Je ne travaillais pas ce jour-là. C'était parfait. Presque parfait, en tout cas. Ce n'était pas évident de dormir, de rester enfermée dans cet abri, seule. Oui, dans les apparences, j'étais entourée d'au moins mes deux parents, Soumis eux aussi. Seulement, les cauchemars continuaient et de plus belle. Je n'étais jamais calme. Je n'étais jamais sereine. J'étais perdue parmi les anciens rêves, parmi cette vie tristement gâchée. Je n'étais pas présente mentalement. Oui, j'étais seule. Très seule. Beaucoup trop seule. Seuls mes parents me voyaient de temps en temps dans un tel état, un sale état. Quand je n'arrivais plus à mettre ce masque à temps. Quand ils arrivaient sans crier gare. J'étais pitoyable. J'étais pathétique. Je n'étais plus rien. Voilà ce qu'avaient réussi à m'incruster dans la tête ces hommes. Encore maintenant, un homme de cette bande me chahutait, me sifflait à chaque occasion où l'on se croisait. Abel. Je ne pouvais toujours ni le regarder ni prononcer son nom. Rien que d'y penser, j'en avais des nausées. Tant que j'étais seule, je n'étais qu'un fantôme, l'ombre de ce que j'ai été un jour, sûrement. Avant mes neuf ans, évidemment. Travailler dans cet état d'esprit, ce n'était pas évident. Cela n'empêche que j'y arrivais, dans les temps impartis et comme on me le demandait. Sans le moindre accroc. Tout s'expliquait, dans les faits. Quand je faisais face aux autres, dès que je sortais de ce qui ressemblait à un habitat de fortune, un habitat typique d'une période post-apocalyptique, je disposais ce masque parfait, trop parfait. C'était comme ça depuis longtemps. Depuis mes treize ans avec perfections à la clé.

Cela faisait maintenant quelques mois que Noé nous avait rejoint en tant que Soumise. Elle ne s'était encore proposée pour passer le Test. C'était tout à son honneur. Après tout, j'avais l'âge, moi aussi, de me présenter. D'autant que j'étais une Jaguar de naissance, ou presque. Disons que j'y étais depuis toujours, arrivée trop jeune, encore bébé. J'avais tout pour me proposer et, pourquoi pas, briller. Alors, comment jeter la pierre à une fille qui n'est arrivée que récemment ? Elle doit vouloir s'habituer à l'ambiance, aux règles d'usage du clan. C'était tout à fait légitime. Moi, c'était une toute autre histoire. Une histoire du nom de Joshua. De celui d'Abel aussi. Bref, il fallait que j'oublie ces détails. J'avais donné rendez-vous à Noé au centre du territoire, espérant l'habituer encore une fois aux endroits clés mais aussi simplement pour voir si elle avait réussi à trouver quelques points de repère, à reconnaître des visages, importants ou moins. Je comptais aussi lui faire découvrir la véritable ambiance parmi les Soumis. Oui, je voulais me montrer utile. C'était dans ma nature. Je ne calculais pas. Je n'attendais rien en retour. Comme toujours, j'étais en avance. Histoire de tâter le terrain, l'atmosphère aussi. Je l'attendais calmement. J'avais la tête levée, le sourire aux lèvres et pourtant, j'angoissais. J'avais peur de croiser cet imbécile, même s'il était répudié et marginal désormais. J'angoissais malgré tout. C'était le seul bourreau encore en vie. C'était une bonne occasion pour me changer les idées. J'allais m'occuper. L'oublier.