, ça je ne pouvais absolument pas l’accepter !

Actuellement, je ne pouvais pas comprendre qu’Ayana parlait d’hypothèse. Mon esprit avait compris son allusion comme une affirmation qu’il allait arriver quelque chose à Leonel, et je devais savoir quoi. Le fait de me redresser soudainement m’arracha une grimace de douleur, mais je m’adressais de nouveau à la jeune femme sans y prêter attention.

« Je te jure allégeance si tu me sors d’ici ! Il ne doit rien arriver à Leo, je dois le protéger… »

Ok, là je délirais complètement en fait… Après les malaises, les délires… C’était aussi une conséquence du manque d’oxygénation du cerveau ça ? Si oui, c’était radicale quand même… Et inattendu… Mais mon jumeau avait toujours été ma résilience aussi, peut-être cela jouait-il sur ma réaction…

Trop de questions, trop d’embrouilles… Je délirais oui, comme ça, soudainement, sans prévenir… Délire ou inquiétude ? Difficile à dire, mais le fait est que j’ignorais désormais la douleur pour essayer de sortir de mon lit, regrettant d’avoir viré Leo de ma chambre…

C’était le doute et la peur de l’inconnu qui motivaient les hommes, pour la plupart d’entre eux. D’entre nous. Le regard soupçonneux que Leith posait sur moi ne m’était pas inconnu. Je l’avais bravé plusieurs fois déjà, dès ma plus jeune enfance. Il y avait eu les prédictions de ma mère qui attirait ce genre de regard, puis le malaise de voir une adolescente si jeune entraîner son enfant de ruine en ruine. Je m’attendais à ce que l’aigle blessé me confronte sur la véridicité de mes croyances et remettent en question leur existence. Ils l’avaient souvent fait, dans les groupes de libres que nous rencontrions. Toutefois, sa réponse me fit sourciller et l’intensité qu’il y mettait me cloua le bec.

- Comment ça sur mon frère ? Qu’est-ce que tu sais ?!

Lorsqu’il me parla d’allégeance et de protection, j’ai su que l’Aigle m’écouterait et désirerait ma présence, quoi que puissent m’apprendre mes osselets. Même si je me réjouissais d’être acceptée à son chevet et qu’il ne se referme pas totalement à moi, je m’inquiétais tout de même pour lui et combien une tragédie supplémentaire pourrait lui être fatale. Je fermai les yeux un moment, adressant quelques prières brèves et silencieuses à des entités invisibles et me concentrer sur mon sujet. Puissiez-vous le préserver. Puissiez-vous les garder. Chacun d’eux, deux facette d’une même âme. Rassurez-moi et dites-moi les revers du hasard. Je rassemblais ma concentration tout en m’efforçant d’oublier le regard scrutateur de Leith sur moi.

J’ouvris les yeux brusquement sur le sac de cuir. J’évitai toujours de croiser le regard du blessé lorsque je vidai le contenu de la bourse sur le sol, accroupie non loin de son lit. Les ossements cliquetèrent un temps avant de s’arrêter, tous non loin de moi, devant mes pieds. Chaque osselet provenait des os de chevilles de moutons et avaient été polis avec soin puis gravés de quelques symboles divers et abstraits. Ils avaient appartenus à ma mère, qui les avait eu de la sienne, selon ce qu’elle m’en disait, parfois. Je pris un moment pour analyser le schéma étrange que dessinait ces bouts d’os. Une vague creuse, perturbée et imparfaite. Les deux osselets brisant la quiétude de cette courbe étaient gravés d’un oiseau vaguement semblable à une dinde et d’un “u” ciselé qui me rappelait, sous la lumière de l’aube, l’antre d’un foyer ou d’une cheminée. Il me fallu un temps interminable, le regard vague, entre ici et l’ailleurs, pour comprendre les nuances de chaque osselet ainsi positionné.

Il n’y avait plus le moindre doute. Un Aigle qu’il considérait comme un proche viendrait le perturber à nouveau. Peut-être était-ce un membre de notre clan, au sens le plus large de l’idée de la famille, qui changerait ses plans; il ne s’agissait que des détails, à mes yeux. Je savais que Leith ne serait pas tranquille, pour les temps à venir. Je m’efforçais malgré tout de lui sourire afin de le rassurer, et lui offrit une part de vérité pour enrober ma fausse quiétude.

- Ton frère ne risque rien.

Alors que j’essayais de m’extirper de mon lit, Ayana resta calme et laissa tomber ses osselets au sol. Je me figeais, fronçant les sourcilles : ce n’étais pas vraiment ce à quoi je m’attendais en fait…

Le silence plana un moment, moment durant lequel je réussi à me mettre en position assise, le dos appuyer contre le mur. Mon instant de folie passé, la douleur me crispa et je serrais les dents tout en essayant de respirer le plus calmement et le plus doucement possible. La Soumise quant à elle était toujours dans ses os, et lorsqu’elle s’adressa de nouveau à moi pour m’assurer que Leo ne risquait rien, je fus partagé entre l’envie de lui en demander plus et celle de rire. Ce genre de pratique ne signifiait rien pour moi, et pourtant la curiosité l’emporta sur l’incrédulité. Non pas que je croyais qu’elle puisse voir quoi que ce soit dans ces petits machins, mais il semblait qu’elle savait quelqu’un chose, et je voulais savoir quoi. Et si pour ça elle voulait faire croire qu’elle faisait de la divination, et bien tant pis.

Prenant une grande inspiration, je laissais encore flotter quelques secondes de silence avant de reprendre, plus calmement cette fois.

« Qu’est-ce que tu sais ? »

HJ:

J’avais une envie viscérale de balayer les osselets du revers de la main et de brouiller ainsi son destin, de lui éviter les désagréments et les revers que j’y voyais. Mais l’avenir ne fonctionnait pas ainsi. Lorsque Leith se prononça une fois de plus, je me détachais de mes tristes songes pour couler sur lui mes prunelles sombres. Il ne semblait pas rassuré et mon sourire ne l’avait pas dupé, visiblement. Téméraire, il s’était même redressé pour mieux voir les os au sol. Son arrogance quant à mes visions et mes croyances m’était toujours lancinante, quelque part, dans un coin de mon âme. Instinctivement, je voulais lui mentir et préserver ce que je savais, non pas pour lui nuire, mais pour ne pas endurer une autre remarque acerbe. J’étais injuste, assurément. Leith souffrait par notre faute; c’était bien la moindre des choses que je me blesse sur l’un ou l’autre des ses commentaires. D’autant plus que, pour sa part, la douleur, l’orgueil et les rêves brisés parlaient pour lui.

- Je sais beaucoup, Leith. Es-tu seulement prêt à m’entendre?

Je ne lui laissais pas réellement le temps de répondre, que déjà, d’un geste ample et souverain, je désignai l’étendu abstrait que formaient les osselets.

- Nous devons les lancer sur le sol, car c’est la terre sur laquelle nous vivons qui connaît ton passé, qui vit ton présent et qui te succédera, dans ton avenir. Avec de la méditation et de la concentration, certains peuvent voir l’avenir selon la forme et les schémas que forment les osselets. Les symboles gravés sur ceux-ci nous offrent des réponses quant à l’avenir… Là, une courbe douce. C’est ton futur.

Mon regard cherchait à détailler brièvement l’Aigle, avant de reprendre. Je voulais m’assurer qu’il ne se désintéresse pas totalement de l’affaire et ainsi, éviter de parler en vain. Je profitai de ce coup d’oeil également pour évaluer son état. Le savoir assis, et non allongé, m'inquiétait un peu. Aussi robuste pouvait-il être, ses blessures semblaient sérieuses et profondes.

- Ces éléments troublent ta courbe de vie, ton avenir. Ce qui laisse croire que, bien que tu reprennes ton envol… Tu devras être fort. Et surtout prudent.

Ayana me regarda enfin et me demanda si j’étais seulement à entendre ce qu’elle savait. Je soutins son regard avec dureté pour toute réponse, alors qu’elle reprenait déjà pour m’expliquer comment son truc fonctionnait. Je faillis lui demander de passer à l’essentiel, mais ses derniers mots quant à la courbe de mon futur mon clouèrent la bouche entrouverte et me firent ravaler mes paroles. Elle savait donc bien quelque chose, mais les précisions qu’elle m’apporta ne m’éclairèrent pas des masses. Au contraire, c’était toujours aussi flou, et je du serrer les dents pour ne pas m’énerver de nouveau. Si je voulais qu’elle parte un peu plus tôt, il était désormais hors de question qu’elle quitte cette chambre sans m’avoir avoué TOUT ce qu’elle savait à mon sujet, ou au sujet de mon frère…

J’essayais de prendre une profonde inspiration, mais la position assise n’était clairement pas idéale et au lieu de respirer, mon souffle se coupa brièvement. Je me serais bien rallongé si la douleur n’était pas revenue en force pour me paralyser dans ma position actuelle. Mais je devais faire comme si de rien n’était et lui arracher les vers du nez… J’assurais donc ma voix et repris de nouveau.

« Tes machins… tes os, ils ne peuvent pas être un peu plus précis ? »

Non, je n’y croyais pas. Oui, j’étais persuadé que ce qu’elle savait venait d’elle et non de la divination ou je ne sais quoi, mais je tentais de jouer le jeu, dans un premier temps du moins…

« Prudent face à quoi ? »

Je lui avais souri avec une douce mélancolie, suite à sa question. Aucune arrogance ne transparaissait, ni aucune ironie d’ailleurs. Il désirait plus de précision sur son avenir, comme nous tous, mais malheureusement, l’art de la prédiction était vague et fragile selon l’interprétation que nous pouvions en faire. Il était chanceux, en quelque sorte, que le hasard m’ait faite passer au centre de soin et que mon orgueil m’ait entêtée à rester à son chevet, malgré tout le fiel que sa douleur laissait s’écouler entre ses lèvres. Un mauvais jet d’osselets, et je n’aurais rien su. Je taisais toutefois cette information; il peinait à croire à la fatalité et aux prédictions, je ne voulais pas ébranler le peu de confiance qu’il me portait en lui expliquant combien un simple autre jet aurait pu ne rien dévoiler du tout.

- L’avenir lui-même est imprécis. Il ne nous reste plus qu’à espérer qu’il s’agisse d’une mise en garde, et non pas de la fatalité.  

Je délogeais avec délicatesse les deux osselets perturbateurs pour les lui montrer. Avec souplesse, je me redressai pour que Leith n’ait pas à bouger et s’épuiser, la paume bien ouverte pour mettre les os en évidence. Le premier arborait ce simple « U » stylisé, alors que le second ne devait être, à ses yeux du moins, qu’une tache abstraite. À moins que les deux minuscules tiges et les imperfections de la forme lui rappellent, à lui aussi, un oiseau.

- L’oiseau et l’antre. Nous pouvons l’interprété de deux manières : Un membre de notre clan ou un humain que tu considères comme étant de ta propre famille. C’est de ça, dont tu dois être prudent. Est-ce un simple changement d’objectifs, dans ta vie, ou un réel danger physique? Les osselets ne le disent pas. Ils nous disent que ton quotidien sera perturbé.  

Ayana se releva pour me montrer deux osselets et m’en expliquer la soi-disant signification. Ma sa réponse n’était pas très convaincante, voir pas convaincante du tout même… J’inspirais un grand coup et bloquais l’air dans mes poumons en grimaçant avant de souffler lentement. Pour garder mon calme, surement…

Je fini par reprendre la parole après quelques secondes de silence, les dents serrées.

« Tu ne m’aides pas beaucoup là… »

Je fixais mon regard dans le sien et repris d’une voie tremblante d’abord, de colère contenue, puis plus assurée ensuite.

« La seule personne qui compte pour moi c’est Leo, et rien ni personne ne viendra… non, ne pourra jamais se mettre entre nous ! Qu’est-ce que tu essayes de faire avec cet avertissement évasif, hein ? En quoi c’est sensé m’aider ? »

J’avais légèrement haussé le ton sur ma dernière question, mais sans pour autant crier. Je ne comprenais pas ce qu’elle faisait là, ce qu’elle voulait exactement. Qu’est-ce qu’elle voulait me dire ? A moins qu’elle ne cherche juste à m’embrouiller, à semer le doute dans mon esprit ? Et si oui, pourquoi ?

Reprenant un ton plus posé, je lui posait une nouvelle question sans lui laisser le temps de répondre au reste.

« Sérieusement Ayana, tu attends quoi de moi là ? »

Je refermai le poing, entraînant par ce geste mes osselets loin de sa vue et de ses énergies funestes. Le Leith que je connaissais, celui qui m’avait laissé l’apprivoiser en dépit de sa dualité, le gentil garçon au sourire volontaire que je commençais tout juste à connaître, il n’existait plus. L’être ayant pris sa place contenait mal sa colère et sa violence, et, pour peu, je me sentais menacée par sa simple voix. Troublée, je le considérais à nouveau, comme si je le percevais pour la première fois. La douleur et l’impuissance changeaient réellement les hommes en monstres.

- Ton clan est également ta famille, Leith. Tu veilles sur moi, sur nous toutes. Il n’y a pas que ton frère à être représenté par cette marque.

Je m’éloignais avec toute la grâce et la fierté dont j’étais capable. Même s’il me malmenait, même s’il me blessait par ses mots et la force de sa voix, j’étais encore celle qui se tenait debout et qui pouvait se soustraire à cette conversation. Un petit pincement au coeur me rappelait que j’agissais mal, ou du moins, que mes pensées n’étaient pas digne de l’être que j’étais... Ou que je souhaitais être. Je ne voulais pas être celle qui ne comprenait pas l’état précaire de Leith. Au contraire, je voulais sortir de cette chambre la tête haute pour avoir gardé ma dignité et mon humanité, même devant le pire que pouvait me présenter mon frère clanique.

- Je ne veux pas te séparer de Leo. Jamais. Vous formez un tout, vous n’êtes qu’un.

C’était à mon tour d’inspirer pour mieux expirer, faire le vide en mon coeur et purifier mon âme de toutes pensées indignes et noires.

- Je désire seulement que tu sois prudent, car ton avenir n’est pas de tout repos. La divination est un art capricieux, Leith, et percevoir l’avenir n’est pas aussi clair que tu peux l’être devant moi. Je … Le Leith que je connais me plaît. Si il arrive à oublier son scepticisme et à s’ouvrir, j’aimerais qu’il redouble de prudence dans ses choix futurs.

J’avais dit cette dernière phrase comme nous lançons des requêtes à l’univers. Même s’il ne me croyait pas, se moquait ou haussait la voix, j’espérais qu’en adoptant une attitude positive, sereine et déterminée, les choses allaient s’arranger, au moins un peu, pour lui.

Ayana s’efforçait de garder un air calme et digne. Elle me répondit qu’il n’y avait pas que Leonel qui était concerné par ses dires, englobant entre autres les femmes du clan que je protégeais en tant que Membre. Je ne sais pas pourquoi, mais ces paroles me firent repenser à toutes les femmes qui étaient passées de près ou de loin dans ma vie : ma mère que je n’avais jamais connu, mon premier amour – si on pouvait appeler ça ainsi vu mon âge… (elle s’appelait Marie, et nous avions quatre ans…), les nombreuses filles qui avaient ensuite défiler d’une façon ou d’une autre suite à une « charmante » discussion et un jeu bien pensé… et puis ces filles qui avaient détruit ma vie… Mes poings se serrèrent, mais la Soumise détourna mes pensées en reprenant la parole, disant que Leo et moi ne faisions qu’un et qu’elle ne voulait pas nous séparer. Elle termina enfin sur des mots qui me firent l’effet d’une claque : le Leith qu’elle connait… Sur le coup, je restais muet, stupéfait même. Mon cœur c’était serré, mais toute colère s’était effacée… momentanément du moins. Le Leith qu’elle connaissait, elle avait dit ça comme si je n’étais plus moi-même, et elle n’avait pas tort… Et ça ne datait pas d’hier… Cela faisait plusieurs jours déjà, plusieurs semaines même qu’un fossé se creusaient en moi, et elle venait de me balancer l’évidence comme une douche froide. Elle s’apprêtait à partir, et je l’avais blessé, je le savais bien… Je devais réagir, mais j’étais paralysé. Elle ne s’adressait plus à moi de toute façon… Je gardais donc le silence, le regard détourné et une boule dans la gorge. Seul le gouffre en moi s’ouvrait sans que je n’en identifie la cause… Je me dédoublais, laissant une partie de moi d’un côté… Leo…

Le silence de Leith me troublait autant que la violence qu’avaient eut ses paroles. Devant cette quiétude soudaine, je ne pouvais qu’imaginer deux finalités aux antipodes l’une de l’autre : soit mon verbe l’avait ébranlé au point de réellement réfléchir à ma mise en garde, soit sa colère était telle qu’elle l’empêchait de formuler le moindre mot. Je ne désirais pas rester ici pour connaître la conclusion de ce silence. En un geste ample, je rassemblais mes osselets dans ma bourse puis rapatriait mon sac sur mon épaule.

Je ne le regardais plus depuis mes derniers mots. Droite, je lui faisais dos alors que j’inspectais les rares effets de ma besace. Le livre que j’y avais déposé à mon départ s’y trouvait toujours. J’aurais sincèrement aimé lui parler de ce texte, de l’importance qu’il avait eu sur moi, pour me comprendre et me rassurer. M’identifier. Il ne s'agissait, à la base, qu'une petite pensée pour un ami afin de troquer l'ennui du centre de soin. La simple idée de réanimer ce débat vain me tordit les lèvres en un fin rictus. Je déposai le livre ancien et abîmé sur la chaise, bien en évidence, avant de me diriger vers la sortie. Mon pas ne s’est pas ralenti à l’approche de la porte. Je ne m’attendais pas à ce qu’il me retienne, et je ne souhaitais pas être retenue. Ce devait être le seul point sur lequel nous nous entendions, sans même devoir nous prononcer.

Des fibres de tissu tressées faisaient office de marque-page. Libre était Leith de lire ou non le passage, ou le livre en entier. Plusieurs feuilles, toutefois, manquaient, rendant difficile la compréhension globale de ce récit homérique. Le papier était également d'une fragilité remarquable et quelques mots s'étaient effacés, au fil du temps.

Seule Cassandre avait gardé sa raison ; jamais ses prédictions n'avaient été démenties ; elles étaient toujours vraies, mais, par une loi du Destin, on les méprisait toujours ; car il fallait que les ... périssent. Elle observait dans la ville ces prodiges affreux, qui concordaient ensemble, et elle poussait des cris comme une lionne que, dans les bois, des hommes avides de proie ont blessée ou touchée d'un épieu ; son coeur est irrité ; elle s'élance dans les vastes montagnes, et rien ne peut arrêter sa fureur : telle Cassandre, agitée au fond du coeur par l'inspiration divine, s'élance de sa maison ; ses cheveux ondoyaient sur ses épaules ... et couvraient son dos ; ses yeux étincelaient fièrement et son cou fléchissait, semblable à un rameau agité par les vents. La noble jeune fille gémissait et disait en criant :

«Malheureux ! nous entrons aujourd'hui dans l'ombre, la ville est pleine de feu, de sang, de ... ; les dieux nous envoient des prodiges de deuil : nous sommes dans les bras de la mort. Infortunés ! vous ignorez votre destin funeste !».

Mais plus d'un Troyen moqueur l'insultait ainsi :

«0 ... de Priam ! pourquoi ta langue sans frein, ton bavardage insensé ? La pudeur de la jeune fille, pure et douce, ne te retient pas ! Un délire funeste ... ; aussi les hommes ne t'honorent-ils jamais ; tu parles trop ! Va-t'en ; cours menacer les Argiens et toi-même. Peut-être subiras-tu un malheur plus terrible que le téméraire Laocoon ; il ne convient pas qu'un fou méprise les dons des immortels».

Ayana garda également le silence, me tournant le dos. Mais avant de sortir de la pièce, elle déposa quelque chose sur la chaise. Je gardais pourtant encore un bon moment le regard fixé sur le mur opposé à la porte alors qu’elle était désormais partie. Mais la curiosité fini par l’emporter sur le reste, et je posais enfin les yeux sur l’objet abandonné par ses soin : un livre. Un vieux livre… Je fronçais les sourcilles et soupirais. Elle me laissait de la lecture, trop aimable. Et j’étais sensé atteindre le livre comment ? Non mais parce que j’étais un peu bloqué dans un PUTAIN de lit !

Ok… je m’énervais de nouveau, et tout seul en plus… Serrant les dents, j’essayais de reprendre une position plus « confortable », grimaçant à plusieurs reprises, et fixais à nouveau le plafond, tentant d’ignorer le livre. Quelqu’un finirait bien par revenir et pourra me le donner… un Soigneur, ou même Leo… Lui, j'espérais vraiment qu'il reviendrait malgré la façon dont je l'avais viré...

Malgré la forte tentation, le douleur qui irradiait à nouveau de façon lancinante dans mon corps m’obligea à ne pas bougé, et je du finir par m’endormir… ou m’évanouir, au choix… Le livre devra attendre, et son contenu également…