Dryss ne savait pas exactement ce qu'il était en train de faire. À vrai dire, il avait à peine réfléchi avant de prendre cette décision et le Dragon n'était pourtant pas du genre impulsif. Mais les événement évoluaient étrangement depuis la rébellion en territoire Jaguar. Depuis cette funeste nuit, ses pensées ne cessaient de le tourmenter jours après jours, nuits après nuits. C'en devenait invivable. La culpabilité et l'incompréhension le rongeaient et il ne pouvait plus tenir. Cela devait cesser aujourd'hui.

Il atteignit le centre neutre alors que le jour déclinait sur Paris. Bien sûr, l'espion savait parfaitement que l'endroit était peu fréquentable à partir d'une certaine heure et qu'il prenait des risques en s'y rendant si tard. Mais il ne devait prendre aucun risque. Il en allait de sa sécurité, de sa vie. Tapi dans l'ombre, il se faufilait entre les murs, détournant la tête à la vue du moindre passant. Plus que tout, il priait pour ne pas croiser un membre des Jaguars ou des Dragons. Heureusement pour lui cela n'arriva pas. Très vite l'hôpital se dressa devant lui. La plupart des lumières étaient éteintes et, alors qu'une certaine activité régnait à son abord en pleine journée, son perron était désert. Il escalada les marches à moitié détruites une à une, non sans ressasser ces pensées qui le hantaient depuis des jours.

Jude... Jude lui avait raconté tout ce qu'il s'était passé cette nuit là. Son propre frère, oubliant l'objet premier de son incursion en territoire Jaguar, avait tenté de l'emmener avec lui. Il s'en est suivi un affrontement avec Zayne qui apparemment s'est mieux terminé pour la Fine Lame que pour le Chef du Nord. Dryss n'en savait pas beaucoup davantage, mais ces nouvelles l'avaient littéralement retourné. Comment Sam pouvait-il prendre la décision d'enlever sa soeur comme s'il s'agissait d'un simple objet, comment pouvait-il l'arracher du clan des Jaguars sans tenir compte de son avis ou de la situation? L'ancien trouvait déjà le comportement de son ami assez louche, mais là il dépassait les bornes. Jude aurait pu être blessée... Sam aurait pu arriver à ses fins et lui enlever son amie... Alors que Dryss l'avait attendu bien sagement pendant une heure entière... Non c'en était trop. Il devait vider son sac et surtout savoir quel était l'état physique de Sam. Les rumeurs allaient bon train au sein du clan : certains le disaient amputé d'un membre, d'autres paralysé. Selon Jude, tous ces dires étaient exagérés, mais la jeune femme ne pouvait cacher une certaine inquiétude quant à l'état de son frère.

Le Dragon pénétra dans le bâtiment sombre. L'entrée était occupée par quelques personnes blessées ainsi que des visiteurs venus les soutenir. Les blessés étaient si nombreux qu'il y en avait jusqu'au rez-de-chaussée. Samuel n'était pas parmi eux. Il devait avoir sa propre chambre. Dryss se rendit au premier étage dans l'espoir d'y retrouver son chef, mais vu la multitude de pièces et de patients, il décida de changer de stratégie. Il héla un jeune infirmier qu'il ne connaissait ni d'Eve ni d'Adam. Il pourrait le renseigner aisément sans le soupçonner. C'était peu prudent, mais l'espion était peu enclin à réfléchir dans un tel état psychologique.

Je cherche Samuel des Dragons du Nord.
Le jeune homme se tourna vers lui et parut surpris par sa demande. L'espion ne sut comment interpréter cette réaction à laquelle il ne s'attendait pas du tout, mais qu'importe. Le jeune bégaya
Tr... Troisième étage. P... Porte dix

Merci

Sans plus attendre, Dryss poursuivit son chemin en bousculant accidentellement l'infirmier encore troublé par cette rencontre. Plus il s'approchait de Sam, plus sa gorge se serrait. Leur dernière rencontre remontait à plus d'une semaine, juste avant la rébellion. Son ami aurait-il changé durant ce court laps de temps?

Il ouvrit la porte de la chambre délicatement, espérant ne pas se tromper. Pour s'en assurer, Dryss passa la tête par le léger entrebâillement. Il crut s'être trompé... Un moment. L'homme qui était allongé là était sacrément amoché. Il avait le haut du corps totalement recouvert de bandages, de nombreux fils s'échappaient de sa peau et laissaient s'écouler des liquides jaunes et écarlates. Quant à son visage, celui-ci était à moitié recouvert d'un masque qui l'aidait à respirer. Mais il ne fallut que quelques secondes à Dryss pour reconnaître son ami de toujours.

Samuel?

Il entra dans la pièce avec cérémonie, comme on entre dans un lieu de culte et ensuite, ferma la porte, les mains tremblantes. Il laissa son regard s'évader vers la poignée, le temps de reprendre ses esprits avant de s'avancer, la bouche serrée, le regard noir. Longtemps il resta là, à contempler ce qu'était devenu son ami. Les machines et le respirateur émettaient un bruit strident qui couvrait le son de sa respiration anormalement forte, anormalement saccadée. Il s'assit sur une chaise qui se trouvait près du lit, à hauteur du torse de cet étrange patient. Les larmes perlèrent d'elles-mêmes. Voir Sam aussi diminué venait de chasser toutes les pensées sombres qu'il avait jusqu'alors. Il en oublia Jude et toutes ces rumeurs qu'on racontait à son sujet. Et plus que tout, il espérait que son ami n'était pas inconscient, mais juste assoupi.

Il se permis de serrer l'avant-bras qui s'offrait à lui d'une main peu assurée. Ce geste timide et peu habituel dans leur relation témoignait pourtant de toute la compassion qu'il éprouvait pour son ami en ce moment même.

Sam... Je suis là.

Sa voix n'avait pas tremblé, mais son visage lui, ne pouvait que trahir le choc qu'il venait de recevoir. Il resta assis là, à attendre (peut-être en vain) une réaction de ce corps inerte.

Depuis la rébellion, les jours passaient avec une étonnante lenteur. Malgré les visites qui rythmaient ses journées, Samuel avait la sensation d'être allongé dans ce lit depuis deux semaines. Pourtant, seulement trois jours s'étaient écoulés d'après ses calculs basés sur les dires de ses proches qui étaient passés le voir. Il avait été étonné de recevoir certaines personnes dans cette minable chambre alors qu'il offrait un bien piteux état, mais il s'était rendu compte que la sensation n'était pas si désagréable que ça. Naturellement, il n'était pas tous venus par affection pour lui, mais il savait pouvoir compter sur la sincérité de certains. Et cette sincérité l'avait bien plus touchée qu'il n'aurait pu l'imaginer au départ. Lorsqu'il n'y avait personne à ses côtés et qu'il ne dormait pas, Sam réfléchissait. Son immobilité le forçait à faire le point sur sa situation et il se prenait à penser à des choses qui ne lui auraient même pas effleurer l'esprit par le passé. Il se remettait en question, en quelque sorte.

Pour l'heure, il dormait pourtant. L'infirmière digne d'une Vipère qui avait pris un malin plaisir à le mettre K.O à grands coups de calmants était passée une heure plus tôt et s'était assurée qu'il n'avait pas encore arraché ses perfusions et qu'il portait son masque pour la nuit, rien n'avait donc pu l'empêcher de sombrer assez profondément. Lorsqu'il entendit quelques bruits autour de lui qui le tirèrent un peu de son sommeil, il cru d'abord que c'était elle qui revenait - elle faisait de l'excès de zèle avec lui visiblement -, mais il se laissa aspirer à nouveau par la fatigue, jugeant qu'il ne devait s'agir que de son imagination. Dans le pire des cas, il l'ignorerait et ce serait une maigre victoire pour son camp. Seulement, lorsqu'il sentit une légère pression sur son avant-bras, sa conscience revient le titiller. Péniblement, il ouvrit les yeux et constata l'obscurité tout autour de lui. Il tourna la tête et détailla lentement le visage de celui qui était à ses côtés. Dryss. Doucement, il retira le masque qui couvrait son visage et le posa à côté de lui. Il était capable de respirer seul, mais l'air filtré insufflé dans ses poumons lui facilitait la tâche et l'aidait à se débarrasser des particules qui obstruaient parfois encore sa respiration. Jamais, il n'aurait pu croire que la fumée et les cendres puissent faire autant de dégâts et pourtant c'était bien ça qui l’affaiblissait le plus.

- Eh, vieux frère.

Sa voix était encore un peu faible, mais il parvenait au moins à se faire comprendre correctement contrairement à la veille où il était complètement enrouée et souffrait de régulières extinctions. D'un geste du menton, il désigna la machine à côté de lui qui émettait un bruit agaçant qu'il était souvent soulagé de ne plus entendre même si l'appareil contribuait à le faire aller mieux. Après s'être un peu redressé, il s'adressa à nouveau à lui.

- Tu pourrais appuyer sur le gros bouton noir ?

Il préférait ne pas avoir le sifflement de la bête en arrière-fond sonore de façon à ne pas trop fatiguer sa voix pour surpasser le bruit. Dès que le silence ne fut plus brisé que par un bip moins envahissant, il adressa un léger sourire à Dryss. L'homme avait l'air plus mal que lui de son point de vue et il n'aimait pas beaucoup voir ses joues humides. Au fond de lui, une petite voix lui susurra qu'un homme - un Dragon de surcroit - ne pleurait pas, mais il lui intima le silence. Il avait pleuré la mort de Chad et il la pleurerait peut-être encore alors il n'avait rien à reprocher à son ami. Et puis, il en avait assez de jouer au grand méchant Chef des Dragons. Surtout avec lui.

- Content de voir que tu ne garderas pas tes larmes pour mon bûcher funéraire.

Cette plaisanterie de mauvais goût lui arracha une grimace. Il avait repensé à son Second disparu en disant cela et l'ombre de la tristesse se glissa vicieusement sur son visage fatigué sans qu'il ne cherche à la cacher. Il resta silencieux durant quelques instants, un peu éteint, avant de tourner son regard vers Dryss.

- Tu as mauvaise mine. Comment tu vas ?

Samuel avait posé sa question, un peu penaud. Il se doutait que son ami n'allait pas bien, mais il voulait en savoir plus sur sa situation. Pas par intérêt ou par principe, mais parce qu'il s'était inquiété pour lui. La nuit passée, il avait fait un cauchemar dans lequel Dryss avait été découvert par les Jaguars et exécuté sur la place publique comme son propre père bien des années plus tôt. Ce rêve le hantait encore et il voulait donc s'assurer qu'il n'avait aucune prise sur la réalité.

Lorsqu'il sentit le corps de son ami s'animer, Dryss éprouva un énorme soulagement. Samuel n'était pas dans le comas. Il avait entendu dire que d'autres n'avaient pas cette chance, et il fut des plus heureux de constater que son ami était bel et bien conscient. Sam ouvrit les yeux avec difficulté et le reconnut sans mal. Ensuite, il enleva son masque d'un geste lent et lourd, qui trahissait sa faiblesse. Apparemment, il savait respirer sans l'aide de la machine mais était encore trop fragile pour s'en passer totalement. Lui aussi semblait content de sa visite. Dryss redouta d'entendre le son de sa voix qu'il imaginait rauque et faible. Mais le Dragon s'exprima avec clarté, bien que quelques failles subsiste dans son ton. À son adresse, Dryss se contenta de sourire, conscient que Sam n'attendait pas forcément de réponse. Il lui demanda aussi d'arrêter la machine qui émettait un bruit sourd et régulier. L'ancien s'exécuta et le silence s'installa dans la pièce.

Le Dragon s'était redressé pour pouvoir parler sans trop de difficulté. Il lui adressa un sourire presque compatissant et lâcha une plaisanterie assez noire pour détendre l'atmosphère. Cette attitude étonna le Jaguar qui voyait rarement son ami agir de la sorte. Dryss émit un léger rire jaune. Sam était en vie. C'était le principal, en effet. Mais malheureusement, Chad, lui, n'avait pas survécu à cette terrible nuit. Le brun devina que son chef devait avoir la même pensée, vu son silence éloquent.

Afin de briser définitivement le silence, Sam lui demanda comment il allait. Il semblait étrangement inquiet. Une fois de plus, Dryss s'en étonna mais le manifesta à peine. Il soupira longuement avant de répondre.

Je vais bien. La rébellion a chamboulé beaucoup de choses...

Il hésitait à rentrer dans les détails. Sam devait avant tout se préoccuper de sa santé, et non des risques qu'il prenait chez les Jaguars.

Mais le principal c'est ta santé. Est-ce qu'on te soigne bien? Les médecins t'ont donné une date de sortie?

Il était déjà très content de voir que son ami était en pleine possession de ses facultés intellectuelles. Il devrait bientôt être remis sur pied, mais sans savoir exactement ce qu'il avait subi cette nuit là, il ne pouvait en être pleinement certain.

Comment va le clan?

Il se doutait que la mort de Chad avait été un coup dur pour les Dragons. Il voulait juste savoir si l'absence de son chef ne posait pas trop de souci au clan, et également si Sam avait reçu des nouvelles du QG depuis qu'il était hospitalisé. Dryss envisagea de parler de Chad, mais il ne voulait attrister son ami. Donc, il se tut pour l'instant.

S'il appréciait les effets du respirateur, Samuel supportait de plus en plus difficilement les bruits qu'il émettait. Il fut donc assez soulagé de ne plus l'entendre et apprécia le silence durant quelques instants. Tranquillement installé sur son lit, il songea que la présence de son ami était agréable. Depuis quand n'avaient-ils plus été l'un avec l'autre, simplement, sans se presser à cause d'un quelconque risque de voir le secret qu'ils partageaient découvert ? Sam savait qu'il était le principal coupable, il avait trop vite oublié l'importance que Dryss avait pour lui. Il avait trop vite oublié bien des personnes et des valeurs durant son ascension vers le pouvoir et la puissance, en fait. C'était étrange, mais la mort de Chad et son échec sur le territoire des Jaguars avaient eu pour effet de le sortir d'une spirale vicieuse dans laquelle il se trouvait depuis bien trop d'années. Plus il réfléchissait, plus il voyait les fautes qu'il avait commise et les plaisirs à côté desquels il était passé. Adolescent, il s'était lancé sur une route chaotique pour suivre un but qui brillait loin devant ses yeux, mais il n'avait fait que s'enfoncer dans la noirceur sans se rendre compte qu'il avait depuis bien longtemps atteint son objectif. Il avait même progressivement contribué à détruire ce qu'il avait obtenu en devenant celui qu'il était aujourd'hui. Bien sûr, il ne rejetait pas l’entièreté de son parcours, il n'avait pas été que mauvais, mais en tant que Chef et que personne, il était temps pour lui de refaire ses preuves.

Et la première chose qu'il tenait à faire était de se rattraper auprès des gens qui comptaient pour lui. Avec Dryss pour commencer. Samuel le trouvait fort éteint et le long soupir qui accueillit sa question renforça son point de vue. Plutôt que de s'étendre réellement sur son cas, l'espion ne fit que laisser entendre que la rébellion avait eu des conséquences. Aussitôt, il relança le brun à propos de sa santé. Sam grogna légèrement car il en avait assez que l'on s'inquiète pour lui. Cela semblait logique puisqu'il était à l'hôpital, mais il n'avait pas l'impression de souffrir tant que ça en comparaison de certaines personnes qu'il entendait parfois gémir durant la nuit. Et puis, à chaque fois, il avait la sensation que l'on sous-entendait qu'il était faible ce qui touchait son ego en plein cœur. Bien sûr, c'était la stricte vérité. Ses blessures n'étaient pas trop graves, mais ses problèmes respiratoires étaient nettement plus conséquents et auraient durant un moment un impact sur sa condition physique. Un peu bougon, il répondit néanmoins aux questions de son ami.

- On me soigne trop bien. Dans un premier temps, j'ai eu l'impression d'être collé par une soigneuse. Dès que je me réveillais et que je faisais mine de bouger un peu, elle m'injectait un truc qui me replongeait dans le coaltar. Par contre, vu que je suis un patient modèle, je pourrais sortir d'ici un ou deux jours. Mais je devrais limiter mes activités physiques et revenir souvent à l'hôpital pour des séances de respirateur. C'est pas glorieux, mais on fait aller donc.

Si on omettait les dégâts faits par l'incendie, le brun avait eu beaucoup de chance de s'en sortir face à Zayne. C'était un combattant émérite contre lequel il avait été bien pitoyable au final. S'ils avaient le même âge, l'Ancien avait pour lui une expérience du combat que Samuel n'aurait même pas pu imaginer. Par narcissisme, il s'était cru fort et imbattable, mais il avait oublié que la force brute et l'entraînement en salle ne valaient pas grand chose sur le terrain.

Lorsque Dryss reprit la parole, il le sortit de ses pensées un brin moroses. Le Chef marqua un silence pensif avant de se lancer car la question était large. Il y avait tellement à dire sur ce sujet tout sauf positif à ses yeux.

- Bien, il parait. Le conseil n'a pas tardé à nommer un nouveau Second. Un gamin qui n'est pas Dragon depuis bien longtemps et qui se trouve être aussi sournois qu'une Vipère. Je n'ai pas été consulté, on m'impose ce blanc-bec. Je récolte ce que j'ai semé, je suppose.

Samuel poussa un soupir blasé. Devoir travailler avec Jayden n'allait vraiment pas lui plaire, surtout s'il avait le soutien du conseil. Il se doutait aussi qu'il devrait se justifier lorsqu'il reviendrait à propos de ce qu'il s'était passé sur le territoire des Jaguars.

- J'ai fait une grossière erreur en allant chez les Jaguars... Je crois que j'ai perdu les pédales. La colère m'aveuglait.

La réponse évasive de Dryss entraîna un bref silence. L'ancien, durant un instant, redouta que son ami ne veuille en savoir plus sur son ressenti. Depuis la rébellion Dryss n'allait pas bien du tout, en vérité. Il avait l'impression d'être en partie responsable de ces massacres et ne parvenait pas à se le pardonner. Prévenir Noâ aurait peut-être été la meilleure des choses à faire, mais il s'était tu pour son ami. Et voilà le résultat : finalement, Sam avait aussi pâti de cette rébellion puisqu'il était cloué à l'hôpital. Si seulement il avait parlé à sa chef... Mais le Jaguar ne souhaitait pas confier cette faiblesse à Samuel. Il ne savait comment ce dernier réagirait à cet aveu et préférait d'abord s'assurer que son ami allait bien avant de rentrer dans le vif du sujet.

En l'interrogeant de façon aussi pressante sur sa santé, Dryss avait commis un impair sans vraiment le vouloir. S'inquiéter de la sorte du chef des Dragons revenait presque à l'insulter et à l'inférioriser. Mais le Jaguar s'en moquait. Sam pouvait bien ronchonner : il était venu pour voir comment il se portait et ne cacherait pas son inquiétude. Ce n'était pas à son chef mais à son meilleur ami qu'il avait posé cette question. D'ailleurs, Sam se contenta de grogner légèrement avant de répondre. Les détails qu'il donna rendaient la situation assez drôle et Dryss sourit plusieurs fois durant le récit du convalescent. Ses déboires avec cette infirmière un peu trop consciencieuse amenèrent un brin d'insouciance dans la pièce que le brun apprécia. Il se contenta d'ajouter au récit de son ami.

Je me demande si elle sait à qui elle s'attaque, pour agir avec autant d'inconscience.

L'ironie était palpable et il espérait que son ami réagirait à cette pointe d'humour censée le détendre. Dryss se réjouit encore davantage en apprenant que Sam pourrait sortir d'ici deux jours maximum. Le Jaguar ne cacha pas son soulagement.

C'est une excellente nouvelle! Deux jours de convalescence, tu t'en tires bien. D'après les rumeurs, ce n'est pas le cas d'Annabella et Kim. Mais bon... bien sûr il faudra que tu prennes ton mal en patience pour retrouver toute ta santé.

Il ne savait pas vraiment si cette information sur l'état des autres chefs intéresserait Samuel, mais cela pouvait toujours le rassurer de savoir que l'Est et l'Ouest, eux aussi, devaient souffrir des conséquences de la rébellion.    
À sa question sur l'état du clan des Dragons, Samuel resta pensif quelques instants ce qui inquiéta plutôt Dryss. Il était sans nouvelles du Nord et espérait juste qu'il n'était pas tombé dans l'anarchie, même s'il en doutait. Il en fallait bien plus que cela pour ébranler les Dragons. Sam s'inquiétait pour un problème bien moins important - quoique tout de même très embêtant. Il s'agissait de la nomination du remplaçant de Chad. Un jeunot qu'il ne semblait pas porter dans son cœur. Dryss acquiesça, comprenant très bien l'inquiétude de son ami.

Peut-être que tu pourras arranger ça à ton retour. Le conseil doit tenir compte de ton avis pour ce genre de choses, ils ont certainement agi dans l'urgence.

Il voulait surtout le rassurer : Sam devait se remettre sur pied avant de s'inquiéter de tels problèmes. Il espérait juste que les choses s'arrangeraient et redeviendraient comme avant pour Samuel...

Ce qu'ajouta Sam confirma à l'ancien que quelque chose avait changé chez son ami : il n'était pas du genre à se remettre en question, ni à assumer ses erreurs. L'orgueil, ainsi que la haine, l'empêchaient la plupart du temps de voir clair et le poussaient vers un chemin toujours plus sombre. Mais il admit lui même qu'il avait fait une erreur en se rendant chez les Jaguars...

Cela rappela à Dryss le pourquoi de sa visite. Bien sûr, il voulait s'assurer que son ami se portait bien, mais également savoir pourquoi il avait agi de la sorte et surtout pourquoi il avait mis Jude en danger...

Jude m'a tout raconté. Dryss déglutit, conscient qu'il abordait là un terrain dangereux. Mais il ne pouvait s'empêcher d'éprouver une certaine colère pour son ami. Je t'avoue que je n'ai pas tout de suite compris pourquoi... Pourquoi tout ça s'était produit... Tu voulais... La ramener, c'est ça?

Dryss secoua la tête, mais n'ajouta rien de plus... Il ne pouvait pas. Faire des reproches à Sam, alors qu'il venait de perdre son plus proche conseiller et d'admettre son erreur aurait été injuste et cruel. Mais il voulait tout de même comprendre ce qu'il lui était passé par la tête à ce moment là, aussi il ne se retint pas de parler de cet événement.

Cette discussion qu'il avait avec son ami berçait doucement Samuel. Il appréciait cette insouciance retrouvée qui lui permettait de penser un peu à autre chose. La plupart du temps, ses pensées étaient principalement centrées sur le clan, la rébellion, ses propres erreurs,... Bref sur beaucoup de sujets pas vraiment joyeux. Cette touche de légèreté était donc d'autant plus appréciable.

- C'est ça le pire. C'est une soigneuse du clan et elle a l'air de se ficher comme d'une guigne d'être face à son Chef. J'crois que je la convoquerais au QG juste pour lui faire peur à ma sortie de ce maudit hôpital.

Le plus frustrant c'est qu'il était plus ou moins certain qu'elle ne se démonterait pas. Romane avait un sang-froid en acier trempé et il la voyait déjà lui adresser un petit sourire narquois devant une tactique aussi puérile. Elle appartenait à autre monde, c'était souvent le cas avec les soigneurs. A force de devoir fréquentés les grands de la ville, il finissait par récolter une sorte de sécurité et de confiance en eux toutes particulières.

- Non, je le ferais pas en fait. Elle pourrait croire que je cherche des excuses pour la fréquenter.

Dryss parut soulagé de savoir qu'il sortait bientôt. En voyant son air, Sam songea qu'il devait avoir une bien piètre allure. Il faudrait qu'il veille à ne pas afficher la même faiblesse le jour où il rentrerait sur le territoire. Lorsque le sujet dévia sur Annabella et Kim, il ne releva pas vraiment. Il avait entendu pas mal de choses à leur propos et n'était pas franchement perturbé par leur état. Au contraire, ça l'arrangeait plutôt bien de voir ces deux là hors course. Au moins, pendant ce temps-là, leurs territoires ne risquaient pas de s’élever contre les Dragons. Même chose pour les Jaguars qui ne devaient pas être en bonne posture pour passer à l'attaque.

Parler de Jayden assombrit un peu l'humeur de Sam.

- J'en doute. C'est un avertissement. J'ai l'impression d'avoir un chien affamé qui attends que je fasse un faux pas pour me dévorer.

C'était la sensation qu'il avait. Ce type était bien trop avide et il avait en plus le Conseil derrière lui. Pour le moment du moins. Samuel ne comptait pas le laisser prendre sa place aussi facilement et il comptait bien se rattraper auprès des siens dès sa sortie. C'était la seule solution qui s'offrait à lui s'il ne voulait pas partir en retraite anticipée pendant que ce jeune blanc-bec profitait du trône.

Quand Dryss aborda le sujet sensible, le Chef eut la sensation de mieux comprendre la raison de sa présence ici. Il était content de le voir, mais il imaginait difficilement qu'il puisse venir juste pour prendre des nouvelles sans parler à aucun moment du cas de Jude. Sam les savait amis depuis l'enfance, il était donc bien conscient que tout ce qui touchait à sa sœur aurait un impact sur l'espion. Il poussa un long soupir avant de tourner les yeux vers Dryss.

- Je savais que le territoire des Jaguars allait devenir dangereux. Je voulais la mettre en sécurité. La ramener là où est vraiment sa place. C'est une Dragonne, elle se doit d'être au Nord avec sa famille. Mais ce soir là, je suis venu pour autre chose. Mes hommes devaient se charger de rapatrier Jude pendant que je m'occupais de Noâ. Je ne voulais pas qu'elle puisse être un obstacle. Dans la confusion, on aurait mis la rébellion en cause. Seulement, rien ne s'est passé comme prévu. Il y a eu l'incendie et puis j'ai croisé Jude. C'est là que tout est parti en vrille.

Expirant à nouveau avec lassitude, il se laissa un peu aller contre les coussins et leva les yeux vers le plafond. Après un instant de silence, il ajouta.

- Je voulais aussi que tu reviennes. J'ai vu que ton rôle d'espion te pesait alors j'ai pensé que revenir chez les Dragons avec les tiens te ferait du bien. Nous devions rentrer ensemble.

Sam semblait apprécier ce moment et Dryss se réjouit de constater que sa visite était comme une bulle d'air pour son ami. Son chef continua d'évoquer ses péripéties avec cette infirmière. Il comptait la convoquer une fois remis sur pied pour se venger, mais doutait encore de l'efficacité de cette stratégie. La suite de la conversation les amenèrent à parler du clan et plus particulièrement de la nomination de ce nouveau Second dont Dryss ignorait toujours l'identité. Il se douta néanmoins qu'il ne devait pas le connaître, vu que Sam ne lui disait rien à ce sujet. L'espion constata que cette nouvelle inquiétait Samuel, qui voyait là une mise en garde de la part du conseil. Apparemment, ce petit nouveau ne manquait pas de cran et n'hésiterait pas à l'écraser pour prendre sa place. Le Jaguar acquiesça silencieusement, conscient que la situation était peut-être plus grave que ce qu'il s'était imaginé au début. Il espérait que Sam parviendrait à gérer ce problème non négligeable une fois qu'il reprendrait les commandes. Mais concrètement, le Jaguar ne savait pas si son ami pourrait remettre en doute une décision du Conseil. Toutefois, il évita soigneusement de lui poser toute question à ce propos. Ce n'était pas ce dont Sam avait besoin. Les choses allaient mal dans les clans et il fallait qu'ils parlent d'autres choses.

C'est alors que son ami aborda de lui-même les événements de la rébellion. Sam lui confia que l'objectif premier était de ramener Jude au Nord. Dryss ne put s'empêcher d'écarquiller les yeux et de se redresser brusquement, prenant ainsi ses distances avec le convalescent. Son ami lui avait caché le but premier de cette incursion en territoire Jaguar et ça l'Ancien avait un peu de mal à l'avaler. Il avait comme l'impression qu'on s'était servi de lui... Il n'aurait jamais accepté une telle mission et c'était peut-être pour ça que Samuel avait tu ses intentions mais tout de même. Le Jaguar avait du mal à réaliser que son chef lui avait menti de la sorte. Il faillit réagir mais Sam ajouta que lui-même devait retourner chez les Dragons ce soir-là... L'Ancien déglutit. Son regard se perdit dans le vide l'espace de quelques secondes. Alors c'était ça, le but de tout ce cirque?

Attends... Il prit une inspiration et fixa Sam dans les yeux. Pourquoi m'avoir caché tout ça? Et pourquoi, pourquoi vouloir nous ramener de force chez les Dragons justement un soir de bataille? Non... À la base, tu devais voir Noâ, c'est pour ça que je t'ai attendu pendant plus d'une heure alors que les Jaguars se faisaient massacrer. Mais pourquoi vouloir kidnapper Jude? C'est de la folie. C'est une guerre que tu veux ou quoi? Il se tut. Son ton était anormalement élevé, et il s'était quelque peu emporté malgré lui. Dryss tenta alors de se calmer avant de poursuivre. Et moi? Moi? Chez les Dragons... Il secoua la tête, encore surpris par ce qu'il venait d'entendre. Sam je ne peux pas revenir comme ça. Pas comme ça, non. Je suis un traître aux yeux de tout le monde, là-bas. Et puis, j'aurais au moins voulu que tu m'en parles avant de prendre cette décision.

Dryss était déçu, et encore plus en colère. Il ne comprenait pas pourquoi son ami s'était soudainement donné pour mission de les ramener de force Jude et lui. Il ne pouvait pas leur faire ça. C'était égoïste et complètement irréfléchi. En tout cas, Sam avait dû le comprendre vu le résultat qu'avait donné cette mission vouée à l'échec...

Au fur et à mesure qu'il parlait, qu'il exposait à voix haute son plan et toutes les idées qui lui étaient passées par la tête, Samuel pouvait se rendre compte de son erreur. En revisitant l'histoire, il mettait le doigt sur chacun de ses faux pas, sur toutes les mauvaises décisions qu'il avait prise, et ce récit lui était douloureux. Il avait été idiot. Idiot, mais plein d'espoir et sa volonté première avait été de reformer sa famille éclatée par les années et les évènements dramatiques. Malgré cette pointe de culpabilité qu'il ressentait, une part de lui restait comme favorable à ce plan. D'une certaine façon, deux sensations radicalement différentes luttaient en lui, chacune d'entre elles cherchant à s'imposer sans pourtant réussir. Alors le combat continuait et Samuel ne savait plus dire exactement où il en était. Il se sentait entre deux mondes.

La réaction de Dryss avait été brutale et il ne pouvait pas vraiment lui en vouloir. La distance mise entre eux n'en fut pas moins douloureuse pour Samuel qui se voyait déjà perdre encore un être qui lui était cher. D'abord Chad, puis Jude, et maintenant Dryss. Pour tout ça, il ne pouvait même pas blâmer quelqu'un d'autre que lui-même. Il était le coupable. Pourtant, il devait continuer à s'exprimer. Il ne pouvait pas s'arrêter comme ça. Lorsqu'il eut fini de parler, un silence lourd régna sans qu'il n'ose le briser. La tempête arriverait bien assez vite. Lorsque enfin son ami s'exprima, Sam ne chercha pas à l'interrompre. Il le laissa déverser tout ce que ses révélations avaient naître chez lui en tâchant de ne pas oublier qu'il y avait des questions dans tout cela qui méritaient des réponses. Samuel n'avait pas vraiment le souvenir d'avoir déjà vu Dryss dans un état pareil. Encore qu'il était bien incapable d'identifier réellement son état. Il était affecté par la conversation, ça c'était certain, mais de là à savoir jusqu'à quel point c'était une autre histoire.

- Il n'y aurait pas eu de guerre, Dryss. Sans Noâ, personne n'aurait su pour Jude et toi. Vous auriez simplement disparus de la circulation. C'est pourquoi il était si important que je la vois. Mais il n'a jamais été question d'une quelconque conversation. J'allais la tuer. Sincèrement. Je crois que si nous nous étions croisés, ça aurait été la bonne cette fois. Nous aurions réglés nos comptes une bonne fois pour toute.

Sa voix était froide, mais Samuel n'était plus animé par la colère. Peut-être avait-il désiré réellement la mort de Noâ quelques jours plus tôt, mais il n'était plus certain de le vouloir désormais. Toutes ses pensées étaient trop chaotiques pour qu'il puisse les décrypter. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était parler à Dryss de cette fameuse nuit.

- Tu n'es pas un traître, tu es un espion. Un espion appliqué qui a servi son clan. C'est tout ce que le clan aurait eu à savoir. Tu n'as rien fait de mal, Dryss. Tu as juste été un Dragon sûrement plus efficace que la moitié de nos troupes.

Oui, il aurait dû lui en parler. Mais initialement, cela devait être une sorte de surprise. Et puis, Sam n'était pas idiot, il se doutait bien qu'il ne l'aurait pas laissé agir à sa guise que ce soit par rapport à Jude ou par rapport à Noâ. C'était une mission top-secrète même pour lui, le plus secret des espions.

- Allons, on sait tous les deux que tu n'aurais pas accepté.

Sam parlait d'un ton amer. Aujourd'hui, il pouvait mettre clairement des mots là-dessus, mais la nuit de la rébellion rien n'était clair. Il n'avait rien dit à Dryss car le risque était trop grand, mais il aurait été incapable d'envisager que s'il ne lui parlait pas de tout ça, c'était en réalité car il se doutait qu'il essuierait un refus. Tant de vérités refoulées, s'en était risible.

Dryss avait lancé plusieurs questions sans vraiment savoir si Samuel allait y répondre. Mais il voulait comprendre, savoir ce qui avait poussé Sam à agir de la sorte et à mettre tout le monde en danger. La colère l'animait et il détestait cette sensation. D'ordinaire, l'Ancien parvenait à conserver son calme dans n'importe quelle situation mais ces derniers jours avaient mis ses nerfs à rude épreuve et il sentait son comportement changer petit à petit. Depuis la rébellion, il était devenu plus anxieux et méfiant. Il se renfermait davantage sur lui-même et avait conscience que ce faisant il pourrait attirer les soupçons sur lui. Dryss avait aussi décidé de s'éloigner de Jude le temps qu'il se calme et qu'il retrouve cette sérénité qui semblait s'être évaporée avec le sang des rebelles.

Le brun fulminait intérieurement, donc. Mais il parvint à rester assis le temps que Sam lui donne une réponse. Son chef ne s'énerva pas. Il resta posé et exposa ses intentions dans ce qui paraissait être un élan de franchise. Le Jaguar eut soudain l'impression que leurs deux caractères venaient de permuter, et que, si Sam se montrait davantage serein, lui pour sa part sentait ses nerfs le lâcher. C'en était presque ironique.

La réponse de Sam lui arracha un regard d'incompréhension. "Sans Noâ"? Mais que voulait-il donc dire? La suite lui apporta la réponse : le Dragon souhaitait la tuer. Purement et simplement. Tuer sa soeur. Une ennemie, certes, mais elle n'en restait pas moins sa soeur. L'espion resta abasourdi plusieurs secondes, ne sachant vraiment ce qu'il devait répondre. Il réalisait seulement à quel point le plan de Sam allait à l'encontre de tout ce en quoi il croyait et à quel point il avait été l'instrument d'une vengeance dont il ne voulait rien savoir. Le brun accusa le choc d'un regard absent, presque vide.

Mais le Dragon ne s'arrêta pas là : il plaida en sa faveur, arguant que le clan l'aurait accueilli à bras ouverts en apprenant tout ce qu'il avait fait pendant toutes ces années. Dryss eut presque envie de ricaner ouvertement. On aurait dit qu'aux yeux de son ami, cette situation complexe et délicate se règlerait en un claquement de doigts. Or, il n'en était rien. Sam ajouta, sur un ton plutôt amer, qu'il aurait certainement refusé s'il lui avait demandé son avis. Et Dryss dut admettre que ce n'était pas faux. L'Ancien prit une inspiration et se leva. Il se dirigea vers la porte sans vraiment avoir l'intention de sortir. Son ami avait été clair et sincère avec lui, il fallait qu'il affronte cette vérité. Le jaguar se mit à faire le tour de la pièce en passant sa main sur son visage, comme pour se remettre d'un mauvais rêve qu'il viendrait de faire et s'arrêta enfin debout, face au lit de son ami.

Tuer Noâ? Tu voulais m'impliquer dans le meurtre de Noâ? Et depuis quand ma mission est de t'aider à te débarrasser de ta soeur? T'as perdu la tête, c'est ça? Il se tut et respira. Il fallait qu'il se clame. Confier ses sentiments quant à Noâ n'était certainement pas une bonne idée. Son chef devait déjà se douter de ses ressentiments quant à sa mission. S'il commençait en plus à défendre la blonde, les choses tourneraient peut-être mal pour lui. Alors il choisit d'attaquer le problème sous un autre angle. Je ne comprends même pas comment tu as pu envisager de réussir... Noâ n'est jamais seule, et même si la rébellion a déclenché une pagaille sans nom, tu n'aurais jamais pu l'assassiner avec si peu d'hommes. Il se tut avant d'ajouter. D'autant que j'aurais été présent. C'était dit. Cela sous-entendait clairement que Dryss aurait pris la défense de son amie. Il n'insista pas sur ce point, estimant avoir été assez clair. Et je ne comprends pas ce que sa mort t'aurait apporté, si ce n'est la haine de Jude. Il faillit ajouter "et la mienne" mais se retint à nouveau. Eh puis, je devais te mener à elle... Cela aurait voulu dire qu'indirectement, Dryss aurait été complice de cet assassinat et ça, il avait du mal à l'avaler. Il secoua la tête. Les compliments de Sam l'auraient touché d'ordinaire, mais Dryss était trop chamboulé pour payer une quelconque attention aux flatteries de son ami Quant à mon éventuel retour chez les Dragons, je ne pense pas que ça se règlerait aussi facilement. Tout le monde sait que je suis ton ami. Tu m'as sauvé la vie alors que tu aurais dû m'exécuter. Tu as été partial avec moi. Les Dragons verraient mon retour comme une autre faveur et cette histoire d'espionnage serait mise en doute. Il y a des preuves, mais il leur faudrait du temps pour qu'ils m'acceptent. Je ne peux pas revenir comme ça, et tu aurais dû m'en parler.

Dryss se tut. Son ton était plutôt sec et retenu. Il ne voulait pas déverser sa haine sur Sam alors qu'il était encore alité et en deuil. L'Ancien avait au moins cette présence d'esprit.

Je comprends qu'elles te manquent, Sam. Elles t'ont toujours manqué. Mais je ne peux pas te laisser détruire tout ce qu'il vous reste. Et si tu veux avoir un avenir avec elles, tu devrais réfléchir avant de te lancer dans des plans pareils.

Là il dépassait clairement les bornes, d'un point de vue purement hiérarchique. Donner de telles leçons à un chef de clan pouvait s'apparenter à de l'insubordination et être puni sévèrement, mais Dryss s'en moquait. Il savait que son ami avait commis une grave erreur et il devait au moins s'exprimer à ce sujet. Sam semblait s'en rendre compte, mais cela ne suffirait pas à calmer sa colère, pas pour l'instant.

Cela faisait longtemps que Samuel n'avait pas ressenti la pire de peur : celle de perdre quelqu'un. Alors qu'il regardait Dryss se déplacer dans la pièce, il ne pouvait s'empêcher de ressentir une certaine anxiété. Tout lui glissait entre les doigts et il était presque certain qu'il n'avait aucune chance de rattraper les fils de cette relation. Parce qu'il était l'instrument de sa propre destruction. La colère, l'orgueil et la douleur avaient fait de lui quelque chose qu'il n'était pas destiné à devenir et il allait désormais devoir éprouver les conséquences de ses choix bancals et de ses erreurs. Un frisson le traversa quand l'espion s'arrêta devant son lit. Cette fois, ils y étaient. Le face à face. Et Sam n'était pas certain d'être prêt, mais il allait bien devoir s'y plier parce que Dryss méritait cette discussion. Samuel quand à lui méritait de l'endurer. Il pinça les lèvres, encaissant les attaques de celui qu'il considérait de plus en plus comme un Jaguar. Sans dire qu'il était passé à l'ennemi, le Dragon savait en quelque sorte qu'il était plus concerné par le sort du Sud et de sa Chef qu'il n'aurait dû l'être, mais il ne pouvait pas vraiment le lui reprocher. C'était un risque qu'il avait pris en l'envoyant auprès de Noâ alors qu'ils se connaissaient déjà. Le plan était à double-tranchant depuis le début.

- Ta mission a toujours été intimement liée à sa fin. Tu crois vraiment que je t'ai envoyé là-bas pour grappiller quelques maigres informations sur un clan que je pourrais détruire par la force brute ? Je me fichais des Jaguars, c'était sa tête que je voulais.

Même lui restait perturbé par cette façon de s'exprimer au passé sur les détails principaux. Depuis quand reconsidérait-il Noâ comme quelqu'un et pas quelque chose à détruire ? Comme la source de tous ses malheurs ? Il gardait une rancune pour elle, mais la haine ne lui semblait plus aussi viscérale. Trop perturbé, il mit ça sur le coup de son état et des médicaments qu'on l'avait forcé à avaler.

- Noâ est attachée à son clan et elle est fière. Je suis certain que j'aurais pu l'attirer à l'écart pour régler ça. C'était une histoire entre elle et moi, elle n'aurait pas voulu que quelqu'un d'autre y soit mêlé. Elle ne l'a jamais voulu.

Et puis depuis quand avait-il un avis aussi clair sur elle ? Samuel aurait voulu hurler face à cette confusion. Il ne se comprenait plus et il se demandait s'il s'était un jour réellement compris. Même les dernières années étaient floues. Qu'avait-il réellement fait pendant tout ce temps ? Il grogna et massa un instant ses tempes. C'était trop en un coup. Depuis qu'il était à l'hôpital, il ne cessait de réfléchir, de remettre tout en question, et cela commençait à lui donner mal à la tête. Quelque chose chez Dryss le poussa pourtant à redresser la tête et ses yeux se plissèrent un instant sous le coup de la colère. L'émotion fut fugace et lorsqu'elle disparu, il resta plus confus encore. Il n'était pas vraiment en colère. Ce qui l'habitait réellement était la résolution. Dryss avait raison. Cette vérité tournait en boucle dans son esprit. Il avait aussi raison par rapport aux Dragons aussi. Le clan n'aurait pas accepté son retour. Sam avait perdu son ascendant, il n'aurait pas eu assez de puissance pour appuyer cette décision. Cela n'aurait fait que le faire chuter plus encore et il aurait définitivement perdu l'estime du Conseil. Tout était faux. C'était le plan bâclé d'un gamin arrogant.

- Il ne nous reste rien... J'ai vraiment déconné là-bas. Je ne voulais pas que Jude me voit comme ça. Maintenant, elle ne voudra plus jamais m'approcher. La dernière image qu'elle aura de moi sera celle d'un crétin dangereux qui s'est fait laminé. Quand à Noâ, elle ne me pardonnera jamais d'avoir approché Jude dans ce but. J'ai dépassé la ligne. Celle que je savais que je ne devais pas franchir. Il n'y a plus de retour possible maintenant.

Samuel poussa un soupir lourd de sa résignation.

- Tu vas les choisir, n'est-ce pas ? Elles et les Jaguars.

Il y avait tellement d’incompréhension dans ce dialogue, tellement de non dits. Depuis qu’il avait été envoyé en mission chez les Jaguars, Dryss s’était chargé de restituer un maximum d’informations à Samuel – passant toutefois certains sujets sensibles sous silence par égard pour Noâ – et l’Ancien se rendait à présent compte que jamais une seule fois il n’avait demandé des explications à Sam quant à ses intentions. Déjà parce que cette mission, il l’effectuait pour s’acquitter d’une dette immense envers son ami qui lui avait sauvé la vie. Quand Sam lui avait proposé cette échappatoire, Dryss avait hésité pour finalement accepter : sa vie ou devenir espion, le choix n’était pas très compliqué. Ensuite, l’Ancien avait toujours été intimement convaincu que Sam poursuivait le même but que lui : celui de rassembler sa famille décimée par les aléas du passé. Et là, en ce moment-même, Dryss déchantait. Il déchantait complètement.

Sam, amer, le ramena sur terre : non il n’avait pas été envoyé en tant qu’espion pour ramener quelques informations sans conséquence et oui, son objectif, c’était bien d’abattre Noâ. Á l’entendre, dès le début, il n’avait toujours été question que d’éliminer Noâ. Dryss, ne sachant que dire face à cette révélation, s’assit. Il se passa les mains sur le visage et prit une longue inspiration. Contenir sa colère devenait de plus en plus difficile et Sam ne l’aidait pas vraiment en lui balançant tout ça au visage. L’envie de prendre la porte croissait. Et l’envie de mettre un terme à cette mission n’en devint que plus grande également. Sam poursuivit en lui assurant qu’attirer Noâ à l’écart aurait été parfaitement faisable. Dryss ne tint plus.

Tu ne peux pas tuer Noâ. C’est ta sœur Sam. Et ça restera toujours ta sœur. Même si tu y arrivais, tu t’en voudrais. Je sais que tu ne pourrais pas le supporter. Et puis, tu dois bien te rendre compte maintenant que ça n’aurait rien résolu, non ?

Ce qui consolait Dryss dans tout ça, c’était que Sam, en lui exposant ses intentions premières, semblait lui-même perdre pied. On aurait dit que le Chef se rendait compte de la stupidité de son plan et l’Ancien se raccrocha à cet espoir : celui que Sam ait renoncé à cette idée stupide. Il le devait, de toute façon. Son Chef semblait réellement désemparé et lui confia que cette mission-suicide avait été le pas de trop. Désormais, le Dragon était certain d’avoir franchi le point de non-retour et que ses sœurs ne lui pardonneraient plus jamais après ce qu’il avait fait.

L’Ancien se tut. Ces quelques paroles lui confirmèrent malgré tout que Sam souhaitait au fond reformer cette famille disparue, mais le désespoir l’envahissait et venait briser ce doux rêve auquel il s’était permis de croire à nouveau. L’Ancien acquiesça. Effectivement, son Chef avait été loin, très loin.

Pour Noâ, c’est certain. Mais pas Jude… Il se tut quelques instants et repensa à cette soirée qui avait suivi la rébellion et durant laquelle son amie lui avait confié s’être retrouvée nez à nez avec son frère. Elle m’a raconté ce qu’il s’est passé. Et malgré tout ce que tu as fait, elle priait encore pour que tu sois en vie. Elle en a même pleuré. Il espérait que cette révélation aurait son petit effet. Sam ne pouvait renier sa famille de la sorte alors qu’une de ses sœurs le pleurait, lui qui avait dépassé toutes les limites possibles et imaginables. Elle te pardonnera Sam, Jude pardonne toujours. Mais pour Noâ je crois que ce sera plus difficile…  Conclut-il, pensif.

Ces pensées l’avaient quelque peu apaisé, maintenant qu’il n’était plus question de tuer qui que ce soit, mais bien de reformer une fratrie éclatée. Cependant, Samuel relança les hostilités, visiblement amer. Il lui demanda sans détour - et dans son ton, tout portait à croire qu’il était déjà certain que ce serait le cas – si Dryss comptait bien les « choisir » elles et les Jaguars. L’Espion leva un regard désorienté vers son ami qui lui apparaissait désormais comme quelqu’un de vulnérable.

Je ne sais pas. répondit-il franchement. Qu’est-ce que je deviendrai dans un an ? Deux ans ? Je n’en sais rien Sam. Si mon secret est découvert, je n’aurai plus de clan. Jaguar, Dragon ? Ce sera fini tout ça. Plus personne ne sera là pour me ramasser et m’accepter. Je me trompe ? Pour l’instant, je me considère comme un Dragon avant tout, mais je ne vais pas le nier : c’est dur, surtout quand on a des sentiments aussi partagés que les miens. Il pensait naturellement à son amitié pour Noâ et Sam, amitié inconciliable, mais aussi à son amour inconditionnel pour Jude qu’il ne pouvait plus nier, désormais et qui le rongeait de plus en plus. Et c’est difficile. Je ne te le cache pas, on se doute de quelque chose. Avant j’espérais rester incognito toute ma vie, mais là je ne pense plus que ce soit possible, pas après la rébellion. Ca finira par se savoir. Tout finit par se savoir de toute façon. Dryss repensa alors à tout ce qu’il avait toujours tu à Sam : Noâ assassinant Joshua, son amour pour Jude. Si son ami découvrait tout ça, quelle serait donc sa réaction ? Et là j’imagine que t’as pas vraiment de plan B à me proposer pas vrai ? T’espérais certainement que je reste espion toute ma vie. Mais c’est impossible. J’imagine que c’est le prix à payer pour avoir échoué au test.

Sam avait eu la compassion de le sauver, mais malgré tout Dryss payait cet échec quotidiennement. Et lorsqu’il serait découvert, son châtiment serait bien plus pénible encore.