Breathe in & hold it
Jour 3 (nuit)

« Bonsoir ma douce. »

Je me figeais sur le pas de la porte. Quelque chose clochait. Cette voix, cette appellation et même cette présence dans la maison... Rien n'était normal. J'aurais dû fuir à toutes jambes avant qu'il ne soit trop tard, mais je me contentais d'avancer un peu pour refermer doucement la porte. Surtout ne pas produire des bruits inutiles. Les vieilles habitudes revenaient vite. La bouche bien trop sèche, je progressais jusqu'à la pièce principale. Mes jambes me paraissaient faibles et chaque pas supplémentaire me semblait être une véritable torture, mais pourtant je savais pertinemment que je ne pouvais pas me permettre de la faire attendre. Alors je pressais le pas et j'allais me planter devant elle. Kathleen, le port de tête altier, était installée sur le seul fauteuil présent dans la pièce. Une jambe chevauchant l'autre, les bras croisés sur sa poitrine, et son incroyable chevelure rousse cascadant sur sa chemise sombre, elle était fidèle à l'image qui s'était imprimée dans mon esprit lors de notre dernière rencontre. Ce jour-là, elle m'avait annoncé avec froideur qu'elle n'avait désormais plus de fille. Elle papillonna des yeux, un sourire enjôleur étirant ses lèvres, et tendit une main vers moi.

« Eh bien, approche, je ne vais pas te manger. »

Même si elle feignait la sympathie, sa voix restait cassante et je sentais poindre la menace sous chacun de ses mots. Chaque intonation pouvait être une promesse de souffrance avec elle, je l'avais appris à mes dépends bien des années plus tôt. Clairement anxieuse, j'approchais pour me saisir délicatement de cette main qu'elle me tendait. Ses griffes se refermèrent aussitôt sur mes doigts et elle m'attira à elle, me forçant en deux en trois mouvements à m'asseoir sur l'accoudoir à ses côtés. Cette proximité fit monter mon stress d'un cran. Ses phalanges toujours serrées autour de ma peau comme pour m'empêcher de fuir, elle reprit en me coulant un regard que j'eus un mal fou à soutenir. Je n'étais pas habituée à la regarder dans les yeux. Avant, elle me l'interdisait, mais cette fois on aurait dit qu'elle recherchait vraiment ce contact visuel. Malgré notre proximité, j'avais fait un effort surhumain pour me fermer complètement de façon à ne surtout rien capter. Elle ne supportait pas ma sensibilité et s'était appliquée à tenter de la supprimer, sans réel succès, alors si jamais elle remarquait quoi que ce soit, j'étais certaine de me faire incendier. De toute façon, je n'avais pas vraiment envie de me mettre dans sa peau même si savoir ce qu'elle me voulait vraiment aurait pu être intéressant. Et rassurant.

« J'ai entendu dire que ton petit ami était devenu Second. C'est une belle promotion pour un étranger... »
« Ce n'est pas mon petit ami. »

Je m'étais renfrognée en l'entendant parler de lui. Nous étions toujours en froid et je n'étais vraiment pas d'humeur à voir le sujet Clyde mit sur le tapis. Seulement, cette rancœur m'avait fait faire une grossière erreur et je le compris en sentant sa poigne se serrer. Le mouvement avait été progressif, la douleur naissant lentement dans mes doigts jusqu'à m'arracher une grimace. En plus de l'avoir interrompue, je l'avais détrompée et elle était loin d'avoir apprécié.

« Je disais donc... Maintenant que ton petit ami est devenu Second, tu devrais pouvoir obtenir une meilleure place dans le classement n'est-ce pas ? Tu es jeune, de nombreuses possibilités s'offrent à toi, il serait donc dommage que tu retombes sur l'échelon de simple Membre. Pourquoi ne pas envisager de monter plus haut ? C'est quelque chose dont nous parlons depuis que tu es petite et je suis certaine que tu as à cœur de faire plaisir à ta mère. N'est-ce pas ? »

Qu'aurais-je pu répondre à ça ? J'étais bien trop sonnée pour réussir à faire correctement le tri dans ce qu'elle me disait. La seule chose dont j'étais certaine était que son retour n'avait rien d'innocent. Elle voyait en Jayden un atout pour reprendre son plan qu'elle avait abandonné lorsque j'étais partie en vrille suite à la mort de David. Pour l'heure, il était Second, mais elle voyait sûrement beaucoup plus loin. Elle devait probablement déjà l'imaginer Chef du clan et, naturellement, elle aurait jugé tout à fait naturel qu'il m'offre la place de Seconde. Et elle n'avait pas totalement tort. Nous projetions avec Jay de conquérir les Dragons du Nord. Je n'étais plus trop certaine de le vouloir, mais lui continuait sur sa lancée et Kathleen s'appliquerait sûrement à me remotiver. A croire qu'elle avait senti venir ma faiblesse. Mon silence ne fut pas pour lui plaire. Sans douceur, elle se saisit de mon menton et me força à croiser à nouveau son regard que j'avais commencé à fuir sans m'en rendre compte.

« Ma petite chérie a toujours été trop sensible. Et tu sais que la sensiblerie n'a pas sa place dans ce clan. »

Elle lâcha ma main ce qui me permit de faire quelques mouvements des doigts pour aider le sang à circuler à nouveau. Elle avait serré si fort que des picotements naissaient de façon désagréable sous ma peau. De sa main libre, elle caressa ma joue avec douceur et son visage exprima une admiration étrange.

« Si seulement tu pouvais être toujours comme ce jour-là... Je t'ai vue remettre en place ce Membre. Tu as fait preuve d'autorité et la punition a été d'une froideur intraitable. Ta vie serait tellement plus facile si tu pouvais laisser de côté cette effroyable tare. Parfois, je me demande quelle erreur j'ai bien pu faire pour que tu sois affublée d'une telle sensibilité. Mais j'ai tâché de me rattraper. J'ai essayé d'être une bonne mère pour toi. Nous avons eu quelques petits problèmes, mais il n'est pas trop tard pour tout reprendre. Après tout, nous savons toutes les deux que j'ai raison. Cette fille t'a fait tourner la tête, mais c'est terminé. Ce sont des choses qui arrivent, inutiles de les laisser prendre trop d'importance. Il suffit juste d'accepter ce qu'elles sont : des erreurs. »

Ezea n'avait rien à voir avec ça. Je ne la connaissais même pas à cette époque. Néanmoins, je devais bien admettre que ma mère avait raison sur ce point. Elle avait été une erreur qui m'avait bien trop coûté et m'influençait encore aujourd'hui. Mais malgré cette vérité, j'avalais difficilement le comportement de Kathleen. Que croyait-elle ? Il ne lui suffisait pas de revenir vers moi au moment où cela l'arrangeait et de claquer des doigts pour que je tombe à ses genoux. J'aurais voulu la chasser, lui dire simplement d'aller se faire voir, mais en vérité j'en étais bien incapable. Et elle le savait pertinemment. Ça me tuait de le dire, mais je n'avais pas réussi à tirer un trait sur elle. Malgré tout ce qu'elle avait fait, malgré la violence de son soi disant amour, elle restait ma mère. La seule famille que je n'avais jamais eu.

« J'aimerais que tu partes. La journée a été longue et j'ai besoin de me reposer. »

Je jouais un jeu dangereux en la mettant à la porte, mais sa présence me mettait bien trop mal à l'aise. Et puis, cette neutralité dont je devais faire preuve, cette retenue même, me donnait mal à la tête. Cela faisait longtemps que je n'avais pas dû me couper totalement de mes émotions. C'était un exercice qui demandait un entraînement que j'avais dénigré depuis bien trop longtemps. A la manière d'un muscle qui s'atrophiait suite à l'immobilité, j'avais perdu une partie de mes possibilités. C'était bien le seul défaut de la vie en économie d'énergie.

« Toujours ces maux de tête ? »

Elle glissa sa main sur mon front et eut un sourire compatissant. Presque effrayée par son attitude, je me relevais précipitamment et reculais de quelques pas. Elle était en train de bouleverser les règles du jeu en étant 'gentille' et elle me bouleversait aussi au passage. Et puis, comment savait-elle pour ce petit désagrément ? Je ne lui avais jamais dit que passer trop de temps au milieu de la foule avait sur moi un effet néfaste. Ni que cette clairvoyance avait des limites physiques parfois dérangeantes.

« S'il te plaît. »

D'un mouvement du menton, je lui indiquais la porte. Sur mes gardes, je m'attendais à tout alors qu'elle se redressait lentement. Un frémissement me parcouru lorsqu'elle s'approcha, je pressentais un mauvais coup, mais elle se contenta d'embrasser légèrement ma joue avant de se diriger vers la sortie.

« Je reviendrais te voir lorsque tu te sentiras un peu mieux. »
« D'accord. »

Est-ce que je voulais qu'elle revienne ? Oui ? Non ? C'était impossible de trancher. Je me retournais vivement pour revenir sur mes paroles et lui dire que ce n'était pas d'accord car je lui avais donné trop vite mon assentiment, mais il était trop tard. Elle était déjà partie, probablement ravie du petit effet qu'elle avait produit.